La ligne crépite à peine quand Sao décroche, mais sa voix fuse, tendue, précipitée, comme si elle retenait son souffle depuis des semaines.

— Putain... Lola ?! C’est toi ?

Je ferme les yeux un instant, la gorge nouée.

— Oui. C’est moi. Je suis désolée, Sao. J’ai... j’ai pas pu t’appeler avant. Et quand j’ai enfin réussi à trouver cinq minutes pour le faire, tu n’as pas répondu.

Je me sens un peu coupable. Je n’ai plus donné de nouvelles à Sao depuis que Uchida m’a appris la prétendue « mort » de Hide. Je ne l’ai même pas prévenue…

— Pas pu ? Tu te fous de moi ?! T’as disparu pendant des mois, j’ai cru que t’étais morte ! Ton numéro n’était plus attribué. Et puis y’a eu ce foutu reportage sur la NHK, où ils montraient cette photo de toi, et Hide, et… et ils disaient que vous étiez recherchés pour meurtre, Lola ! POUR MEURTRE ! Vous avez tué une flic et ce couple de fermiers…

Je m’assois sur le bord du lit, une main contre ma tempe, le cœur battant fort, trop fort. Ainsi, ils ne croient plus à la mort de Hide.

Il avait raison. On ne pourra plus se cacher longtemps.

— Je sais. Je sais ce qu’ils disent. Mais ce n’est pas ce que tu crois.

— Alors dis-moi ce que c’est. Dis-moi où tu es !

— Je peux pas. Pas tout de suite. On est… on est en cavale. Avec Hide. Et... j’ai accouché. D’un petit garçon.

Silence. De l’autre côté, Sao semble avoir arrêté de respirer.

— Tu… quoi ?

Je souris doucement, malgré la tension dans mon ventre.

— Il s’appelle Taichi. Il va bien. Il est magnifique, Sao. Il a les yeux de son père. Le feu dans le regard, déjà.

Elle souffle, la voix presque tremblante.

— Mon Dieu, Lola… Tu me balances ça comme si tu m’appelais pour me dire que t’as changé de coupe de cheveux… !

— Je sais. Je suis désolée. J’ai eu peur. Peur de te mettre en danger. Peur que tu m’en veuilles.

— Me mettre en danger ? s’exclame-t-elle. C’est toi qui vis dans un film de mafia, là !

Un silence. Puis, plus bas :

— Je suis soulagée. Vraiment. Et si tu remontes à Tokyo… Tu dors chez moi. Pas de discussion. Ma chambre d’amis t’attend.

Un rire nerveux m’échappe. Un soulagement, fragile, qui ne dure qu’un instant.

En soi, ce n’est pas une mauvaise idée. La maison de Sao est une bonne cachette, le temps de retrouver Kiriyama et de confronter Masa.

Masa. Sao l’avait pris comme client, avant toute cette histoire… il avait enfin accepté de se faire tatouer par une femme.

J’inspire profondément.

— Sao… Tu as eu des nouvelles de Masa ?

Là, le silence devient glacial. Pas un souffle. Juste une tension sourde.

— Lola…

— Dis-moi, demandé-je en essayant de maîtriser ma voix.

Non. Faites que ce ne soit pas vrai.

— On en parlera quand tu seras là.

Je me redresse, le cœur pris dans un étau.

— Non. Non, putain, tu sais quelque chose. Dis-le-moi maintenant. Il nous a trahis, c’est ça ? Il a rejoint le Yamaguchi-gumi ?

Après tout, Hide lui a remis le clan Okami entre les mains. Masa pouvait en faire ce qu’il voulait. Et c’est compliqué de diriger un clan indépendant, de nos jours. Il serait tout naturel qu’il n’ait pas eu d’autre choix que de le remettre sous la houlette de Kinugasa… et que ce dernier, comme monnaie d’échange, ait exigé qu’il lui révèle où se cachait Hide… et moi.

Merde. Il avait complètement raison. Il va falloir attaquer… frapper très fort.

— Je… je peux pas te dire ça comme ça, murmure Sao. Pas par téléphone.

— Sao !

Mais elle reste muette. Et c’est pire que des aveux.

Je sens une nausée monter, une peur froide me broyer la poitrine.

Et si Hide avait raison depuis le début ?
Et si Masa, lui aussi, avait retourné sa veste ?
Un autre frère. Un autre serpent.

Je raccroche brusquement. Mon regard croise celui de Miyako, assise près du berceau, silencieuse, comme si elle avait tout entendu. C’est sans doute le cas.

Je murmure, la voix brisée :

— Il faut que je monte à Tokyo.

— On ira ensemble, réplique-t-elle, le regard déterminé. Tous les quatre. Dès que Hidekazu sera revenu.

— Tu crois vraiment qu’il va revenir ? demandé-je, le ton las.

Miyako affiche un sourire lumineux, qui la fait ressembler à sa fille.

— J’en suis certaine.

Cette femme, après tout ce qu’elle a vécu… elle continue de croire en lui. En fait, elle est plus forte que moi.

Elle a raison. Tout comme Hide, finalement, avait raison… je dois croire en eux. Et devenir une force, un atout, pour eux.

Mon regard tombe sur mon couteau de mariage, exposé dans l’alcôve d’honneur de la maison. C’est l’un des rares objets de ma vie d’avant, celle de la femme de yakuza, que j’ai ici. C’est Masa qui avait pensé à le prendre. Et c’est lui, également, qui l’avait mis là, pour que je n’oublie pas… et pour rappeler à Hide qui il était. Masa… l’ami fidèle qui, finalement, nous a trahi.

Non. Je ne peux pas le croire.

Je me lève et prends le couteau, sous les yeux de Miyako qui me regarde en silence, Taichi dans les bras. Elle ne dit rien quand je glisse l’arme dans mon sac à main.

Vous avez tué cette femme flic et ce couple de fermiers.

Sao me prend pour une tueuse, maintenant. Et quand j’y réfléchis… je ne suis plus la même que j’étais lorsque je l’ai rencontrée. Comment ai-je pu basculer aussi vite ? De femme qui vend son corps à un yakuza, je suis devenue épouse de mafieux, complice de ses crimes et de son évasion. J’ai largué les amarres il y a longtemps déjà. Et je sais que je défendrais ma famille bec et ongles, s’ils étaient menacés. Or, ils sont menacés.

Attends-toi à une visite très prochainement, Sao… et plus vite que tu ne le penses. Si tu m’as trahi toi-aussi, je n’aurais aucune pitié.

Toutes ces histoires doivent se régler. Hide le savait. Et cette fois, je serai à ses côtés, jusqu’au bout s’il le faut.