Hide : le numéro 1250

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Il avait encore rêvé de lui. Pourtant, s’il y avait bien une personne à laquelle il ne voulait pas penser, c’était bien Kiriyama. Mais il entendait sa voix toutes les nuits.

Personne ne te connait mieux que moi. Surtout pas cette Lola que tu te trimballes comme un trophée. Tu t’en lasseras vite, mais moi, tu m’auras perdu. Et tu le regretteras.

C’était les derniers mots que lui avait adressés son ancien frère juré, dans la lettre signifiant sa volonté de lui faire la guerre. Sur le coup, tout dans sa rage d’avoir vu mourir Yûji, il n’y avait pas prêté particulièrement attention. Kiriyama avait toujours été prompt à tout exagérer, et pendant des années, il n’avait pas vraiment pris au sérieux ses élucubrations. Cependant, mine de rien, les mots étaient restés. Depuis, il ne faisait qu’y penser.

Hide tendit l’oreille. Pas de bruits de pas ce matin. Mais il pouvait entendre le type d’à côté sangloter doucement. Un rapide coup d’œil lui apprit que le maton n’était pas à son poste. La nuit, ils venaient regarder par la vitre toutes les demi-heures, vérifier si le visage du détenu était visible. S’il ne l’était pas, les matons n’hésitaient pas à les réveiller. Impossible de se branler non plus... ou alors, il fallait le faire très rapidement. Le néon allumé jour et nuit, et surtout, la vidéosurveillance qui tournait vingt-quatre heures sur vingt-quatre, dissuadait vite de s’octroyer un petit plaisir solitaire sous les draps. Sans compter la chaleur intense en ce début d’automne... En hiver, à Fuchû, il faisait si froid que le moindre courant d’air dû au mouvement d’un des six camarades de cellule suffisait à provoquer une bagarre. Envoyant le coupable direct au chôbatsu, le cachot de punition de la taille d’un lit, dans lequel on devait rester assis en tailleur, les mains posées sur les cuisses de six heures du matin à cinq heures du soir, et où regarder en l’air valait au contrevenant un coup de latte dans la face. À l’époque, Hide avait battu le record officiel : trois mois de trou. Il était loin de se douter que ce ne serait qu’un avant-goût de ce qui l’attendait...

En attendant, les minutes passaient, et le maton de garde n’était toujours pas là. Il devait être coincé aux gogues... ou alors, il y avait eu un petit couac dans le line-up bien huilé de la relève. Cela arrivait parfois, à Fuchû. Pourquoi pas ici ?

Hide frappa du poing contre le mur, qui se révéla étrangement creux. Deux coups secs. Les sanglots se turent immédiatement.

— Hé, tout va bien ? demanda-t-il.

Il pouvait presque sentir la suspension du souffle du malheureux derrière la cloison. Depuis combien de temps attendait-il l’annonce de son exécution ?

La tête d’un nouveau maton apparut derrière la vitre.

— Détenu 1249 ! C’est l’heure !

Hide se leva d’un seul mouvement. Il plia son lit au carré, comme on le lui avait appris, rangea le futon et sa couverture dans le coin dédié. Puis il attendit, au garde-à-vous, que le gardien vienne le menotter. Il y avait deux gardiens ce matin : un devant, un derrière, ce qui signifiait qu’on allait l’emmener dehors. Très bien. Sa demande de faire du sport très tôt, avant le petit-déjeuner, avait été acceptée. Comme ça, si un jour on ne venait pas le chercher pour sa séance... il saurait que c’était parce qu’on allait l’exécuter dans la journée.

— Bras devant, et tu bouges pas une oreille, le champion de karaté !

Hide ne releva pas la vanne. Sans changer d’expression, il tendit les bras à l'horizontale, à hauteur des épaules. C’était la procédure pour tous les déplacements, donnant à la démarche des détenus un air de parodie militaire. Mais Hide savait que les gardiens ne leur imposaient pas ça pour les énerver ou les ridiculiser : ils étaient en sous-effectif, et non-armés. Contraindre les prisonniers à se déplacer ainsi, les mains toujours à portée de vue, permettait de mieux les contrôler.

Les gardiens le conduisirent dans l’espèce de cage qui servait de coin promenade et de « salle de sport ». Salle de sport, c’était beaucoup dire : rien ne permettait d’en faire, si ce n’est l’imagination et l’ingéniosité humaine. Hide attendit que le maton le détache, puis lance le minuteur. Trente minutes. C’était tout ce qu’il avait. Il enfila le jogging et le t-shirt réglementaire en moins d’une minute, et, sans attendre, se mit à courir le long des murs.

Je dois ressembler à un rat qui fait des tours dans sa cage, songea-t-il en passant sous le regard impassible des gardiens.

Mais il s’en fichait. Avec la douche qui venait après — transpirer autant lui valait ce petit privilège, alors que normalement, on n’y avait droit que trois fois par semaine —, c’était le meilleur moment de la journée.

Après cinq minutes de jogging, qui s’étaient terminées par des pics d’accélération, il enchaina sur le cardio. Puis du gainage, et des pompes de toutes sortes. Lorsqu’il se plaça la tête en bas, en équilibre sur ses bras, il aperçut du coin de l’œil le regard perplexe d’un des matons sur lui. C’était le plus jeune, le maillon faible, celui qui avait quitté son poste. S’il devait tenter quelque chose un jour, quoi que ce soit... il commencerait par lui. Une bonne ouverture.

— Qu’est-ce qu’il fait ? l’entendit-il souffler. Ça a un rapport avec le surnom que vous lui donnez, le « champion de karaté » ?

— Pose pas de questions, le rabroua son collègue plus âgé. Ce type est une ancienne gloire du combat libre, célèbre à l’âge d’or du Pride. Une brute dangereuse !

Encore une entorse au règlement, remarqua Hide. Finalement, même ici, elles étaient nombreuses.

Il profita d’un autre exercice pour balayer les environs du regard — il y avait une autre « cage » voisine à la sienne, séparée par un simple panneau en aluminium renforcé, mais pour l’instant elle était vide —, puis enchaîna sur un « shadow boxing ». Il termina par des formes imposées pour dérouiller ses articulations, puis prit cinq minutes pour s’étirer, en comptant dans sa tête pour ne pas se faire surprendre par le temps. Il lui restait deux minutes trente. Il les utilisa en répétant un kata de l’école Goju-ryû, puis termina par un exercice de respiration. Il essayait de faire une série différente tous les jours : lorsqu’ils les auraient tous passés, il reviendrait au début, comme il faisait pendant ces dix ans de prison. À l’époque, il avait droit à dix minutes journalières de sport supplémentaire.

Mais les condamnés à mort ne sont pas censés se maintenir en forme, se rappela-t-il. Juste garder suffisamment de santé mentale pour ne pas incommoder les gardiens, et pouvoir marcher sur leurs deux jambes le jour de leur exécution.

Et pourtant, le lendemain, à la même heure, Hide eut la surprise de constater qu’il y avait quelqu’un dans la « cage » voisine à la sienne. Un autre condamné qui avait demandé — et obtenu ! — le droit de faire du sport avant le petit-déjeuner ?

— Merci pour ta sollicitude hier, entendit-il au moment où il passait contre la plaque en aluminium. Je suis ton voisin, le numéro 1250.

Hide ne pouvait pas lui répondre, avec les gardiens aussi proches. Mais il se doutait que son voisin le savait.

De retour dans sa cellule, douché et changé, Hide demanda à écouter la radio. Il avait le droit de le faire, mais à condition que ce soit NHK news exclusivement. C’était l’administration qui choisissait. Il s’assit en tailleur au milieu de la pièce de quatre tatamis, la radio allumée — il aimait bien avoir un bruit de fond pour se concentrer — et se mit à travailler son français. Il se forçait à en faire quatre heures par jour : ensuite, c’était le mahjong, quatre heures encore. Ainsi, huit heures passaient, entrecoupées par la pause de midi. Cela rythmait les journées, leur donnait un semblant d’utilité. Ses dix ans derrière les barreaux lui avaient appris à quel point il était important pour un homme de se donner des tâches de ce genre. À l’isolement, notamment, seuls les repas permettaient de distinguer une journée de la précédente. C’est pourquoi il prenait soin de changer de contenu pédagogique chaque jour. Un vrai challenge, étant donné qu’il n’avait le droit qu’à seulement trois livres à la fois. La prison n’était pas un centre de formation : c’était une institution dont la raison d’être restait, avant tout, de punir.

Mais que le français était difficile ! L’écriture, d’abord, encore plus compliquée que l’anglais. Le pluriel, et surtout le « féminin » et le « masculin », lui donnaient de véritables difficultés. Et cette prononciation... Il tentait de retenir des phrases entières, utiles dans la vie quotidienne. À faire les courses. À apprendre à se présenter. N’ayant pas le droit de parler, ni même de murmurer, il répétait les phrases dans sa tête.

Je m’appelle Ôkami Hidekazu (ou plutôt Kiryûin Tatsuya Il n’en revenait toujours pas.) Je suis Japonais. J’ai trente-huit ans. J’habite à Tokyo.

Je suis un yakuza, et un assassin.

Mais ça, il ne savait pas encore le dire en français. Ce n’était pas dans son manuel.

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