Lola : le retour du loup

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Tokyo. J’ai l’impression que cela fait des lustres que j’ai quitté cette ville… Rien n’a changé, et pourtant, tout me semble différent. Les immeubles sont toujours aussi hauts, les néons aussi criards, la ville aussi bruyante… mais je ne suis plus la même femme que celle qui a fui ce monde des mois plus tôt. Je le sens dans mon dos, dans ma nuque, dans ma mâchoire serrée. J’avance comme une louve sur un territoire connu, et pourtant trahi.

Hide, les mains sur le volant, reste droit, silencieux. Il a les traits durs et le regard glacé de celui qui est prêt à redevenir un roi parmi les bêtes.

Hachiōji, cette banlieue sans histoire de Tokyo, se prépare à une soirée tranquille. Sans savoir que deux prédateurs sont en ville. La voiture s’arrête devant cette maison si familière, et des images m’assaillent. Ce qui s’est passé ici, il y a un an et demi, a scellé mon destin. Je ne pensais pas revenir ici si différente, mais c’est le cas.

Un détail, en particulier. Aucun de nous deux ne vient plus sans être armé.

La boîte à gants se referme dans un claquement sec. Hide en sort une arme de poing, sur lequel il visse un silencieux. Il est allé chercher ça dans notre le coffre de mon ancien appartement, vide de présence mais toujours là, tout à l’heure. Celui qu’il m’avait acheté. C’est la première chose que nous avons faite : sécuriser Miyako, Hanako et Taichi, puis récupérer cette arme, que Hide m’avait laissé à l’époque pour que je me défende contre Kiriyama.

Maintenant, la menace est multipliée. Et Sao en fait peut-être partie.

Quand ma plus ancienne amie ici ouvre la porte, ses yeux s’écarquillent.

— Lola… souffle-t-elle, sa voix tranchée entre l’émotion et la stupeur.

Elle reste figée, comme si elle voyait un fantôme. Mais ce n’est pas un fantôme qu’elle a devant elle. C’est une femme bien réelle, en chair et en os. Et je lis dans son regard que quelque chose l’inquiète. Peut-être est-ce ma posture. Mon visage plus fermé, mes habits plus sombres. Peut-être est-ce la haute silhouette de Hide, qui se tient derrière moi, la main posée sur le manteau sous lequel dort son arme.

— Tu as changé, dit-elle enfin. Tu es… différente.

Je souris sans douceur. C’est vrai. J’ai appris à survivre. À me battre pour ma famille, surtout.

— Où est Masa ? demandé-je sans détour.

Elle pâlit légèrement. Reculerait presque. Je me glisse à l’intérieur avant qu’elle ait le temps de mentir, le cœur battant à tout rompre.

Et là, je le vois.

Allongé sur un canapé, torse nu sous les bandages, le teint cireux, amaigri. Masa. Le frère d’armes de Hide. Le soi-disant traître. Il tourne la tête vers nous, lentement, et son visage s’illumine d’un demi-sourire fatigué.

Aniki… tu es revenu, finalement.

Mon mari ne bouge pas. Il le fixe, tendu comme un fil prêt à rompre.

— Qu’est-ce que ça veut dire ? Pourquoi t’es là ? Pourquoi t’as disparu ? J’ai essayé de te joindre plusieurs fois.

Alors que Sao verrouille la porte derrière nous, Masa ferme les yeux un instant. Puis il parle, la voix grave, lente et posée.

— Kiriyama. Il a attaqué le QG. Nos hommes. J’ai essayé de les défendre… mais la moitié des gars sont tombés. Certains ont fui, d’autres ont rejoint ses rangs, comme des chiens battus.

Un silence lourd tombe dans la pièce.

Je vois Hide se raidir, les poings trembler.

— Tu veux dire… une guerre. Et personne n’en a entendu parler ?

— Les flics ont étouffé l’affaire, poursuit Masa. Ils avaient trop peur que d’autres clans en profitent. Le Yamaguchi-gumi est à genoux. Kinugasa est mort. AVC. Il n’y a plus de chef : Kiriyama a frappé juste après. Maintenant, il est à la tête de tout.

Je sens la colère brûler sous la peau de Hide. Il s’approche, furieux.

— Et tu ne m’as rien dit ? Tu aurais pu me prévenir, Masa. Tu m’aurais eu à tes côtés !

— Je ne voulais pas te replonger dans ça, Aniki, murmure Masa. Pas maintenant, après tout ce que tu as traversé… tu avais été clair. Et tu es père de famille, maintenant. Un vrai père de famille, je veux dire… Je me suis dit que vous aviez enfin une chance de vivre comme des citoyens normaux.

Hide ricane, amer.

— On n’aura jamais une vie normale. Tu le sais, Masa.

Ce dernier baisse la tête.

— Je ne voulais pas te causer d’ennui, murmure-t-il. Ni à ta femme. Mais je n’avais nulle part où aller… les tueurs de Kiriyama me traquaient, et cet enfoiré m’avait logé une balle dans l’épaule. Je me suis réfugié chez Sao… Je n’avais pas d’autre choix.

Sao, dont je sens la présence silencieuse derrière moi, vient se mettre à ses côtés. La façon dont elle le regarde… quelque chose a changé, entre eux.

— Il a débarqué dans mon shop, couvert de sang, au moment où je fermais, nous explique-t-elle. Il avait réussi à se traîner jusqu’ici en dissimulant sa blessure et en semant ses poursuivants… je l’ai caché chez moi. Il m’a dit comment extraire la balle, puis recoudre la blessure.

— Je te suis redevable, admet Masa du bout des lèvres, sans oser la regarder. Je vous ai mis en danger, toi et ton fils… c’était beaucoup demander.

Comme ça a dû être dur pour Masa ! il est encore plus fier que Hide, si c’est possible.

Lorsque Hide reprend la parole, sa voix a encore baissé d’un octave.

— Effectivement, tu as l’as mise en danger, elle qui est une civile. Sao, le clan te dédomagera. Maintenant… Kiriyama doit payer. C’est pour ça que je suis là.

Masa le fixe. Puis, lentement, son sourire revient, plus franc.

— Alors t’es vraiment de retour.

Entendre Masa dire ça me réchauffe le cœur, l’emplit de courage. Et dire que j’ai douté de lui... !

— Il se croit intouchable, mais il a oublié une chose : je suis toujours là, continue Hide en se redressant. Il n’a pas besoin de me chercher. C’est moi qui vais l’attirer.

Masa plisse les yeux.

— Tu as un plan ?

Hide tourne légèrement la tête vers moi. Je connais ce regard. C’est celui d’un homme qui n’a jamais perdu, et qui ne compte pas commencer ce soir.

— Je vais faire savoir que je suis à Tokyo, répond-il. Et Kiriyama viendra, sur le terrain où je l’attirerai. Il sortira de l’ombre, comme le serpent quitte sa tanière pour chasser. Sauf qu’il tombera sur plus gros que lui, cette fois.

— C’est risqué, mais mieux vaut l’attaque que la défense, lorsqu’on est sous-effectif. Je ne te serais pas d’une grande aide, dans mon état… il faudra être rapide. Mais j’ai peut-être une meilleure solution… ce salopard a profité de ton absence pour se remettre à fréquenter le Club Tête. Il y a va tous les soirs, vers 23h… La patronne n’ose pas le virer. On peut le coincer sur le chemin. C’est le moins risqué.

Le Club Tête. Le bar de nuit de Noa… là où tout a commencé, entre Hide et moi.

— Il nous faudrait recruter un homme supplémentaire, au moins, ajoute Masa. Kiriyama se déplace toujours avec deux gorilles armés. Si on doit lui tendre une embuscade en voiture, il nous faut au moins deux tireurs.

— On a Lola. Tu m’as dit qu’elle tirait bien, non ?

Masa me regarde comme s’il me voyait pour la première fois, un peu surpris. Mais un lent sourire apparaît sur son visage.

— Très bien, même. Tu es sûre que tu veux l’exposer, Aniki ?

— Lola est une femme de yakuza, répond Hide d’une voix ferme. Sa place est à mes côtés, tous le temps. Si elle le désire, bien sûr.

Je sens mon cœur battre plus fort. Une chaleur étrange, presque euphorique, monte en moi. J’ai l’impression de retrouver ma meute. De retrouver un sens. Une place.

Je fais un pas en avant.

— Je veux en être. Kiriyama m’a fait beaucoup de tort, à moi aussi. Masa, tu conduiras. Hide et moi, on se charge du reste.

Le demi-sourire sombre de mon mari vaut tout l’or du monde. Je vois dans ses yeux cette flamme que j’y ai vu la veille, dans ses bras. Il pense la même chose que moi.

Tu sais que t’es sexy, quand tu t’énerves ?

Le loup du Yamaguchi-gumi est de retour. Masa est vivant. Et je suis là.

Pas derrière. Pas à côté. Avec eux.

Et cette fois, rien ne pourra nous arrêter.

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