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Eté 321 après Mantawa, le grand bouleversement

Elka fuyait à travers la forêt car sa vie en dépendait.

Une existence entière à trembler, une vie d’errance, et pour finir cette fuite éperdue pour échapper à son destin.

Jaïko, son compagnon, filait en tête, courbé pour se frayer un chemin à travers les broussailles, sans freiner sous l’assaut des rameaux qui le cinglaient et accrochaient ses vêtements. Il jetait à intervalles réguliers des coups d’œil par-dessus son épaule pour vérifier que sa compagne suivait toujours. Elka s’engouffrait dans le sillage qu’il ouvrait devant elle, bondissant avec légèreté au-dessus des branchages du sous-bois.

Ils avaient coupé à travers bois pour gêner la progression de leurs poursuivants à cheval. Mais même en détalant comme des lapins, ils ne pouvaient espérer les semer. Le bruit des chevaux et les voix des Mumaraïs leur parvenaient de plus en plus fort, le souffle des fuyards était de plus en plus court. Elka percevait la respiration rauque de son homme, comme un écho à la sienne. Leurs foulées raccourcissaient à mesure que les cuisses chauffaient.

Elka entendit le sifflement une fraction de seconde avant l’impact. La première flèche traversa son bras avec une giclée de sang. Le choc la fit tourner sur elle-même et la deuxième flèche se ficha profondément dans l’avant de sa cuisse. D’autres se perdirent avec un son mat contre les troncs, ou un bruit mou dans les feuilles. L’explosion de souffrance irradia dans tout son corps, et sa vue s’assombrit. Son cri de douleur fit se retourner Jaïko. Il la rattrapa juste à temps avant qu’elle ne chute sur le dos. Elle respirait à grandes lampées hoquetantes, les poumons prêts à exploser après leur course effrénée. Elle lui adressa un regard paniqué. Ce qu’elle lut sur son visage était suffisamment éloquent : il venait d’évaluer la situation et leurs chances. D’un geste, Jaïko fit signe à Elka qu’il lui fallait trouver refuge dans les arbres. D’un regard, il lui transmit l’indicible. D’un baiser rapide, il l’encouragea à se redresser. Elle n’était pas en mesure de réfléchir, la douleur et la peur obscurcissaient son esprit. Elle ne voulait pas le quitter, elle savait qu’il ne fallait pas, mais elle fit ce qu’il attendait d’elle.

Elle se traina sur un pied dans les fourrés en prenant soin de ne pas laisser trop de branches brisées, et se retourna pour voir Jaïko agiter les feuilles derrière elle et dissimuler ses traces de pas et de sang. Leurs regards s’accrochèrent une dernière fois, le temps d’un battement de cœur, le temps de faire passer ce qu’ils n’exprimeraient plus, le temps d’un adieu lacunaire. L’instant suivant, il avait disparu, reparti dans une course désespérée pour éloigner les hommes de pierre de sa compagne.

Détourner les yeux de lui fut plus déchirant que le passage des flèches dans sa chair, mais c’étaient bien les tissus meurtris de sa cuisse qu’elle sentait à chaque foulée. D’une démarche ébrieuse, couverte de sang, elle s’éloigna aussi vite que possible de la sente qu’ils avaient suivie jusque-là. Chaque pas faisait bouger les muscles de sa jambe contre la flèche, projetant des ondes de douleur et des étincelles sur les bords de son champ de vision. Elle n’irait pas loin.

La peur était cependant un aiguillon puissant, et les voix étouffées des Mumaraïs remplissaient la forêt comme s’ils étaient partout. Elle n’irait pas loin, il lui faudrait donc aller haut si elle voulait leur échapper. Au premier arbre dont la ramure lui parut adaptée, elle se hissa péniblement dans les branches.

Grimper aux arbres était un exercice dans lequel elle excellait enfant, avantagée par sa physionomie petite et athlétique. Mais l’entraînement dont elle bénéficiait ne l’aida pas beaucoup, et l’ascension fut laborieuse, entre l’explosion de souffrance rouge à chaque mouvement et le souci de rester silencieuse. Elle ne s’arrêta que lorsqu’elle ne distingua plus le sol entre les feuilles, haletante et exsangue. Elle cala son dos contre le tronc, et entrepris de calmer son corps malmené. Elle essaya de retrouver son souffle, tendit le cou vers le ciel pour inhaler de plus grandes goulées d’air. Sa peau se couvrit d’une sueur glacée qui révéla avec force picotements chacune des griffures que lui avait infligées sa traversée du bois.

La forêt résonnait des craquements de branches, des renâclements des chevaux, du bruit des armes des soldats de pierre et de leurs voix rocailleuses de plus en plus distinctes. Ils s’exprimaient en langue commune, mais leurs mots étaient comme une cascade de cailloux.

— Ils ont filé, pas la peine de continuer, déclara l’un d’eux.

— Tu plaisantes ? Tu as vu la taille de l’homme ? Il ne détalera pas longtemps, et il ne pourra pas se cacher facilement.

— Ce n’est pas lui qui nous intéresse, c’est elle.

— Même si ce n’est pas lui qui a des crises, comme il l’a aidée, il nous intéresse. Mais n’hésite pas à faire demi-tour, si tu penses passer un meilleur moment quand tu devras expliquer à Jarumaï que tu as arrêté de chercher avant la nuit !

— Nos chances seraient meilleures si vous vous taisiez tous les deux ! intervint un troisième Mumaraï. Il n’est pas question de rentrer bredouilles auprès du chef.

— Là ! s’exclama un autre soldat, un peu plus loin.

La conversation se perdit dans le vacarme des cavaliers qui se mirent brusquement à haranguer leurs chevaux. Ils s’éloignèrent de la position d’Elka, qui retint un gémissement angoissé, et se figea dans une attente impuissante et désespérée. S’ils avaient réellement repéré Jaïko, il avait peu de chances de leur échapper. Elle ne percevait plus que des échos de course, de cris étouffés, de combat, mais si ces bruits étaient de fort mauvais augure, le silence qui suivit fut pire encore. Elka fut envahie d’un froid intense, pas seulement dû au sang qui coulait toujours de ses plaies, et resta tétanisée, attendant un signe, quelque chose qui lui indiquerait que Jaïko était encore en vie. Les Mumaraïs n’avaient pas pour habitude de tuer les fugitifs, ils préféraient nettement faire des prisonniers, mais Jaïko n’était pas homme à se laisser prendre sans lutter.

La douleur pulsante de ses blessures arracha Elka à sa torpeur. La forêt sortit elle aussi de son silence affligé à mesure que s’éloignaient les Mumaraïs. Insectes et oiseaux reprirent leur chant comme si la vie d’Elka ne venait pas de basculer.

Une fois que le groupe de soldats ne fut plus perceptible, la jeune femme reprit ses esprits et résolut de retrouver Jaïko. Elle savait qu’il serait préférable d’attendre la tombée du jour. Les Mumaraïs voyaient très mal la nuit, ils interrompraient leurs recherches en fin de journée. Mais elle ne pouvait pas rester là s’il y avait la moindre chance que Jaïko ait survécu. Elle commença par bander la plaie de son bras avec un morceau de sa tunique, puis c’est le sentiment d’urgence qui lui donna le courage de casser la hampe de la flèche qui dépassait de sa cuisse. Elle manqua défaillir quand le bois rompit avec un mouvement sec dans la chair. Il lui fallut un moment pour chasser les étoiles devant ses yeux et reprendre une respiration plus régulière.

Enfin, elle put amorcer la descente ardue de son arbre, qui fut tout aussi laborieuse que la montée. Elle rebroussa chemin jusqu’à la piste qu’avait empruntée Jaïko. Le passage des chevaux avait ouvert une voie large qui la mena tout droit sur le site du combat. La panique lui serrait la gorge et lui fit oublier sa douleur et toute précaution. Elle accéléra le pas. Le râle qui accompagnait chaque foulée de sa démarche claudicante se mua en un cri animal de pure souffrance quand elle aperçut au détour d’un arbre le corps inerte de Jaïko. La position improbable de ses bras, ses yeux qui ne la voyaient pas, le teint crayeux de sa peau d’ordinaire dorée lui criaient l’effroyable vérité. Le déchirement de son cœur fut plus douloureux encore que ses blessures. Elle se jeta sur lui pour le secouer, refusant d’admettre sa mort. Il était une partie d’elle, cet homme qui partageait sa vie depuis presque toujours. Le pilier de son monde. Il ne lui était pas possible de continuer sans lui, ils n’avaient pas fini de vivre, pas encore réussi à avoir d’enfant. L’étendue de sa perte lui broya le ventre jusqu’à la nausée. Elle le saisit sous les bras pour le redresser, lui tint des propos incohérents, le gifla même avant de s’effondrer contre lui, aussi vidée d’énergie que de sang.

Ce fut peut-être la pluie, ou bien le bruit des chevaux qui se rapprochaient, ou encore un stupide instinct de survie. Elle reprit connaissance sans l’avoir souhaité, contre un individu qu’elle ne reconnaissait plus. La peau de Jaïko avait auparavant la chaleur veloutée des soirs d’été, rien à voir avec ce cuir froid. Ses yeux rieurs avaient un éclat doré, et quelques plis au coin, qu’elle ne retrouvait pas. L’odeur de Jaïko était douce et enivrante, pas comme cet âpre effluve de mort.

Elle avait froid, elle avait mal, elle ne voulait plus vivre, et d’un coup elle ne put plus supporter le contact de celui qui n’était plus son homme. Elle se releva d’un mouvement lourd qui raviva ses plaies, mais ce n’était rien à côté du supplice que lui infligeait le trou béant et glacé logé dans sa poitrine. Elka erra à travers la forêt tant que ses jambes purent la porter, fuyant autant les Mumaraïs que la réalité. Elle atteignit un village à la nuit tombée, sous une pluie battante, et profita de l’obscurité pour se glisser dans l’écurie d’une auberge. Elle se laissa tomber dans la paille, s’enroula autour de son chagrin, et sombra dans une inconscience salutaire.

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