Lola : le retour du gangster

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Hide a pris son temps. Lorsqu’il rentre enfin, le repas que j’ai préparé est froid depuis longtemps. Je me sens ridicule dans ma nuisette, le premier truc un peu sexy que je porte depuis des mois. Le bruit de la porte me fait rouvrir les yeux.

— C’est à cette heure-là que tu rentres ? Où t’étais ?

Je m’en veux de beugler sur Hide comme à l’époque, mais je suis trop angoissée. Il me lance un regard noir. Il y a quelque chose, chez lui, de changé. Je le sens immédiatement. Une saveur coupante dans l’air, une odeur de sang, de lame.

Je me lève. Plus que la colère, c’est l’inquiétude que je ressens. Et l’impression de ne plus être sa priorité.

— Réponds-moi, Hide. Je t’ai attendu toute la soirée, comme une pauvre conne !

— J’avais des affaires à régler, me répond-il sombrement.

Comme à l’époque. Lorsqu’il passait des nuits entières dans des clubs louches à traiter ses affaires de yakuza. Mais il n’est plus yakuza, maintenant. C’est du passé tout ça.

Les mots fusent comme des balles, sans que je puisse les contrôler :

— Des affaires ? Quelles affaires ? Tu es devenu cuistot dans un resto de nouilles. Et là, le resto est fermé.

Je comprends immédiatement que je n’aurais pas dû dire ça. Je le comprends au visage de Hide, et à l’expression féroce, toute de froide colère, qu’il arbore sur son visage. Celui du loup. Celui qu’il montre juste avant d’attaquer.

— C’est ça qui te plaît ? me lance-t-il. Que je sois un gros gangster ? Tu préfères ça au marchand de nouilles, j’imagine ?

— C’est pas ce que je voulais dire, réponds-je, prudente. Je te suis reconnaissante de tout ce que tu fais pour nous. Les efforts que tu fais pour te ranger, et t’insérer dans la société normale. Je sais à quel point c’est difficile…

Hide reste impassible.

— Mais tu préférais le gangster, coupe-t-il. Le yakuza.

Je ne réponds pas. Je n’en sais rien. Le yakuza, je croyais le détester. Mais c’est ce mec-là qui me faisait tant mouiller, celui que j’ai épousé.

— Si c’est le gangster que tu veux, lâche-t-il avec hargne, j’ai une bonne nouvelle pour toi. Il est de retour.

Mon corps se tend.

— Qu’est-ce que tu veux dire ?

— Je vais te l’expliquer. Mais d’abord, je vais te baiser. Une femme de yakuza connaît sa place. Et elle ne demande pas de comptes à son mari. C’est ce que tu voulais, non ?

— Hide, je…

Pour toute réponse, il retire son T-shirt. La pâle lumière de la lune qui filtre par la terrasse fait apparaître les marques qui l’identifient irrémédiablement comme gangster : écailles de dragons, eaux jaillissantes et nuages mystérieux. Je le regarde, m’attardant sur ses muscles puissants, sa peau hâlée.

Il est toujours aussi beau. Peut-être plus maintenant, avec cette barbe de trois jours qu’il arbore depuis sa sortie de prison. Il ressemble à un rônin sauvage, un samouraï sans maître écorché par la vie mais plus fort que jamais.

— Tu voulais un deuxième round, dit-il simplement, son regard félin me fixant avec intensité.

— C’est vrai, avoué-je.

— Tu te sens prête pour ça ?

Je me sens rougir. Je sais ce qu’il veut dire. Lui et moi, avant l’arrivée du bébé, étions adeptes de jeux plutôt brutaux. C’est ce que me propose Hide à nouveau, même si je sais qu’il se montrera précautionneux et n’ira pas trop loin. Mais me heurter à son corps à nouveau, l’affronter dans les draps, le ravager et être ravagée par lui, j’en ai besoin. J’ai besoin de cette intensité pour oublier. Cette sensation de noyade, cette quasi-violence. Sentir sa main calleuse sur ma gorge, ses canines sur mes tétons. Sa queue pulser dans mon intimité, me pilonnant encore et encore, impitoyable. Sa semence chaude dans ma bouche, entre mes seins… Écouter ses halètements rauques se mêler à mes suppliques, l’odeur musquée de sa sueur, celle de ses cheveux.

Hide me prend dans ses bras puissants et plonge sa langue dans ma bouche, me poussant sur le lit. Ma main descend naturellement sur son entrejambe, trouvant son sexe qui réagit tout de suite à mon toucher. Le sentir enfler sous mes doigts à travers le tissu de son pantalon éveille en moi un désir violent, d’autant plus qu’il pèse de tout son poids sur mon corps, écrasant mes seins contre son corps dur. Mes caresses lui arrachent un grognement, étouffé par notre baiser féroce. Il réplique en attrapant mes poignets et en les ramenant au-dessus de ma tête, cloués au lit. Puis il s’arrête et me regarde, le feu de l’enfer brûlant dans ses prunelles ambrées. Avec la lueur de luxure bestiale qui y brille, elles paraissent presque rouges rubis.

Tu sais ce qui t’attends, ma beauté.

Le voir ainsi me rappelle lorsqu’il me prenait attachée, soumise à sa volonté, me dominait. Parfois – et je sais que c’est étrange -, cet Hide là me manque. Je suis plus complice avec le nouvel Hide, mais, paradoxalement, je le trouve plus distant, secret et même un peu bizarre depuis son incarcération, et cette nouvelle vie.

Oui. Je le sais.

Son sourire carnassier me transperce encore plus que sa queue, lorsqu’elle s’enfonce brutalement en moi.

Alors c’est parfait. Écarte les cuisses pour moi et abandonne-toi.

Cette nuit, juste pour un instant, me perdre en toi, par toi, mon amour. Ton corps, le mien. Ton cœur, mon âme.


*


Blottie contre son torse encore mouillé de sueur, je m’amuse à suivre les contours des cicatrices remplies d’encre qui traversent la peau de Hide comme les lignes sur les pages d’un livre. Comme elles, ces traits intriqués racontent une histoire. Je m’y perds pendant un moment, alors que les endorphines, ocytocines et autres molécules du bonheur libérées par l’orgasme se diffusent dans mon organisme. Je me sens libérée, repartie dans ce monde particulier que je ne partage qu’avec lui, où toutes les frontières sont abolies. Pendant un instant, j’ai tout oublié : mes problèmes, mes responsabilités. La nouvelle vie qui est la nôtre, et dans laquelle on ne se reconnait ni l’un ni l’autre.

Mais le quart d’heure enchanté ne dure pas. La réalité, lentement, reprend ses droits.

— Tu voulais m’expliquer un truc, lui dis-je enfin. À propos des gangsters et de leurs femmes.

Hide soupire.

— J’ai dit ça comme ça, il ne fallait pas le prendre au sérieux.

Je me redresse pour le regarder.

— Pareil pour moi. Je ne voulais pas dire que je trouvais ton boulot nul… J’espère que tu le sais, hein, Hide ? Je suis heureuse de ce que tu es devenu. Et fière de toi et de ton courage, toujours.

Cette fois, il ne soupire pas. Calmement, il pose ses yeux – qui ont repris leur couleur onyx, avec ses pupilles dilatées - sur les miens.

— Je te l’ai pas dit tout à l’heure, commence Hide, mais je me suis battu avec un client, cet aprèm’. Un yakuza local. J’ai rencontré ses collègues d’une autre famille aux bains… ils ont insisté pour m’inviter dans leur QG. Leur boss voulait me voir, et me dédommager pour le resto. Je ne pouvais pas m’en débarrasser sans les insulter, créer un incident insolvable.

Encore les yakuzas et leurs codes à la con. Quand est-ce qu’ils allaient nous lâcher ?

— On avait dit que c’était fini tout ça, Hide…

Ses yeux noirs sont plus enflammés que jamais.

— Ce ne sera jamais fini. Jamais.

Tu as épousé un loup. Pas un chien apprivoisé… Tu t’attendais à quoi ?

— Ils savent, pour moi, ajoute-t-il.

Un poing glacé étreint mon cœur.

Ils savent. Ils savent quoi ?

— Tu veux dire, que tu n’es pas mort ? Que tu t’es échappé de Higashinaebo ?

— Ça, et le reste, répond Hide en relevant ses yeux noirs sur moi. Ils connaissent mon identité réelle. Mon nom de naissance. Ils sont au courant pour les Kozakura aussi… il paraît qu’ils ont été approchés par un « type de Tokyo », comme ils disent, qui recherchait une alliance avec les clans locaux pour pouvoir s’ancrer à Kagoshima. D’après ce qu’ils m’ont dit… Les Kozakura ont refusé, mais ce « type de Tokyo » leur a dit qu’il savait qui était le descendant des Kiryūin, qu’il était encore vivant… et il lui a révélé mon nom. C’est comme ça que ces mecs du Sanryū-kai le savaient.

Je sens l’angoisse revenir.

— Putain…

— C’est pas tout. Ce type… d’après eux, c’était un « Coréen ». Qui s’est présenté sous le nom de Kim Jeong-suk.

Mon cœur manque un battement.

J’entends la voix grave de l’inspecteur Uchida résonner dans ma tête :

Kim Jeong-suk… Vous le connaissez bien ?

— Masa, complète Hide à ma place, ses yeux noirs fixés dans les miens.

— Tu pense qu’il nous aurait trahis… ? demandé-je, incrédule.

Je n’arrive pas à y croire. Masa, un traître, lui qui a toujours été le plus fidèle allié de Hide ? C’est grâce à Masa qu’on a pu aller chercher Hide là-haut, à Hokkaidō.

— C’est impossible ! soufflé-je.

— Je peux pas y croire non plus, me confie Hide.

Puis, soudain, quelque chose me revient.

— Quand tu étais en prison, un jour, je suis passée voir Masa au QG, pour lui demander de contacter Onitzuka.

— La plus mauvaise idée que tu n’as jamais eue, grommelle Hide. Tu aurais dû m’en parler avant, Lola !

— En tout cas, c’est pas de ça dont je veux parler maintenant, protesté-je en ignorant l’expression courroucée de mon mari. Quand je suis entrée dans le bureau, Masa était au téléphone… Après qu’il eut raccroché, je lui ai demandé avec qui. Il m’a répondu que c’était un kumichō de Hiroshima.

Je laisse l’idée faire son chemin dans la tête de Hide.

— Hiroshima… dit-il enfin. Kiriyama a trouvé refuge chez les yakuzas du quartier d’Onomichi…

— Est-ce qu’il y en a beaucoup, des yakuzas à Hiroshima ? lui demandé-je, pleine d’espoir.

S’il y en a plein, cela pourrait justifier le coup de fil de Masa.

Oui, réponds-moi que c’est ça !

Mais Hide secoue la tête.

— Non. En tout cas, c’est comme ici, les clans travaillent tous ensemble… C’est impossible que l’un d’eux héberge un paria comme Kiriyama sans se mettre à dos le Yamaguchi-gumi. Surtout, nous n’avons eu aucun échange avec eux depuis la fondation du clan Ōkami… Masa n’avait aucune raison de traiter avec eux.

— Sauf si, effectivement, Kiriyama était chez eux, et qu’il complotait derrière ton dos, murmuré-je.

En réalisant cela, la bile me monte à la gorge. Mais je continue sur la même lancée :

— Kiriyama savait que j’allais prendre l’avion ce jour-là… Il nous a attaqué, alors que j’étais avec Masa en voiture.

Hide écoute, les sourcils froncés. Son visage est défiguré par la rage.

— Putain… s’il nous a vraiment trahis, il va le payer cher !

— Il n’y a qu’un seul moyen de le savoir.

Je me précipite sur le téléphone. Sao. C’est le petit matin et elle est levée à cette heure-là. Je sais qu’elle fréquente Masa, vu qu’il a accepté de se faire tatouer par elle. Mais elle ne répond pas. Évidemment. Cela fait un bail que je n’ai pas pris de ses nouvelles : je me suis éloignée sciemment, pour ne pas la mettre en danger. Une fois avait suffi. Mais elle n’a sans doute pas compris. Dans tous les cas, je ne peux pas imaginer que ce soit Masa qui l’ait retournée.

Hide, pour sa part, préfère ne pas y penser. Il m’a donné plusieurs explications : Masa voudrait le forcer à prendre position, à réclamer son héritage et à se dévoiler à la face du monde, et c’est pour ça qu’il aurait cramé sa couverture. Mais je peux pas y croire. La deuxième explication, c’est la déception, le ressentiment contre un boss qu’on a admiré. Hide prétend que le sentiment d’amour et d’admiration qu’éprouve un subalterne pour son supérieur est tel qu’il peut aisément se changer en haine. Mais cela me semble si loin de Masa… en même temps, qui connaissait son nom coréen, à part lui ?

— Il faut qu’on retourne à Tokyo, lance Hide. Je dois m’expliquer avec lui d’homme à homme, avant d’extrapoler et de virer parano. De toute façon, même si ce n’est pas lui qui est venu voir les Kozakura, il faut que je règle certaines choses avec lui. Et j’aurais besoin de son aide pour la suite.

— La suite ? demandé-je en plissant les yeux. Quelle suite ? C’était pas fini, ces histoires de clans, de mafia ?

Hide relève les yeux vers moi.

— Je te le répète : ces « trucs de yakuza », comme tu dis, ce ne sera jamais fini. Déjà parce que je suis mouillé là-dedans jusqu’au cou. Depuis ma naissance, on pourrait dire… Quand j’ai demandé à ces types pourquoi les Kozakura en veulent tellement aux Kiryūin, ils m’ont répondu que ce clan possédait un secret qui menaçait l’honneur des Kozakura et l’image de marque du Japon. Sûrement un truc immobilier, industriel ou quelque chose du genre. Je dois découvrir ce que c’est que ce fameux « secret », et si Masa ou Kiriyama les as rencontrés… je dois les faire parler.

Le secret qui, d’après Nobutora, pouvait « remettre en cause tout ce qu’on savait de l’Histoire du Japon »… à l’entendre, cela avait l’air bien plus important qu’un simple brevet ou info sur une opération immobilière illégale. Mais Hide n’était pas là, quand Onitzuka m’avait confié ça.

— Nobutora m’a dit la même chose, je lui apprends alors. Il a parlé d’un secret qui bouleversait l’idée qu’on se faisait du Japon… Et rappelle-toi ses derniers mots : il a mentionné un certain « Retsudō », qui aurait connu tes parents. Tu ne devrais pas chercher à le retrouver ? Peut-être qu’il aurait des choses à t’apprendre sur ta famille…

Hide secoue la tête.

— Il y a sûrement plein de Retsudō au Japon : comment je vais mettre la main sur celui-là ? J’ai besoin de son nom de famille, de son adresse… au moins du lieu où il vit !

— Tu devrais peut-être en parler à la vieille chamane, Yasugōchi Wasan. Elle sait toujours tout.

J’ai lancé ça comme ça, mais une fois dit, je me rends compte que ce n’est pas si idiot que ça. Sauf que Hide n’est pas du même avis que moi.

— Une chamane ? ricane-t-il. Écoute, je reconnais qu’elle a fait du très boulot avec Miyako. Mais elle n’y connait rien aux affaires des yakuzas. Je ne vois pas comment elle pourrait être de bon conseil là-dessus !

— On verra bien.

La main de Hide se pose sur ma chevelure, qu’il se met à caresser. Je me blottis contre lui, cherchant le refuge de ses bras.

Avec la trahison possible de Masa, c’est nous contre le reste du monde.

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