Hide : déjà-vu

10 minutes de lecture

Je n’ai jamais cru aux dieux. Ni aux prières, ni aux autels, ni aux histoires qu’on murmure à la lumière vacillante des encensoirs. J’ai cru aux lames, aux dettes, aux serments tatoués dans la chair. Pourtant, me voilà devant la porte coulissante de Mme Yasugōchi, les mains moites, le cœur serré comme si j’avais vingt ans de moins et que j’allais me faire sermonner par ma mère.

Mais Lola a insisté. Elle semble respecter beaucoup cette femme. Cette dame a accueilli ma famille pendant que je croupissais en taule, et a soigné Miyako. Si on passe sur la proposition déplacée de sa fille, c’est effectivement quelqu’un sur qui on peut compter.

Mais je ne suis pas là pour me confesser ni pour lui faire des courbettes. Je veux des réponses. Même si j’ai du mal à croire qu’une vieille dame à moitié recluse, avec plus de chats que de voisins, pourra m’aider.

Je frappe. Une fois, deux fois. La porte glisse doucement sur le côté. Elle est là, minuscule, ridée comme une vieille amulette de papier, mais son regard me transperce comme si elle lisait à travers moi.

Entre, Kazuhisa, dit-elle.

Ça commence bien. Elle m’appelle par mon prénom et me parle comme à un enfant de dix ans… le privilège des vieux. Sauf que j’ai la désagréable impression d’entendre Nobutora revenu d’entre les morts. On aurait dit sa voix à lui.

Mais je retire mes chaussures et la suis dans le salon. Une chaleur étrange y règne, lourde, moite, comme si l’air lui-même avait une mémoire. L’autel trône contre le mur du fond, immense, débordant de statuettes, de clochettes, de coupes et de photos fanées. L’encens m’irrite la gorge.

Elle me désigne un coussin au sol. Je m’assieds, mal à l’aise.

Alors… tu t’es enfin pardonné à toi-même ? demande-t-elle sans me regarder.

Je fronce les sourcils. Je ne réponds pas tout de suite. Pardonné ? Qu’est-ce que ça veut dire ? Pardonné quoi, exactement ? D’avoir survécu là où d’autres sont tombés ? D’avoir choisi la voie de l’honneur quand il n’y avait plus d’issue ? D’avoir tué, oui, peut-être, mais toujours avec raison ?

— De quoi parlez-vous ? je lâche finalement, presque sur la défensive.

Mais elle ne me répond pas. Elle tourne autour de l’autel, rallume un bâton d’encens, replace une figurine. Son silence est plus pesant que les murs de la prison.

— Pourquoi es-tu venu me voir, Kazuhisa ?

Je me racle la gorge. Ma voix est grave, cassée, plus grave encore dans ce silence plein de dieux.

— Je cherche quelqu’un. Quelqu’un qui, il y a longtemps, officiait comme prêtre shintō. À Kagoshima.

Elle se tourne vers moi, le regard perçant.

— Quel est son nom ?

— Retsudō, c’est le seul nom que j’ai.

Une aiguille dans une boîte de foin.

Elle éclate de rire. Un rire sec, presque moqueur, mais pas méchant.

— Retsudō ? Ah… Oui. Le gardien du sanctuaire au pied du Sakurajima. Il est parti il y a bien longtemps. Même les dieux l’ont oublié.

Je reste interdit. J’avais peur qu’elle ne sache rien. Mais cette réponse me déstabilise presque autant. Est-ce qu’elle le connaissait vraiment, ou est-ce le dieu qui parle par sa bouche, comme ses fidèles l’imaginent ?

— Vous savez où il est allé ?

Elle secoue la tête.

— Non. Mais je peux appeler l’Office des sanctuaires pour toi. Ils sauront peut-être ce qu’il est devenu.

Je baisse la tête, surpris de sa proposition. J’étais venu ici avec des doutes, des rancunes, et voilà qu’elle me tend la main sans me demander de justification.

— Vous feriez ça ?

Elle sourit doucement, puis ferme les yeux comme si elle priait pour moi.

— Va attendre dehors.


*


Je sors de chez elle comme on sort d’un rêve. L’air du soir me frappe au visage, tiède, chargé de cette humidité qui colle aux tempes et fait vibrer l’odeur de la terre. Les grillons chantent dans les hautes herbes qui bordent la maison. Je m’assois sur l’auvent de bois, juste sous l’avant-toit, les jambes pendantes comme un môme qui attend quelque chose sans savoir quoi.

Je respire lentement. Trop de souvenirs flottent dans l’air ici. Des odeurs de soupe au miso, de lessive séchée au soleil, de nuits passées à penser à mes gosses enfermés entre ces murs pendant que moi je comptais les jours à Fuchū. C’est pas un endroit pour ressasser. Et pourtant je reste.

La porte coulisse derrière moi.

— Tenez.

C’est n’est pas sa fille, mais une disciple qui vient l’aider. Une femme de mon âge, peut-être un peu plus jeune. Discrète, comme effacée, avec les mêmes yeux que sa mère — ceux qui savent sans poser de questions. Elle me tend une tasse de thé glacé, de la condensation plein les doigts.

— Merci, dis-je, un peu embarrassé.

Je ne sais jamais comment me comporter dans ces moments-là. Face à des gens simples, normaux. Des gens vivants, loin du sang et des règlements de comptes. C’est pour ça que je ne suis pas fait pour être restaurateur, ou quoi que ce soit d’autre. Masa avait sans doute raison. Yakuza, on le reste à vie. Même Lola ne voit que le gangster en moi…

Le souvenir de la nuit torride qu’on a passé elle et moi me revient à l’esprit comme un flash. Je revois le visage de Lola, ses cheveux collés par la sueur. La passion dans laquelle elle s’abandonne. C’est plutôt gênant, de repenser à tout ça maintenant… heureusement, la fille de la chamane s’incline légèrement et repart vers la maison. Je la regarde disparaître dans l’ombre du couloir. Puis je sors une cigarette. Une vieille habitude qui me tient lieu de répit. J’allume, je tire une bouffée. Le silence se remplit de choses que je ne veux pas nommer.

Je sors mon téléphone. L’écran m’éblouit un instant. Je fixe le nom affiché tout en haut. Masa.

Mon frère d’armes. Mon second, mon ombre, mon chien de guerre. Et maintenant ? Je ne sais plus. La dernière fois qu’on s’est parlé, il m’a jeté à la figure que j’étais faible. Que renoncer à la vengeance, c’était trahir les morts. Nos morts. Il n’a jamais accepté que je veuille sortir du clan, encore moins que je me range. Il croit que c’est une maladie, qu’avoir une famille m’a empoisonné l’âme.

Je dois lui parler. Savoir. Savoir s’il est encore de mon côté, ou si lui aussi m’a tourné le dos pour de bon. Ou pire.

Je compose son numéro. Ça sonne. Une fois. Deux fois. Puis ça coupe.

Pas de réponse. Encore.

Je sens une sueur froide descendre le long de ma nuque. Je ne devrais pas m’inquiéter. Mais je le connais trop bien. Quand il ne répond pas, ce n’est jamais un bon signe.

Je fixe l’écran noir. Quelque chose dans mes tripes se tord. Toute cette histoire… Elle sent la poudre. Le vieux sang. Et les choses qui se réveillent quand on pense qu’elles sont enterrées.

La porte coulisse à nouveau. La femme de tout à l’heure revient.

Elle s’approche, sans un mot, et me tend un petit papier plié en deux. J’écrase ma cigarette, prends le papier d’une main un peu tremblante.

— C’est quoi ?

— Le numéro. Celui de l’homme que vous cherchez.

Je relève les yeux vers elle. Elle me regarde avec ce calme étrange, presque triste.

— Ma mère a appelé pendant que vous étiez dehors, dit-elle simplement. L’Office a répondu.

Je déplie le papier. Les chiffres me fixent comme une cicatrice que j’aurais oubliée.

— Merci.

Elle hoche la tête et retourne dans la maison. La porte se referme doucement derrière elle.

Je reste là, seul avec ce numéro dans la main et l’impression que quelque chose vient de s’ouvrir sous mes pieds. Une porte. Ou un tombeau.

Je reste un long moment à regarder ce papier. Un simple morceau plié, avec une série de chiffres. Mais je le sens, au fond de mes os : ce numéro, c’est une trappe vers quelque chose que j’ai essayé d’oublier. Ou d’éviter.

Je finis par me lever. Je m’éloigne un peu de la maison, juste assez pour que le vent couvre ma voix, pour que personne n’entende ce que je vais dire — ou ce que je vais entendre. Je compose le numéro.

Un long silence. Puis ça décroche.

Allô ?

C’est une femme. Voix posée, un peu sèche. Pas hostile tout de suite, mais sur la défensive. Je prends une inspiration.

— Bonsoir. Je cherche Retsudō-san. J’ai eu ce numéro de la part de Mme Yasugōchi Wasan. C’est important.

Elle ne répond pas tout de suite. Puis :

C’est à propos de quoi ?

— Je m’appelle Ōkami. Mon père était Kiryūin Tatsuya. Retsudō-san l’a bien connu, il y a longtemps. Je dois lui parler.

Un silence encore. Plus long, plus froid.

Mon père est vieux. Malade. Il ne prend plus d’appels. Surtout pas pour parler du passé.

Je sens une tension monter dans ma gorge.

— Je comprends, mais c’est important. Très important. Il était lié à mon père, et ce que je cherche concerne ce lien. Ce n’est pas une simple curiosité. C’est très important pour moi. D’une importance vitale, je dirais.

Elle soupire. Un soupir qui en dit long. Elle ne raccroche pas tout de suite, alors j’essaie de forcer un peu le destin.

— Je ne cherche pas d’ennuis. Je cherche des réponses. Et peut-être un peu de paix. S’il vous plaît, laissez-moi lui parler.

C’est du passé, tout ça. Sa voix se durcit. Et il y a de bonnes raisons pour lesquelles certaines choses restent là où elles sont.

Je me tais une seconde. Réfléchis. Puis je tente une dernière fois.

— Il y a des gens en danger. Et si je n’obtiens pas les réponses que je cherche, ça risque d’aller très mal. Pour beaucoup.

Mais c’est fini.

Ne nous importunez plus, dit-elle. Et elle raccroche.

Je reste là, le téléphone collé à l’oreille alors qu’il n’y a plus que le vide de la ligne.

Je serre les dents. Une colère sourde monte, pas contre elle, ni contre son père. Contre cette chape de silence, ce mur qu’on dresse chaque fois qu’on tente de remonter à la source. Je n’ai jamais su qui étaient mes parents, et je pensais que je passerais ma vie sans jamais l’apprendre. Sauf que maintenant, ils ont un nom. Et il y a une personne qui les connaissait : ce Retsudō. Sauf qu’il est trop gâteux pour témoigner. C’est trop tard.

Tout ça me file un goût de plomb dans la bouche. Quelque chose me dit que je suis en train de réveiller des fantômes qu’il aurait mieux valu laisser reposer tranquille.

Je raccroche, le regard perdu dans la nuit. Le vent est plus froid maintenant, comme si l’air lui-même me rappelait qu’il n’y a jamais de véritable repos, pas pour des types comme moi. Pas pour ceux qui ont troqué leur âme contre des serments. Il y a toujours un prix à payer.

Je jette mon téléphone dans ma poche, mais ça ne me fait pas disparaître cette sensation lourde dans ma poitrine. Cette crainte qui gronde, un mauvais pressentiment, une sorte de déjà-vu. L’appel de Retsudō n’aura rien donné. Pas encore. Mais ce n’est pas ce qui me ronge vraiment.

C’est Masa. C’est lui.

Je n’arrive pas à le sortir de ma tête. Pas depuis la dernière fois. Le regard qu’il m’a jeté, tout ce qu’il n’a pas dit quand je lui ai annoncé que je voulais quitter le clan. Quand j’ai mis fin à tout ça, définitivement. Sa main qui tremblait un peu trop quand il a refusé de me suivre dans ma quête de paix.

Masa... Mon bras droit. Mon frère d'âme. Il m’a vu en enfer, il m’a relevé quand je suis tombé. Et maintenant ? Maintenant, il me refuse, il me jette, comme si ma décision était une trahison, comme si tout ce qu’on a vécu n’était qu’un voile de mensonges. Mais est-ce que c’est moi qui ai changé, ou est-ce lui qui a glissé sur un chemin qu’il ne veut même pas admettre ?

Je l’ai toujours vu comme un roc. Le seul autre mec qui pouvait me comprendre, parce qu’il a grandi dans un enfer peut-être pire que le mien. Mais il n’a pas supporté ma volonté de fuir ce monde. Il m’a accusé de faiblesse, d’abandonner ce clan qu’on a créé ensemble. Et peut-être qu’il a raison, mais à quel prix ? On se détruit à petits feux, et à la fin, il ne reste plus rien.

Je serre les poings. Parce qu’il y a quelque chose d’encore plus sombre dans tout ça. Quelque chose qui me fait mal au ventre, comme un serpent qui remue sous ma peau. Et si Masa avait déjà pris un autre chemin ? Si, pendant que je cherchais à sortir, lui s’était tourné vers l’ennemi ? Comme l’a fait Kiriyama, cet autre frère d’armes qui m’a trahi, qui m’a plongé dans la merde jusqu’au cou, qui m’a laissé pour mort dans un coin sordide.

Kiriyama… La trahison de Kiriyama m’a presque tué. Parce qu’il était tout pour moi, ma seule famille. Il avait les mêmes idéaux, la même loyauté, la même rage. Et puis, un jour, il a choisi le pouvoir et l’argent. Il a pris les flics et l’ennemi dans son dos, et m’a vendu, moi et mes rêves de vengeance. Je l’ai cru. Je lui ai tout donné, et il m’a brisé.

J’ai encore la cicatrice à l’intérieur de la gorge. La douleur de la trahison ne s’efface jamais.

Alors aujourd’hui, quand je pense à Masa, j’ai ce goût amer dans la bouche. Peut-être que je me fais des films. Peut-être qu’il n’a pas tourné le dos à tout ce qu’on a construit. Mais pourquoi ne répond-il pas à mes appels ? Pourquoi il s’éloigne, pourquoi il me fuit comme si j’étais devenu un inconnu ?

Je ferme les yeux. La trahison, c’est le lot d’un yakuza. Tout ce qui compte, c’est ma famille. Ma vraie famille.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 1 versions.

Vous aimez lire Maxence Sardane ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0