Lola : de nouveau abandonnée

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Le ton monte si vite que j’ai à peine le temps de comprendre où tout cela a commencé. Sauf que c’est moi qui hurle face au plan stupide qu’il vient de m’énoncer.

Tu veux quoi, Hide ? Te faire buter comme ton père ? Comme Nobutora ?

Ma voix tremble, et je le déteste pour ça. Pas parce que j’ai peur de lui. Mais parce que je sens que je vais le perdre encore. Et c’est une peur plus sourde, plus vieille que la mort elle-même.

Hide se tient là, au milieu du salon, droit comme une lame, les bras croisés, la mâchoire si crispée que j’en entends presque les os craquer. Les stores sont baissés. Le silence est lourd, à peine troublé par les pas feutrés de Miyako qui vient de mettre Taichi au lit.

— J’ai pris ma décision. Et c’est la meilleure. Il faut que je les confronte directement. Je ferais appel à leur honneur de yakuza.

Les confronter. Eux. Les putains de Kozakura.

— Merde Hide… tu n’es plus un yakuza ! hurlé-je. Et ces gens ont juré ta mort. Ils te tueront sans même t’écouter !

Je ne suis pas non plus un civil, finit-il par dire, la voix grave et fatiguée, mais aussi tranchante qu’un sabre. Et ça fait trop longtemps que je me cache comme un putain de chien blessé. Ce n’est pas ma vie, ça, Lola. Je dois affronter les choses frontalement. Ça a toujours été ma façon de faire.

Il me regarde, mais ce n’est pas vraiment moi qu’il voit. C’est ce foutu passé. Ces fantômes qui ne cessent de le hanter. Et sa foutue fierté.

J’aurais pas dû lui reprocher d’être devenu un simple katagi.

Même Masa le lui a reproché… et pour Hide, il n’y a rien de plus important que son putain d’orgueil. Il est prêt à tout risquer pour conserver son honneur de yakuza.

Je m’approche, le cœur cognant dans ma poitrine. Je voudrais hurler. Le frapper peut-être. Mais au lieu de ça, je tends la main et pose mes doigts sur sa chemise entrouverte, là où sa peau brûle, là où son cœur bat.

Et nous ? murmuré-je. Moi. Taichi. Tu veux vraiment risquer de ne plus jamais nous revoir ? Pour une guerre qui n’a plus de sens, un secret que tu ne connais même pas ? J’ai déjà failli te perdre tant de fois, je ne le supporterai pas une nouvelle !

Il ferme les yeux un instant, soupire. Mais ce n’est pas un soupir de reddition. C’est celui de quelqu’un qui sait déjà qu’il va partir. Sans moi, à nouveau.

— Il faut que tu comprennes, Lola. Ça ne s’arrêtera jamais tant que je n’aurais pas réglé cette affaire. Il ne sert à rien de se cacher sous un faux-nom, de mentir aux autres et de se mentir à nous-mêmes.

Je tente de maîtriser mon souffle, ma voix.

Non. Non. Non et non.

— On avait dit qu’on irait à Tokyo ! insisté-je encore. Tous les deux ! Et là, tu me parles de partir à Kagoshima, une ville fermée aux yakuzas ? Tu vas te faire buter dès que tu auras mis le pied là-bas !

— C’est un risque à prendre, dit-il froidement. Mais je sais qu’ils n’en feront rien. Ils ont besoin de moi pour récupérer l’héritage des Kiryûin, quel qu’il soit. Retsudô ne le donnera qu’à moi.

— Tu viens de me dire que ce Retsudô est un vieux gâteux en maison de retraite, qui ne reconnaît plus personne ! explosé-je.

— Peut-être. Mais ça, les Kozakura ne le savent pas.

Du bluff. Hide, si transparent et direct, veut la jouer au bluff…

Merde. Ça marchera pas.

Malgré tout ce qui s’est passé, Hide continue à vouloir la jouer solo. Après tout ce que j’ai enduré avec lui… après son sauvetage, là-bas à Hokkaidō, mon accouchement dans la neige, l’ours, cette flic. Notre fuite dans les montagnes. Pour lui, plus que jamais, je reste une chose fragile à protéger.

Alors que c’est moi, putain, qui devrais le protéger. Sa tête est mise à prix partout : les flics le cherchent, le Yamaguchi-gumi, Kiriyama et ses tueurs, les Kozakura… et peut-être même Masa. Merde, s’il y en a un qui est en danger, c’est lui !

— Je suis ta femme, sifflé-je entre mes dents. Si on prend une décision, c’est à deux. Et je dois être là pour te seconder. Si tu es vraiment un yazkuza dans l’âme comme tu le prétends, tu dois comprendre ça.

Le regard qu’il me lance est coupant comme une lame. L’air de me dire : « Ne me donne pas de leçon ».

— Je préfère que tu restes ici avec Taichi. Et Miyako. Tant que je n’ai pas tiré les choses au clair avec Masa.

Tu crois vraiment qu’il nous a trahis ? Personnellement, j’y crois pas. Le vrai danger, c’est pas lui, Hide.

Il détourne les yeux. Sa mâchoire se contracte. Je vois la douleur, la paranoïa, cette peur brutale qui l’a envahi depuis ce que nous a fait Kiriyama.

— Il est injoignable. C’est tout ce que je constate. Tu veux que je pense quoi ?

— Qu’il essaie peut-être de nous protéger ! Qu’il lui est arrivé malheur, peut-être.

— Si c’est ça, je dois en être sûr, aussi.

Sa réplique me cloue le bec : là, il marque un point. Et même si j’ai du mal à croire que Masa nous a trahi, je ne peux pas en vouloir à Hide de le penser. Après tout, son seul ami, presque son frère, lui a planté un couteau dans le dos… et ces deux ans de fréquentation des yakuzas m’a appris qu’on ne pouvait pas se fier à eux. À aucun d’eux… Hide était vraiment l’exception.

— Je pars ce soir, conclut-il. Je serai de retour dans quelques jours au plus tard. Attends-moi ici. On parlera de la suite à mon retour.

Un silence étouffant s’installe. J’ai le souffle court. Ma poitrine se soulève et s’abaisse trop vite.

Putain de merde. Il est sérieux.

Hide n’envisage pas une seule seconde que son plan puisse rater. Il dit être échaudé par les trahisons, mais il continue de croire naïvement que la plupart des yakuzas sont comme lui… pétris d’honneur et de traditions. C’est ce levier qu’il compte utiliser contre ce clan sur lequel personne ne sait rien, les Kozakura. Ces gens qui ont juré l’éradication de sa famille, fait assassiner ses parents, et ont été jusqu’à payer un tueur en prison… et il espère qu’ils l’écouteront ?

— Tu n’as même pas de monnaie d’échange, murmuré-je. Puisque tu n’as pas réussi à obtenir quoi que ce soit de Retsudō. Renonce, Hide. C’est de la folie.

— Je sais ce que je vais leur dire. Ils ne pourront pas refuser mon offre.

— Mais pourquoi ? Pourquoi tiens-tu tant à les rencontrer ?

Il ne me répond pas. Mais la façon dont il me regarde… on dirait que tout d’un coup, c’est devenu une obsession. Savoir qui étaient ses parents, sa vraie famille. D’où il vient. Et les seuls à savoir, ce sont les Kozakura. Il est prêt à tout bazarder pour ça… alors que nous étions enfin en paix ! Je maudis ces sales mafieux du Sanryū-kai ou je ne sais plus quoi qui sont venus lui remettre toutes ces sales histoires en mémoire. La prison avait étouffé cette curiosité malsaine chez Hide : sa priorité, alors, c’était tout, point barre. Sauf que ça ne lui suffit plus. Il lui manque encore l’honneur et la vérité, et surtout, la bagarre et le danger. En fait, il ne peut pas vivre sans.

Puis la voix calme de Miyako coupe le silence. Elle est adossée à la porte du couloir, ses bras croisés, le regard grave.

Si tu l’aimes, dit-elle d’un ton neutre, tu restes.

Hide se fige.

Miyako n’a jamais élevé la voix, jamais interféré. Elle ne prend jamais parti. Mais là, sa voix a cette autorité tranquille, absolue.

— Tu veux la protéger ? Ton fils aussi ? Alors tu restes auprès d’eux. Parce que te faire tuer à Kagoshima, ce ne sera pas de l’honneur. Ce sera de la lâcheté. Lâcher une famille que tu as voulu construire… pour une autre que tu n’as jamais connue.

Il la fixe, ses yeux brillaient comme deux tisons. Son corps entier est tendu comme un arc prêt à rompre.

Mais il ne dit rien.

Il ne crie pas.

Il ne nie pas.

Il me regarde une dernière fois. Et là, dans ses yeux, je lis tout : la rage, l’amour, la douleur, le poids du passé. Mais aussi cette certitude, glaciale. Il a déjà pris sa décision.

Je secoue la tête, les larmes me montant aux yeux.

Tu ne reviendras peut-être pas, Hide.

Il s’approche. Sa main touche ma joue, brûlante. Il ne parle pas. Il n’essaie pas de me convaincre. Il m’embrasse juste, doucement. Trop doucement.

Puis il se détourne, attrape son manteau, ses clés. Et sans un mot de plus, il quitte la maison.

La porte se referme dans un claquement sourd.

Et je reste là, seule avec Miyako. Taichi dort dans la pièce d’à côté, paisible. Inconscient de la tempête qui emporte son père.

Le silence retombe.

Mais cette fois, c’est un silence froid. Tranchant. Définitif.


*


Je reste plantée là, les bras le long du corps, figée comme une statue.

La porte vient de claquer.

Et avec elle, quelque chose en moi s’est brisé. Net. Sans avertissement. Pas comme une déchirure lente, mais comme un verre qui explose au sol.

Miyako ne bouge pas. Elle reste à sa place, le dos appuyé contre le mur, les bras croisés sur sa poitrine maigre. Elle ne dit rien, pas tout de suite. Elle sait. Elle sait qu’il n’y a rien à dire.

Je recule d’un pas. Puis un autre. Mes jambes se dérobent. Je m’effondre sur le canapé, le souffle coupé, les yeux rivés sur la porte close. Je sens encore sa main sur ma joue. Le goût de ses lèvres sur les miennes. Et cette certitude : il ne reviendra peut-être pas.

Je déteste ce foutu monde.

Ce monde où aimer un homme comme Hide, c’est le regarder partir encore et encore. Toujours pour des raisons plus grandes que nous, plus vieilles que nous. Des dettes de sang. Des serments. Des fantômes qu’il ne peut pas laisser derrière lui.

Je pensais en avoir fini avec tout ça…

Je me penche en avant, enfouissant mon visage dans mes mains.

Et je pleure.

Pas fort. Pas de ces sanglots hystériques des séries télé. Non. C’est silencieux. Lent. Comme une pluie fine qui vous glace les os. Des larmes amères, lourdes, que je retiens depuis trop longtemps.

— Il va revenir, dit doucement Miyako, sans bouger.

Je secoue la tête.

— Tu ne sais pas. Tu ne peux pas savoir.

Je m’en veux aussitôt de lui avoir dit ça. Elle, qui a failli être à ma place… est-ce qu’elle y pense, en ce moment ? Sûrement. Je doute qu’elle m’envie, cela dit.

Miyako reste silencieuse un instant, puis s’approche. Elle s’assoit à côté de moi, mais ne me touche pas. Elle sait aussi ça. Que je suis une bête blessée, et qu’on ne touche pas une louve enragée.

— Il n’est pas comme les autres, Kazu-chan, murmure-t-elle. Il t’a choisie. Il vous a choisis. C’est pour vous qu’il y va. Et c’est pour vous qu’il reviendra.

Je tourne lentement la tête vers elle.

— Pour nous ? Non, c’est pour lui !

— Il sait que tant que ces vieilles histoires ne seront pas réglées, les fantômes du passé le rattraperont toujours. Il ne veut pas vous mettre en danger, toi et Taichi, ni vous contraindre à une existence cachée, à vivre dans la peur. Il estime qu’il est de son devoir de laver son nom, mais aussi celui de ses parents, pour que vous puissiez tous revenir à la lumière.

— Tu parles comme si c’était un foutu conte de fées ! Sauf que ces histoires de vengeance et de révélation se finissent toujours mal. Hide n’est pas invincible ! Tu crois vraiment que ces Kozakura l’écouteront, croiront sa pauvre tentative de bluff ? J’en doute !

Elle sourit tristement.

— C’est à moi que tu dis ça ? Je parle comme une femme qui le connait bien. On n’éteint pas un homme comme lui. Pas comme ça. Et ce n’est pas un yakuza ordinaire. Les Kozakura s’en rendront compte.

Mais moi je ne suis pas sûre.

Parce que je connais Hide. Je sais comment il pense. Ce qu’il se reproche. Ce qu’il croit devoir au passé. Et je sais que ce voyage à Kagoshima, ce n’est pas qu’une confrontation. C’est peut-être un baroud d’honneur.

Je me lève, lentement.

Je m’avance vers la porte, comme si je pouvais encore le rattraper. Mais elle est close. Et le silence, de l’autre côté, est absolu.

Taichi pleure doucement à l’étage. Il a peut-être senti quelque chose. Le vide. L’absence.

Je respire un grand coup et me retourne vers Miyako.

— Il faut que je sache ce qu’il va faire là-bas. Je dois le suivre.

— Non, dit-elle simplement.

Je la fixe, les yeux fous.

Tu crois que je vais rester ici à attendre, comme une conne ?

Tu vas rester ici parce qu’un enfant a besoin de sa mère. Et parce que lui, il a besoin de savoir qu’il vous laisse en sécurité.

Je détourne les yeux, les mâchoires serrées. Je ne devrais pas m’emporter contre elle. C’est injuste.

Miyako s’approche et pose enfin une main sur mon bras. Une pression chaude. Inflexible.

— Ce n’est pas faire preuve de faiblesse que d’attendre, Lola. C’est faire preuve de force, d’endurance.

— C’est ce que disait Saeko, répliqué-je comme un serpent qui mord. Et elle a été assassinée, avec son mari !

— Tu n’es pas Saeko, répond Miyako fermement. Et Hidekazu n’est pas Nobutora. Il va revenir. Je le sais. Fais-moi confiance.

Je ferme les yeux. Une larme roule sur ma joue, salée, brûlante. Paraît-il que Miyako a appris beaucoup de choses de la vieille chamane… j’espère qu’elle ait aussi hérité de son don de double-vue.

Et dans le silence qui suit, je murmure :

Reviens-moi, Hide. Reviens-moi vivant.

C’est tout ce que je demande.

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