Nelyo tchagui ! 1/2
Mai 1995, Bordeaux. Loreleï, 18 ans. Vivian, 22 ans.
Le dojo de la fac était calme. Comme les lignes d’eau de la piscine, avant l’arrivée des nageurs. Une surface lisse qui attend l’impact.
Loreleï parvint au gymnase plus tard qu’elle ne l’aurait voulu. Elle appréciait d’être suffisamment en avance pour se préparer tranquillement. Ce rituel lui permettait de prendre le temps de passer d’un univers à l’autre. Mais la prof de pensée critique l’avait retenue pour lui demander de présenter un exposé sur l’antispécisme. Avec Mathias comme contradicteur. Loreleï et lui avaient échangé un sourire de connivence, adversaires anticipant le plaisir à venir.
En traversant le hall du gymnase, elle croisa trois étudiants. Elle ne les avait jamais rencontrés. Quand elle grimpa les escaliers menant aux vestiaires, elle sentit leurs regards la suivre. Elle ne manqua rien non plus de leurs commentaires :
« Putain, tu as vu ? Les jambes, les mecs. Putain de jambes.
— C’est quoi ? Une nana qui a oublié son tapis de yoga ? »
Rires étouffés.
Loreleï enfila son dobok à toute vitesse, noua sa ceinture blanche avec précision. Attacha ses cheveux en queue de cheval bien serrée. Mit une goutte de produit dans ses yeux : elle supportait mal les lentilles, mais le taekwondo avec des lunettes, ce n’était vraiment pas pratique. Elle entendit les types de tout à l’heure dans les vestiaires à côté.
Elle dévala les escaliers pour rejoindre le dojo. Elle enleva ses chaussons. Quentin était déjà là, il installait le matériel. Il lui sourit et lui désigna du menton les raquettes de frappe et les paos. Il savait qu’elle adorait les sortir, anticipant le plaisir de les faire claquer.
Le maitre entra, discutant avec les trois nouveaux. Quentin et Loreleï le saluèrent.
Le reste du groupe arriva peu après. À l’approche de la fin de l’année universitaire, leurs rangs s’étaient éclaircis. Ils n’étaient plus que 15, novices et pratiquants expérimentés mélangés le vendredi après-midi. Loreleï était l’unique fille. Il y en a qui étaient venues. Le temps d’une seule séance. Mais Loreleï n’était plus déçue. Elle faisait partie du groupe.
Elle pensa avec amusement à ses premiers entrainements. Elle aussi avait voulu abandonner : 1 h 15 d’échauffement extrême et 45 minutes de taekwondo. Elle avait eu les pieds en sang, des bleus partout et des courbatures qui lui faisaient envisager chaque escalier avec appréhension pendant 4 jours. Vivian l’avait incité à arrêter quand il avait appris qu’elle était la seule fille. Loreleï se rendait compte qu’elle lui avait trop souvent cédé. Parce qu’elle voulait éviter le conflit, parce qu’il était touchant dans sa peur de la perdre. Les choses étaient différentes maintenant qu’ils étaient à la fac : elle se sentait revivre. Depuis la mort de son père, Vivian était devenu son ancre. Il fallait reprendre le large.
Vivian lui reprochait de consacrer trop de temps à ses activités associatives au détriment de leur couple. Elle avait argumenté : il devait se concentrer sur ses études de STAPS, sans compter que ses cours étaient loin des siens. En semaine, c’était compliqué de se voir. Donc leur couple, c’était le week-end, quand ils retournaient à Périgueux. Et pour le taekwondo, pour la première fois depuis longtemps, elle avait répondu non.
Elle ne lui avait pas avoué la vraie raison. Elle la trouvait ridicule. Il aurait rétorqué : « C’est tellement toi ». Et ça l’aurait agacée. Malgré la douleur, elle avait décidé de poursuivre, car si elle avait abandonné, ça se serait vu. Elle était la seule fille. On aurait dit : « Tu te souviens de la grande brune ? Elle a tenu une séance. Les filles ne sont pas faites pour les sports de combat. Elle a dû s’inscrire à la gym. » Les garçons pouvaient baisser les bras : on ne les remarquait pas dans le flux des départs et des arrivées. Alors elle s’était accrochée.
Elle avait compris qu’elle avait franchi un cap quand elle avait entendu deux nouveaux, dans son dos :
« C’est trop dur ! Je vais crever !
- On se tire discrètement à la pause.
- Tu crois qu’il y a une pause ? Merde…
- J’en sais rien. »
Non, il n’y avait pas de pause. Ils n’étaient jamais revenus. Elle était restée, rassurée : ce n’est pas qu’elle était faible, c’est que le cours était éprouvant. Maintenant, quand la transpiration de Loreleï gouttait sur le sol, elle signalait son dépassement.
Puis, Quentin lui avait montré comment protéger ses pieds avec un pansement épais. Et sa fierté, quand le maitre leur avait appris qu’ils étaient prêts à passer leur ceinture, que leur pomsae était beau ! Cette énergie du groupe : un seul geste, un seul souffle, un seul cri. Démultiplié.
Le maitre annonça justement le début de l’entrainement et présenta les trois nouveaux.
« En ligne ! »
Quentin, le plus gradé après le maitre, donna le commandement de salut. Le maitre enchaina :
« Échauffement. Course, saute-mouton, puis étirements. »
Pour la dernière étape, Quentin et Loreleï s’associèrent. Comme à leur habitude. C’était le seul qui savait comment pousser ses jambes : fermement, progressivement, sans avoir peur de lui faire mal. Elle se mit dos au mur et leva sa jambe droite, tendue. Quentin la saisit par le mollet et la souleva. Tandis que la jambe des autres pratiquants atteignait péniblement leur bassin, celle de Loreleï se rapprochait déjà de son buste.
Un des nouveaux, cheveux courts, la fixa et murmura à son partenaire : « C’est chaud comme position non ? » Cheveux longs ricana : « Chaud comment ? » Quentin leva un sourcil interrogatif. Loreleï répondit en haussant les épaules et en soupirant. Elle connaissait ses forces et ses faiblesses maintenant. Elle n’avait rien à prouver.
Plus depuis ce jour où elle avait balancé sa jambe d’avant en arrière, de plus en haut, pour tenter son premier nelyo tchagui (coup de pied sur la tête). Son adversaire, Malik, l’avait regardée d’un air désabusé :
« Tu ne forces même pas en plus.
- Ce n’est rien. Je suis souple. Mes coups de poing, c’est de la guimauve.
- Ne te dévalorise pas. Te dévaloriser, c’est dévaloriser ton adversaire. »
Elle avait goûté cette phrase pendant longtemps. Elle aimait savourer certaines pensées. Des bonbons pour son esprit. Elle réalisa son nelyo tchagui. Toucha la tête de Malik. Impeccable.
Quentin continuait à pousser sa cheville. Plus haut. Plus haut. Jusqu’à ce qu’elle soit presque à la verticale, sa cheville près de son oreille. Loreleï respirait. Expirait. Laissait le muscle s’étirer. Elle entendit les murmures. Encore. « Putain, tu vois ça ?
— Elle est souple de ouf.
— Imagine ce qu’elle doit faire au lit. »
Rires. Loreleï ne réagit pas. Elle sentit Quentin se tendre. Elle le calma : « T’inquiètes, tu sais comment ça se passe avec les nouveaux. Surtout ceux qui font les malins. »
Fin des échauffements. Ils restèrent par deux. Loreleï alla chercher une raquette de frappe et se positionna avec Malik, pendant que Quentin s’occupait du trio avec le maitre, qui lança :
« Par deux. Un tient, l’autre frappe. On alterne. »
Loreleï indiqua :
« Vas-y. Dix coups de pied circulaires. Puis dix retournés. »
Loreleï absorbait le choc des coups, tout en observant les nouveaux, qui ne riaient plus. À son tour de frapper. Son grand plaisir : faire claquer la cible. Preuve de la perfection de son coup de pied. Impact, cri, impact, cri. Elle sentit la rage monter. Malik lui cria :
« Tu enchaines, t’arrêtes pas ! T’es chaude là ! Tu pousses jusqu’au bout ! Alterne avec les retournées, je suis ! »
Malik anticipait ses retournés. Ils savaient lire leurs corps au fil des entrainements. Voir bouger les muscles, percevoir les infimes déplacements, suivre les yeux, le souffle. Elle atteignit cet état de conscience où ses pensées stoppaient. Il n’y avait plus que le rythme des claquements et des cris, rejoignant celui des autres. Impact, cri, impact, cri. Encore.

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