Louve (1) - Mordillements
Loreleï avait fait la connaissance d'Éric lors d’un die in organisé par Act Up. Sa thèse achevée, elle poursuivait son postdoc à l’université de Saint-Denis. Avec Toulouse, il s’agissait d’une des rares facs proposant une chaire sur l’étude du genre et l’histoire des femmes. Sa thèse portant sur « La femme-loup et les imaginaires corporels : peur, transgression et domination du corps féminin (XVIᵉ-XXᵉ siècles) » avait rencontré un certain écho.
Max travaillait à Bordeaux dans un cabinet d’architecte. Ils se voyaient souvent, malgré la distance. Ils prenaient encore leurs marques. Loreleï avait trouvé un terme, inspiré par Alexandra Kollontaï : camarades réguliers. Éric, aussi, devenait régulier. Avec lui, elle explorait sa violence. Sa thèse prenait corps dans ses bras.
Ce soir-là, elle avait invité Éric au restaurant pour fêter une excellente nouvelle : une jeune maison d’édition, spécialisée dans la littérature fantastique, lui avait proposé d’écrire une version grand public de « La femme-loup ».
Ils prolongeaient la soirée chez lui. Son poste d’aiguilleur du ciel à Roissy lui laissait assez de moyens pour une autre passion, puis avouable celle-là : les antiquités. Loreleï adorait son appartement. Il lui évoquait une tanière de lord anglais du XIXe siècle : chesterfield, odeur de bois et de whisky, bureau en acajou, vitrine de curiosités…
« Et ma chambre ? », avait-il questionné ?
« Définitivement France du XVIIIe siècle. « Les Liaisons dangereuses ».
Un grand lit à baldaquin trônait au centre. Cette nuit-là, les cordes restèrent sagement rangées dans la commode Louis XV.
Loreleï et Éric passaient une soirée très conformiste : lumière tamisée, pas de jeu, pas de contrat…
Mais l’intensité, toujours.
Après avoir fait l’amour, Éric l’interrogea :
— Ça va ? T’as l’air… ailleurs.
— Ça va. C’était bien.
— Juste « bien » ? D’habitude tu dis : « putain, ça fait du bien ! »
Loreleï rit :
— T’as raison. C’était très bien. Mais…
— Mais ?
— Y’a un truc. Un fantasme. Que j’ai jamais vraiment… assouvi.
Éric se redressa sur le coude, intéressé :
— Raconte.
— Tu vas trouver ça idiot.
— Loreleï. Tu dis ça à quelqu’un qui a bandé en te traquant dans un parc.
Loreleï inspira, caressa d’une main l’épaule large d’Éric.
— Alors voilà. J’ai envie de mordre. Vraiment mordre. Pas juste un petit coup de dents. Mordre avec rage. Laisser des marques. Peut-être même, faire saigner.
Silence.
— Continue, souffla Éric.
— Quand je suis très excitée. Ou quand j’ai beaucoup de plaisir. J’ai cette pulsion. De planter mes dents. Dans l’épaule. Dans le cou. Dans le torse. Partout. Mes partenaires acceptent que je les morde, mais j’ai toujours l’impression qu’ils le supportent. Toi-même… Tu n’aimes pas trop. C’est pour ça que j’hésitais à en parler. Donc je me retiens. Jérôme…
— Mister point G ?
— Lui-même. L’injustice totale. Il me faisait tout le temps décoller ; alors, forcément, je le mordais. Impossible de m’en empêcher. Donc quand il sentait que j’allais perdre le contrôle, soit il me bloquait la tête en arrière, soit on passait en levrette.
Elle vit Éric sourire. Sa moue devait paraître attendrissante. Alors qu’elle était frustrée.
— Et Max ?
— Il supporte héroïquement. Mais il n’aime pas spécialement ça. Ce qu’il aime, c’est me voir devenir folle. Il s’est cru irrésistiblement drôle : « L’étrange cas de la docteure Lannef et de Miss Wolf… Que faisait ton ancêtre en 1880 ? Elle prenait le thé avec Stevenson et elle lui a bouffé le nez ? Je ne suis pas un sandwich au concombre. » Je te passe ma réponse concernant le concombre…
Loreleï poussa un soupir d’agacement, tandis qu’Éric riait franchement. Elle savait qu’il adorait l’humour de Max, cette complicité masculine qu’elle trouvait à la fois touchante et agaçante. Il conclut :
— Tu voudrais arrêter de te retenir.
— Oui. Je voudrais mordre quelqu’un qui AIME ça. Qui me demande de le faire. Qui en redemande.
- Tu trouves ça bizarre ?
— Complètement. Je suis végétarienne depuis mes quinze ans. J’ai des convictions antispécistes. Et là, quand je baise, je veux bouffer les gens. C’est… ironique.
— C’est surtout humain.
— Je connais la théorie. Le sexe, c’est animal. Primitif. La morsure, c’est une des expressions les plus anciennes du désir. Mais travailler depuis tant d’années sur le mythe des femmes-louves… Ce n’est pas la même chose que de vouloir… de ressentir ce besoin viscéral de mordre. Tu trouves pas ça flippant ?
— Non. Je trouve ça intense. Et excitant. (Un temps.) Moi, je n’aime pas ça. Je supporte d’être mordu, je le prends comme la marque du désir. Mais ça ne me fait pas plaisir.
— Je sais. Dommage.
Éric la regarda avec une attention nouvelle, avant de poursuivre :
— MAIS. Je connais quelqu’un. Théo. Un ami de la communauté. Trente-cinq ans. mécanicien. Très intelligent. Il adore être mordu. C’est son truc principal. Il dit que c’est la seule chose qui le fait vraiment décoller.
Loreleï s’assit dans le lit, entourant ses genoux de ses bras, tout en fixant Éric :
— Vraiment ?
— Vraiment. Il cherche des partenaires qui osent. Qui mordent sans retenue. Il dit que la plupart des gens ont trop peur. Ils mordillent. Ça le frustre.
— Et… tu penses qu’il serait d’accord ?
— Je peux lui demander. Mais avant, une question. Tu souhaites que je sois présent ?
Loreleï a un mouvement de surprise :
— Pendant qu’on… ?
— Oui. Pas forcément pour participer. Mais pour m’assurer que tout se passe bien. C’est une première pour toi avec lui. Ça peut être rassurant d’avoir quelqu’un que tu connais.
— Tu ferais ça ?
— C’est mon rôle : créer des cadres sûrs pour qu'on puisse aller loin.
Il marqua une pause.
- Et puis… je ne serai pas contre regarder. Si vous êtes d’accord tous les deux.
- Tu aimes regarder ?
- J’aime voir le plaisir. Sous toutes ses formes. Et te voir assouvir ce fantasme… ouais, ça m’excite. (Son regard perdu revint vers Loreleï.) Tu passes ta vie à réfléchir, analyser. Je passe la mienne à contrôler que des mastodontes de métal ne se percutent pas en plein vol. (Il s'approcha plus près. Sa voix baissa.) On est pareils, toi et moi. Obsédés du contrôle. (Il effleura le coin de sa bouche.) Même pendant la scène de chasse, tu t'es retenue de me balancer la planche à la tête. Là, avec Théo, tu pourras lâcher. Devenir complètement sauvage. (Il mumura.) Je veux te voir traverser.
Loreleï se serra contre lui. Respira contre sa poitrine. Sa chaleur se diffusa jusqu'à elle.
— Alors oui. Appelle-le. Et reste présent. Découvre la louve.

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