- 2.3 -

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Il eut besoin de se rafraîchir le visage, et de descendre une chope de bière de maïs pour reprendre ses esprits complètement.

— Alors ? De quoi souffre-t-elle ? demanda Liska avec impatience.

— Par Alaken, je n’en sais rien ! J’ai vu les plaies et cicatrices dont vous parlez, mais rien qui puisse m’expliquer leur origine. Aucune maladie, aucun dysfonctionnement visible.

Liska relâcha le souffle qu’elle avait retenu. Elle ouvrit la bouche pour dire quelque chose mais s’abstint. Elle n’arrivait pas à choisir entre ses émotions, entre le soulagement que sa fille n’ait rien de grave, et la déception de ne pas trouver de solution à ses problèmes.

— Il y a autre chose, poursuivit Ruben en observant l’attitude de Liska. Quelque chose en elle que je ne comprends pas. C’est difficile à expliquer. Je ne peux pas la cerner, comme si je n’avais pas accès à sa personnalité. C’est… atypique.

Liska se raidit et son visage devint un masque. Il avait pourtant choisi ses mots avec soin, il avait évité de dire « anormal » qui était pourtant beaucoup plus proche de la vérité. Mais dans ce monde, la différence avait des accents de condamnation. La mine fermée qu’elle affichait désormais lui apprit ce qu’il voulait savoir.

— Liska, qu’est-ce que vous ne me dites pas ? demanda-t-il d’une voix douce.

La jeune femme détourna la tête et garda le silence.

— Je ne peux pas vous aider si vous me cachez l’essentiel.

Devant le mutisme de Liska, il aborda la question par un autre angle.

— J’ai entendu Sethys crier cette nuit, qu’est-ce que c’était ? Un cauchemar ?

Hochement de tête.

— Ça arrive souvent ?

— De temps en temps. Elle ne dort pas très bien, avoua Liska.

Elle hésita avant de poursuivre, puis sembla prendre la décision de se livrer.

— Parfois, elle se lève et marche en dormant. D’autres fois, comme cette nuit, elle crie et se débat. Elle dit que quelqu’un lui parle quand elle dort, mais qu’elle ne comprend pas les mots.

— Quelqu’un lui parle dans ses rêves, dans une autre langue ?

— Je ne sais pas. Je lui ai demandé de ne plus jamais en parler. Pour ne pas… attirer l’attention.

— C’est évident, approuva Ruben. Ce genre d’information plairait beaucoup aux Mumaraïs.

La panique qui traversa son regard la fit ressembler à un lapin face à une meute de loups. Il leva les mains dans un geste apaisant, pour l’assurer qu’il n’avait aucunement l’intention de la dénoncer.

Ruben se radossa contre la pierre du mur et croisa les bras. Il resta silencieux un moment, plongé dans ses pensées. Il y avait quelque chose qui ne collait pas, mais il ne parvenait pas à mettre le doigt dessus. Liska reprit sur ses genoux son ouvrage de couture pour se donner une contenance. Le temps s’étira au rythme des craquements dans le feu, et du bruit des pierres que Sethys s’amusait à lancer au dehors.

— Qu’attendez-vous de moi, exactement ? demanda finalement Ruben. Sethys n’est pas malade, vous le saviez sans doute en venant. Pourquoi me l’avez-vous amenée ?

Liska était mal à l’aise, elle avait du mal à soutenir le regard du guérisseur, essayait de se concentrer sur son aiguille.

— Pour les cauchemars ? Vous vouliez me voir la guérir de ses cauchemars ? interrogea-t-il encore.

La jeune femme repoussa sa couture. Elle hocha la tête doucement.

— Mais vous deviez bien savoir que je ne pourrais rien y faire ? Vous vous êtes renseignée avant, j’imagine ? Les guérisseurs ne peuvent rien sur ce genre de tares, nous ne sommes pas exorcistes ! Si nous étions capables de faire disparaître ce type de crises, les Mumaraïs auraient moins de gens à emprisonner…

— Je voulais avoir essayé quelque chose pour elle, dit Liska d’une petite voix.

— C’est pour ça que vous m’avez d’abord caché ses cauchemars, affirma-t-il. Vous saviez que je n’essaierais pas d’immersion s’il n’y avait que ce symptôme. Vous espériez que je trouve quelque chose à soigner malgré tout. Pourtant, les cicatrices sont bien là. Qu’est-ce qui les a provoquées ?

— Sethys a parlé de ses rêves et de ses voix aux autres enfants, ce qui a généré une profonde aversion pour elle, expliqua Liska. Ce sont eux qui la malmènent. Mais elle s’est aussi infligé certaines blessures elle-même lors de cauchemars plus violents que d’autres.

Ruben observa la jeune Zinarie qui n’osait toujours pas le regarder. Il se pencha vers elle, les coudes sur les genoux.

— Ça n’a pas de sens, dit-il. Vous avez entrepris un voyage d’un mois pour essayer l’impossible. Pourtant ses crises se déroulent uniquement la nuit. Elles sont donc très faciles à dissimuler. Si aucune de vous n’en parle, personne ne peut le savoir et vous dénoncer aux Mumaraïs.

Il prit une nouvelle gorgée de bière, et asséna :

— Il y a autre chose.

Acculée, Liska voyait bien qu’elle ne pouvait plus rien cacher. Mais elle n’était pas pour autant capable de prononcer les mots. Elle se leva lentement, ouvrit la porte et appela sa fille. Sethys entra dans la flaque de lumière qui se déversait dans la pièce. Liska entreprit de défaire les attaches soigneusement nouées du foulard de l’enfant, qui la regardait avec une incompréhension totale. Ses épaules voutées lui donnèrent un air piteux quand elle retira le fichu et dévoila l’aspect de sa fille.

Le crâne de Sethys avait été tondu très récemment. Mais ses cheveux ras avaient malgré tout commencé à repousser.

Rouges.

Ruben en resta d’abord bouche bée, puis comme il s’approchait pour mieux voir, il s’exclama :

— Par la lumière d’Alaken…

Dans aucune des deux espèces humaines il n’était possible d’avoir des cheveux de cette teinte. Les Kyalis avaient des cheveux allant du blanc au noir, en passant par toutes les teintes de gris, alors que les Zinaris pouvaient avoir toutes les nuances de blonds. Il ne pouvait y avoir qu’une seule explication.

Liska passait la main tendrement sur la chevelure anormale de Sethys. Ruben saisit le menton de la petite fille de sa main pour lui relever la tête et l’observer. Il passait de son visage à celui de sa mère avec attention.

— Elle vous ressemble tellement, pourtant… observa-t-il. Quel âge as-tu, Sethys ?

— Six printemps, répondit-elle d’une petite voix.

Il hocha la tête comme si c’était évident.

— Tu peux retourner jouer Sethys. Et tu n’es pas obligée de remettre ton foulard.

Il attendit que la petite fille fût sortie avant de reprendre.

— Ses traits sont typiquement zinaris. Mais ses cheveux la trahissent indubitablement. Une métisse, une semi-sang, conclut-il.

Liska sembla se liquéfier à l’annonce du verdict, bien que Ruben ait pris soin d’ôter toute trace de jugement de sa voix.

— Maintenant, dites-moi les choses telles qu’elles sont.

La honte empourpra le visage de Liska. Elle prit une grande inspiration pour se donner le courage de révéler une vérité qu’elle avait tue depuis la naissance de Sethys.

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