Lola : Ugayafukiaezu

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La neige s’était remise à tomber, comme par hasard. J’hésitai un instant à revenir en arrière pour aller chercher Masa : comment allait-il s’en sortir, tout seul, sans abri, dans ce froid ? Mais les phares de l’autre voiture étaient déjà visibles dans mon rétro. En dépit du manque de visibilité, j’appuyai donc sur l’accélérateur pour m’éloigner plus vite. Quelques lacets au milieu des sapins plus tard, et les inquiétants phares avaient disparu. La petite aire de pique-nique surplombant la rivière sur laquelle on s’était arrêtés avec Masa pour chercher Hide, aussi.

Je reviendrai plus tard, m’assurai-je. Je ne t’abandonne pas, Masa.

Je continuai à conduire quelques kilomètres. Il n’y avait vraiment rien dans ce coin, que des arbres couverts de neige, le grande combe qui tombait à pic à ma gauche, avec la rivière grondante et glacée tout au fond, de plus en plus lointaine et profonde. Comment avait-on cru être capables de retrouver Hide, dans ce désert blanc ? Et moi, où j’allais, comme ça ? La route devenait de plus en plus mauvaise. Si ça continuait comme ça, j’allais être obligée de rebrousser chemin — en effectuant une dangereuse manœuvre au bord du ravin, ou d’abandonner la voiture quelque part et continuer à pied. La voiture me suivait-elle toujours ? J’avais le sentiment intime que c’était le cas.

Je commençai à désespérer lorsque j’aperçus de la fumée s’élever des sapins sur ma gauche, là où la route continuait à serpenter entre les arbres, le long du ravin. Et au détour d’un nouveau lacet — visibilité zéro, il fallait bien le dire — , je vis une trouée côté forêt. Un chemin non goudronné, une piste, plutôt, qui s’enfonçait entre les sapinières.

J’hésitai un instant. Est-ce que la voiture allait pouvoir emprunter ce chemin ? Ce n’était pas un 4x4. On avait bien des pneus neige sur la voiture de location, mais de là à pouvoir s’enfoncer sur une route de montagne... Et pour aller où ? Qui me disait que les gens au bout de ce chemin seraient amicaux ? Avec les déconvenues de ces derniers mois, j’avais appris à me méfier de tout le monde.

Je me retournai une dernière fois, cherchant du regard la trace de phares. Il n’y avait plus rien : la forêt était noire, impénétrable. Le silence fut coupé à un moment par le hululement lugubre d’un oiseau qui ne dormait pas, et qui avait oublié de faire ses valises pour passer l’hiver ailleurs que dans cet environnement glacé. Un genre de hibou, sûrement. Il devait y avoir des ours, aussi... Différents bruits perturbaient cette ambiance ouatée, émergeant des interstices sombres entre les arbres, ces espaces lugubres occupés par une vie secrète et invisible. Je mis une petite pression sur l’accélérateur. Aucune envie de rester là.

Prudemment, la voiture avalait le chemin. Il était enneigé, mais dégagé. Je ne tardai pas à comprendre pourquoi : un petit chasse-neige se tenait là, abandonné pour la nuit. Il y avait bien des gens ici, un ersatz d’activité humaine.

Et, soudain, je la vis.

Il y avait une maison au bout du chemin, entourée de dépendances plus petites, genre hangars ou bâtiments agricoles. J’espérai ne pas tomber sur une ferme du style Massacre à la Tronçonneuse... L’énorme crâne d’animal accroché au-dessous de la porte et le pick-up à grosses roues garé devant la maison laissait croire que c’était la demeure d’un chasseur. Je décidai de garer la voiture à couvert dans une place entre les arbres, bien abritée, et de continuer à pied. Avant de sortir, je pris le flingue que m’avait laissé Masa et le glissai dans mon manteau : on n’était jamais trop prudente.

La lumière du parvis devant la maison s’alluma d’un seul coup, accompagnée d’une cacophonie d’aboiements. Des chiens... et nombreux, d’après le bruit.

C’est alors que j’aperçus une silhouette sortir sur le côté de la maison, d’une petite porte de service que je n’avais pas vue. Il y avait souvent un accès direct aux cuisines dans les maisons japonaises : c’était traditionnel. Une femme de petite taille en sortit, emmitouflée dans une grosse parka. Elle tenait un énorme seau et une louche. Je la vis s’enfoncer sous les sapins chargés de neige, vers la dépendance derrière la maison d’où s’échappaient les aboiements — ils avaient d’ailleurs redoublé en intensité. Cette femme allait sans doute les nourrir... C’était ma chance. Je la suivis. Et au moment où je tournais dans l’angle derrière la maison, le bruit d’un moteur troubla le silence de la route. Qui que ce soit, l’inconnu m’avait trouvée.

Je me planquai derrière le mur, décidée à regarder discrètement qui allait débarquer. Un 4x4 ne tarda pas à apparaître : il dépassa le chasse-neige, et surtout ma voiture soigneusement garée derrière, sans s’arrêter. Puis il s’arrêta en plein milieu de la cour. Les chiens s’étaient tus. Mais ce moteur faisait un tel boucan que je m’attendais à voir surgir la femme de tout à l’heure d’un moment à l’autre : or, elle ne se manifesta pas. Ni personne d’ailleurs...

La portière claqua. Et la silhouette d’Arisawa, l’inspectrice qui m’avait annoncé la mort de Hide — celle qui l’avait tuée, selon ses propres dires ! — émergea du 4x4. Sa silhouette élancée était couverte d’un manteau à col de fourrure, et elle portait des bottines de neige. Elle avait tout prévu... Même le flingue qu’elle sortit de sa veste. Je la vis faire sauter la sécurité, puis se diriger d’un pas déterminé vers la porte.

Elle ne savait pas que j’étais là. Mais si elle, se trouvait ici... C’était que Hide s’y trouvait aussi. Et je l’avais conduite droit sur lui. Il fallait que j’agisse, et vite.

— Qu’est-ce que vous faites ici ?

La voix rocailleuse d’une vieille femme me fit retourner. C’était celle de tout à l’heure, son seau vide au bout du bras. Elle me fixait sans sourire, son visage buriné insondable.

— Je... Je cherche mon mari, lui dis-je de but en blanc.

Autant être franche.

— Votre mari ? répéta-t-elle avec une pointe d’accent inconnu.

— Oui, répondis-je, la voix tremblante. Il est tombé dans la rivière Samba. Je pense — j’espère que quelqu’un l’a ramassé.

La femme continua de me regarder du même air.

— Venez, finit-elle par dire. Entrons dans la maison.

— Attendez... Il y a une femme qui vient d’arriver... Une inspectrice de police.

Je voulus la mettre en garde. Mais c’était trop tard : elle avait déjà poussé la porte.

Je la suivis, le cœur battant la chamade. Comment allait réagir Arisawa en me voyant ? Mais je n’avais pas d’autre choix, si ce n’est de prendre mes jambes à mon cou et repartir en abandonnant Masa. Il m’attendait peut-être, à l’aire de pique nique plus bas sur la route... Je contemplai un moment l’idée de suivre ce plan. C’est alors que j’entendis la voix de mon mari... et une détonation.

Je me précipitai à l’intérieur.

*

Je mentirais en disant que j’ai vu le corps en premier. Ce qui m’a frappé d’abord, c’est mon mari. Hide. Son visage, dont j’avais oublié l’austère beauté, plus sombre et contracté que dans mon souvenir. Les quelques mèches argentées dans ses courts cheveux noirs. La barbe de quatre jours qui assombrit sa mâchoire, et surtout, son bras en écharpe, blessé. Accroupi sur le plancher d’une grande entrée traditionnelle, la main couverte de sang. Devant lui, deux corps.

Deux corps...

— Tu les as tués, grogne-t-il en vissant son regard de braise dans celui de la femme qui se tient seulement à quelques pas de moi. Des civils innocents... !

— Je ne veux pas de témoin.

Arisawa. La flic. C’est elle qui prononce ces mots dingues. Elle est bien là, et tient une arme fumante à la main. Elle se mord la lèvre, tremble un peu. Elle a tiré sur ces gens, sur ce corps auprès duquel s’affaire Hide... et sur le deuxième, la femme qui vient me précéder, avachie sur le premier. Qu’est-ce qui s’est passé, ici ? Et pourquoi si vite ? Réalisant l’horreur de la situation, je porte la main à ma bouche pour étouffer mon hoquet de stupeur, lâchant au passage le flingue que m’avait donné Masa. Je veux ravaler ce bruit, rattraper l’arme que mon bras trop mou a lâchée, mais c’est trop tard.

Arisawa se retourne.

— La petite salope de Française... susurre-t-elle, les pupilles dilatées.

Hide m’aperçoit en même temps qu’elle. Son œil de faucon se braque sur moi. Et il réagit au quart de tour. Il se jette sur la flic, qui hurle :

— Je vais la descendre elle aussi !

— Cours ! me crie-t-il.

Le coup part, à nouveau. Une nouvelle détonation. Puis une deuxième.

Je n’ai pas le temps de réfléchir.

Cours. C’est le premier mot que m’adresse mon mari depuis des semaines. Je lui obéis. Je me précipite dehors. J’ai toujours mon arme à la main, mais je comprends tout de suite que je ne suis pas de taille à résister, que je dois laisser Hide gérer. L’identité réelle de cette femme, la raison de ses actes, ce sont des choses que je réglerai après, lorsque moi et mon bébé, on sera en sécurité.

J’entends Arisawa à ma suite. Une nouvelle détonation. Est-ce qu’elle l’a tué ? Devant moi, la lisière des arbres. Je serai en sécurité dans la forêt, abritée de la folie meurtrière de cette femme. Elle m’avale, m’accueille dans ses ténèbres. Je cours, comme Hide m’a ordonné, indifférente aux invectives de la flic.

­— Arrête toi, salope ! Je vais te retrouver, et je te tuerai, comme ton mari ! hurle-t-elle.

Restée concentrée. Ne pas trébucher. Je ne peux pas me permettre d’affronter cette folle, de rouler dans la neige avec elle, de risquer de me prendre une balle. Pas avec cette vie dans mon ventre.

— La Française ! Tu es où ? Je te vois !

Mon pied s’enfonce dans un trou. La neige est profonde, et je n’ai pas vraiment les chaussures adaptées. Je perds l’équilibre, me redresse et glisse... droit dans la combe noire qui s’ouvre devant moi.

Par réflexe, je me roule en boule, comme au judo. La chute est brutale, et surtout, elle me paraît interminable. Je heurte une racine, puis une autre, rebondis comme une balle. Protéger ma tête. Mon ventre... Pour le reste, on verra après.

Enfin, ça s’arrête. Je reste là, sonnée, dans le noir. Le silence, ponctué par le battement fou de mon cœur et le bourdonnement dans mes tempes.

Je finis par bouger un bras. Une jambe. On dirait que je suis entière... Pourvu que le bébé n’ait rien. Je tâte mon ventre. Ça a l’air d’aller... J’essaie de me relever, lorsqu’une douleur terrifiante me rejette sur la glace et le sapin humide. Je regarde la neige, incrédule. La neige tachée de sang. Mon sang...

Je voudrais hurler, mais je ne peux pas. Pas avec Arisawa qui me cherche, en haut, comme un foutu Terminator aux yeux rouges dans le noir. Je réussis à passer à quatre pattes, puis à genoux. Sortir de là. S’éloigner. Trouver un abri, et aviser les dégâts.

Je ne sais pas combien de temps exactement je me traîne dans la neige comme un serpent à l’agonie, à moitié écrasé. Je n’entends plus d’autre bruit que mon souffle court et mes râles étouffés. De temps en temps, j’ai des éblouissements, je me surprends à penser à des choses anciennes, oubliées depuis longtemps. Est-ce que je vais mourir ici ?

Je repense à ma famille, en France, à qui je n’ai pas donné de nouvelles depuis des mois. Je ne leur ai même pas dit que mon mari était en taule. Si je survis, je raccrocherais les wagons avec eux, rattraperais le temps perdu. Je me le promets.

Hide... Est-ce qu’il est mort, cette fois ?

Une nouvelle salve de douleur me scie le ventre. Je roule sur le dos, pour découvrir le plafond rocheux de l’abri que je me suis trouvé. Une grotte, comme il y en a des milliers dans les montagnes-forêts japonaises. De nouveau, je passe à quatre pattes, me débarrasse de mon pantalon de rando. Il est poisseux de sang. Le sang de mon bébé. Je n’ai pas le temps de pleurer : de nouveau, l’atroce douleur revient. Cette chute m’a défoncé le ventre. Et maintenant, mon utérus tente de se débarrasser du bébé.

Je retrouve mon souffle. Il le faut. Je ne veux pas mourir ici. De toute façon, mon corps s’est mis en pilote automatique. Mis en mouvement par une musique ancienne et immuable, il se cale sur un rythme qu’il est le seul à entendre. Mon cerveau, lui, noie mon angoisse sous des flashs de lumière aussi brusques et aveuglants que mille feux d’artifice. Le tout entrecoupé de souvenirs bizarres, de bribes de conversations. Les visites chez le médecin me reviennent, ainsi que la voix de la sage-femme lors du peu de cours de préparation à l’accouchement auxquels j’ai assisté. J’entends la voix d’Anfal, qui raconte la naissance de son fils sur une plage de Bali. Me remémore les histoires terribles de femmes ayant accouché dans leurs cuisines, dans les champs, avant de repartir au boulot, ces légendes urbaines féminines que j’écoutais en tremblant lorsque j’étais petite. Je m’étais toujours juré de ne jamais avoir d’enfant : je ne voulais pas connaître ça, cette torture obligatoire et fatidique, à laquelle il semblait impossible de couper. Et finalement, ça m’est arrivé. Non : ça m’arrive, maintenant.

La douleur est omniprésente. En même temps, elle reflue par vagues, se retire, revient pour un nouvel assaut. Il faut savoir utiliser ces plages de calme, de plus en plus courtes. Comme chez le tatoueur. Je me rappelle de ma plus grosse séance, dix heures d’agonie, de sueur, de crampes et d’envies de vomir. Mais là, c’est encore différent. Je m’accroche au rocher. Ça revient... ne pas se laisser submerger... Ne pas crier... Respirer... S’accrocher...

Sur le plafond de la grotte, j’ai l’impression de voir danser la mer. L’histoire que m’a racontée Sao me revient alors, sur ce sanctuaire qu’elle a visité à Kyûshû et qui a été le départ de ma relation avec Yasugôchi Wasan. La légende racontait que le sanctuaire Udo était bâti autour d’une grotte, où la déesse Ugayafukiaezu, était venue accoucher de son enfant semi-humain... Une grotte où elle avait repris sa forme originelle dans les affres de la parturition, redevenant un dragon ou un requin monstrueux. Ne regarde pas, avait-elle ordonné à son mari. Ce que tu verrais te choquerait tellement que tu te transformerais en pierre. Évidemment, il avait regardé. Évidemment, il s’était changé en pierre.

Comme la déesse, je redeviens animale, un monstre puissant et grondant, saignant et s’ouvrant. Si elle arrive à ce moment-là, je la boufferai, ou je me laisserai tuer sans bouger probablement, ça dépend à quel moment de la vague...

Mais je n’ai pas le loisir de penser à elle, même si sa venue n’est qu’une question de temps. Le temps, dont j’ai perdu la perception.

Les images que mon cerveau produit se font plus incroyables au fur et à mesure que les contractions se rapprochent. J’invoque Ugayafukiaezu, pour qu’elle me prête sa force. Je la sens avec moi. Elle me regarde. Elle est belle, avec ses traits fins et racés, ses cheveux longs et noirs comme ceux d’une princesse des contes anciens. Mais pourquoi me regarde-t-elle comme ça, avec cet air de dégoût sur le visage ? Elle ressemble à cette flic psychopathe, cette Arisawa. Puis elle change de forme. Son visage s’étire, devient celui d’un animal. Un ours énorme, qui rugit de rage, un ours noir à collier taché de blanc, car on est dans la forêt enneigée. Si on était dans l’océan, elle se serait changée en tortue, ou en requin blanc.

La souffrance m’ouvre en deux. Je suis un volcan, une éruption, si forte qu’elle est impossible à contrôler. Lorsque la douleur dépasse un certain stade, elle se transforme en plaisir : c’est ce que j’ai appris avec Hide, et le tatouage aussi. Je ne sais plus si j’ai mal ou si je jouis. Mais un courant puissant me traverse, plus puissant que tout le reste, que la peur, la haine, l’amour, la douleur ou le plaisir, et la déesse ours ou requin n’existe plus, même lorsqu’elle s’avance vers moi, griffes, mains et armes dangereuses, et que le bruit de l’explosion couvre mes cris. Je sombre dans la mer, dans les ténèbres de la terre. C’est terminé pour moi. Je ferme les yeux.

Dans le noir, je ne vois plus qu’une chose : le visage de l’homme que j’aime, et qui est là pour m’accueillir de l’autre côté. Hide. Il m’attendait... Il était là, toujours. Il suffisait de lâcher prise, de laisser l’eau m’emporter.

— Je t’avais dit que je serai là, Lola, murmure-t-il. Je te l’avais promis. Otoko ni wa, nigon wa nai zo.

Un homme n’a qu’une parole. Il était là, depuis le début. Et il sera toujours à mes côtés, éternellement.

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