Hide : le serment
La pièce m’avale comme une gueule de loup.
Dès que je franchis le seuil, l’air change. Il est plus lourd, saturé d’encens ancien et de silence. Un silence vivant, comme si les murs eux-mêmes retenaient leur souffle. Il n’y a ni fenêtre, ni lumière naturelle ici. Juste des lanternes de papier, suspendues dans l’obscurité, leurs flammes frémissantes dessinant sur le sol les ombres d’un monde oublié.
Un sanctuaire, ou peut-être un tombeau.
Au centre, trône un autel de pierre brute, éclairé par la lumière vacillante de lanternes de papier au symbole vermillon des Kozakura : un chrysanthème déformé, presque pourri.
Le représentant des Kozakura, quel qu’il soit, est déjà là. Immobile. Drapé dans un kimono noir sans fioriture, sauf un emblème cousu sur la poitrine : une grue blessée, ailes déployées, comme suspendue dans une agonie éternelle. Son visage est sec, sculpté par les années et la discipline. Mais ce sont ses yeux que je retiens : tranchants, durs, vifs comme deux lames sorties juste avant l’affrontement.
Toute cette mise en scène, pour moi. On disait les Kozakura mystérieux… c’était bien en-dessous de la vérité. On se croirait dans un mauvais film de ninjas.
Il m’adresse un bref signe de tête.
— Kiryūin Tatsuya. Enfin.
Sa voix est basse, mais elle fend l’air comme un sabre.
Je ne m’incline pas. Je m’avance, lentement, chaque pas sonne creux sur la pierre nue.
— Je ne suis pas venu pour la guerre, dis-je. Mais pour vous proposer un marché.
Il ne répond pas tout de suite. Il m’observe, comme s’il me jaugeait, me déshabillait du regard jusqu’à la moelle. Puis il hoche la tête.
— Alors parle.
Je m’arrête à deux pas de l’autel. Le cœur battant, mais le visage fermé.
— Je vous livre le secret des Kiryūin. Ce que mon père a dissimulé toutes ces années. En échange… vous me laissez tuer Kiriyama. Et ensuite…
Je respire profondément. Le dire à voix haute rend tout plus réel.
— Vous me laissez partir. Ma femme. Mon fils. Moi. On quitte le pays. Vous ne les touchez pas. Jamais.
Silence.
Il incline légèrement la tête, pensif.
— C’est une offre intéressante. Mais nous avons une condition. Une seule.
Derrière lui, deux hommes au visage dissimulé par un masque de démon se détachent de l’ombre et posent une boîte sur l’autel. Une boîte de bois rouge, ancien, fendu, gravée d’un dragon noir, sinueux, presque vivant. Du paulownia, le bois des empereurs.
Le représentant tend la main vers elle, sans la toucher.
— Voici le cœur du pacte. Une relique. Une boîte qui renferme ce que nos deux clans ont toujours protégé : un fragment du dieu-dragon de Kagoshima. Le kami noir. L’ancêtre des Kozakura. Et des Kiryūin.
Je fixe la boîte. Je sens une chaleur remonter le long de ma nuque. Cet objet est ancien, et même si pour moi il ne doit pas contenir de relique de dragon, il raconte une histoire : celle de mes ancêtres.
Mon interlocuteur effleure la boîte du bout des doigts. Même dans la pénombre, elle semble vibrer.
— Si tu veux la paix, tu dois jurer. Devant lui.
Je fronce les sourcils.
— Quel genre de serment ?
Il sort un couteau. Une lame courte et fine aux reflets d’encre.
— Du sang. Ton nom. Ta promesse. Et tu quitteras ce pays pour toujours.
Je tends la main. Je ne tremble pas. J’ai pris ma décision, déjà.
Je prends la lame, je m’entaille la paume. Le sang coule. Chaud. Épais. Rouge noir sous les lanternes. Je laisse tomber les gouttes sur la boîte. Elles s’écrasent doucement sur le bois, y disparaissent.
— Je suis Kiryūin Tatsuya, dis-je. Je renonce à mon nom. Je renonce à la vengeance. Je ne veux qu’une chose : qu’ils vivent. Ma femme. Mon fils. C’est tout ce qui compte.
Le représentant s’ouvre la paume à son tour. Son sang rejoint le mien sur la boîte.
— Ainsi parle le pacte, murmure-t-il. Et que le dieu noir soit témoin.
Je referme lentement ma main. Le sang me picote la peau, mais je reste droit. Mon cœur cogne comme un tambour de guerre.
J’ai renoncé à mon nom. Mon vrai nom. Mais en fait, il ne signifie rien pour moi. Ma véritable identité, c’est celle que je me suis créée. Ōkami Hidekazu. Pas Hokazono Kazuya le katagi, pas Kiryūin Tatsuya, l’enfant qui est, lui aussi, mort sur cette plage avec ses parents. Je suis le loup du Yamaguchi-gumi, celui qui va dévorer ce clan dans lequel mon ennemi s’est réfugié. C’est ça, mon identité.
Je lève les yeux vers lui.
— Prévenez Kiriyama. Je viens pour lui. Ensuite, je disparais. Vous ne me reverrez jamais.
Il incline la tête.
— Alors va. Le dragon t’observe. Ne le trahis pas.
— Je vous observe, moi aussi, répliqué-je. Et je compte sur votre sens de l’honneur, vous qui vous dites les seuls véritables yakuzas.
Les deux hommes masqués, qui encadrent désormais leur chef, me regardent sortir en silence. Je retraverse le bar, et personne ne fait rien pour m’arrêter. Le type grande gueule qui m’a guidé ici a disparu. Dehors, le soleil m’assaille comme si je revenais de la grotte du Yomi. Et, à l’instar d’Izanagi lorsqu’il y est descendu pour arracher sa bien-aimée aux Enfers, je ressens un besoin urgent de me purifier. Les miasmes de ce temple improvisé sous la terre m’ont déplu.
Je dirige mes pas sur la plage et marche sur le sable. En face de moi, le volcan Sakurajima, immense, semble me défier. Je sais que je vais le revoir : c’est plus qu’un pressentiment.
Mais ce sera plus tard. Pour l’instant, je ne pense qu’à une chose : rejoindre ma femme et mon fils.
Je m’accroupis près de l’eau et passe un filet d’eau salée sur mon visage. Quand je me relève, la situation me paraît plus claire. Au moins, je sais ce que je vais devoir affronter. Il suffit de continuer à marcher droit devant. Mes ennemis m’attendent… Il est temps de repartir.
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