Hide : la ville au cœur noir

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Kagoshima sent la cendre et le sang.
Même la pluie n’arrive pas à laver cette ville, sans cesse menacée par la colère du volcan. Ici, on l’appelle le Dieu Noir. Pour l’instant, il veille, signalant parfois sa présence par un panache de fumée sombre. Mais un jour, il va se réveiller. C’est inéluctable.

Comme le passé que les Kozakura croyaient enterrer.

Tout ici semble figé dans une attente hostile : les ruelles étroites aux lampadaires vacillants, les vieux portiques des sanctuaires mangés par la mousse, les néons faiblards des bars où personne ne regarde personne trop longtemps. L’air est épais, chargé de sel et de soufre. Le Sakurajima fume à l’horizon comme un dieu oublié, éternellement en colère.

Les murs ont des oreilles à Kagoshima. Et des couteaux dans le dos.

C’est la ville des règles non écrites. La ville où chaque silence est un avertissement.
Ici, les clans ne font pas que survivre : ils s’enracinent. Le sol est trop vieux, trop fier. Trop sacré. Kagoshima ne pardonne pas aux étrangers. Encore moins aux traîtres. Et je ne suis ni l’un, ni l’autre. Je suis pire : je suis un revenant.

Chacun de mes pas résonne comme un défi.

Les Kozakura ne se cachent pas. Ils n’ont jamais eu à le faire. Ils contrôlent les docks, les vieilles maisons de thé, les cercles de jeux clandestins, les hôtels d’affaires à rideaux opaques. Ils ont des hommes dans les rues, au poste de police, à la mairie. Et tout le monde sait que personne, pas même les flics, ne vient y mettre le nez sans invitation. C’est facile de les trouver. De toute façon, ils viendront à moi. Ils m’observent déjà. La nouvelle de mon arrivée à dû circuler dès que j’ai mis le pied dans cette ville.

Je n’attends pas qu’ils me tombent dessus. J’avance. Droit vers leur tanière.

La ville me regarde, mais ne dit rien. C’est un territoire gardé par les ombres. Et le loup s’enfonce dans la tanière du dragon.


*


Il est là, accoudé à une vieille machine à cigarettes, juste à l’entrée du quartier de Tenmonkan, le cœur battant de Kagoshima.

Je le vois avant qu’il me voie vraiment. Ou plutôt : il fait semblant de ne pas m’avoir vu.

Veste en cuir trop grande, cheveux gominés en arrière à la mode des années 90, il mâche un chewing-gum avec une lenteur presque insultante. Ses yeux sont petits, d’un noir huileux, toujours en mouvement. Il regarde les passants, le trottoir, le ciel, mais jamais directement devant lui. C’est le premier signe. Les bons guetteurs n’ont jamais l’air de guetter. Ils semblent attendre quelqu’un qui ne viendra pas.

Mais moi, je suis là.

Il porte une gourmette dorée autour du poignet, gravée d’un kanji grossier : loyauté makoto, « loyauté ». Ironique, quand on sait pour qui il bosse. Les Kozakura n’ont pas de loyauté. Sinon, ils n’auraient pas éliminé les Kiryūin.

Je ralentis, et là, je vois le déclic dans son regard. Il me reconnaît.

Peut-être par les cicatrices. Peut-être par la façon dont je marche, droit, sans détour. Ou peut-être que mon nom est encore gravé quelque part dans la mémoire des hommes qu’on envoie pour mourir.

Son chewing-gum s’arrête.

— Ōkami Hidekazu, lâche-t-il d’une voix éraillée, sans surprise, sans chaleur. Le loup du Yamaguchi-gumi. Celui qui a tué son boss, comme un chien méchant.

Je m’arrête à deux mètres. Mes semelles claquent sur le bitume. Je laisse le silence s’installer comme une arme.

— Je cherche ton patron.

Il arque un sourcil.

— Tu te crois dans un putain de manga ? Tu débarques dans notre ville, comme ça, sans prévenir, et tu veux voir le patron ?

Je ne réponds pas. Mon regard suffit.

Il ricane. Un son sec, nerveux.

— On m’a dit que t’étais mort ou en taule. Mais t’es là. Comme un foutu revenant. Tu veux quoi ? Qu’on te déroule le tapis rouge ?

— Je veux parler. Juste parler. Pour l’instant.

Il se redresse lentement. Pas intimidé, mais tendu. Il sait qui je suis. Et surtout ce que j’ai fait.

— Si tu veux mon avis, ricane-t-il en crachant son chewing-gum par terre, t’aurais mieux fait de rester là où t’étais. À force de jouer au fantôme, on finit par creuser sa propre tombe.

Je m’approche d’un pas. Il tressaille à peine. Mais c’est suffisant. Il sait maintenant que je suis prêt. À tout.

— Tu dis ça comme si j’étais venu seul… ou les mains vides.

Son regard vacille, juste un instant. Une goutte de sueur glisse sur sa tempe. Puis il siffle entre ses dents et fait un signe discret en direction d’un bar sans enseigne.

— Ils t’attendent. Mais c’est pas moi qui te sauverais si tu ressors en morceaux. Les mecs comme toi sont interdits de cité ici. Tu le sais pas ?

Je passe devant lui sans un mot de plus. Mais je sens son regard dans mon dos. Lourd. Méfiant. Et un peu admiratif.

À Kagoshima, le respect se gagne dans le sang et le silence. Et ce soir, j’ai apporté les deux.


*


Le bar sent le cuir râpé, le whisky rance… et la peur ancienne.

C’est un trou. Un de ces endroits oubliés du temps, où la lumière est toujours trop faible et les voix toujours trop basses. À peine une plaque rouillée sur la porte : un kanji effacé, peut-être « dragon », peut-être « ombre ». C’est tout. Le genre de lieu qu’on n’entre pas par hasard. Le genre de lieu porteurs de mémoires anciennes.

Je pousse la porte.

Elle grince, comme si elle protestait de laisser passer un fantôme.

À l’intérieur, la chaleur est moite, presque étouffante. Le plafond est bas, les murs boisés sont couverts de vieux posters de lutteurs de sumō, de geishas ventant une marque de bière et de cadres photo si poussiéreux qu’on ne distingue plus les visages. Une seule ampoule nue pend au-dessus du comptoir, baignant la pièce dans une lumière jaune maladive. L’odeur est celle du tabac froid, du simili-plastique des banquettes éventrées et de la sueur séchée.

Au fond, trois hommes jouent au shōgi sans se parler. Des types larges, aux mains calleuses et aux regards vides. Yakuza de l’ancienne école. Des chiens de guerre fatigués mais toujours prêts à mordre. L’un d’eux lève à peine les yeux en m’entendant entrer, mais je vois sa main se poser lentement sur quelque chose posé sur la banquette : un couteau, peut-être. Ou un pistolet. À Kyūshū, les gangs n’hésitent pas à jouer du flingue.

Au comptoir, le barman me tourne le dos. Il essuie un verre avec une lenteur presque cérémonielle. Une radio crache un vieux enka au son nasillard, comme pour rappeler que rien ne change, pas ici.

Mais ce n’est pas pour eux que je suis là.

Je la vois, dans l’angle le plus sombre du bar : la porte dérobée. Bois noirci, rebords éraflés. Derrière, un escalier en colimaçon qui descend vers les entrailles de la ville. C’est là que ça se passe. Toujours.

Un endroit sans nom, sans écho.

Le genre de lieu où les vivants parlent aux morts.

Je m’approche. Pas un mot. Pas un regard. Tout le monde ici sait pourquoi je suis venu.

Et personne ne veut en être témoin.

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