La table des négociations

9 minutes de lecture

Isaac passa le reste de la soirée isolé dans sa chambre. Le bâtiment dans lequel ils logaient avait pignon sur rue, et était complet. L'établissement comprenait une salle commune et des cuisines qui prenaient tout le rez-de-chaussée, et deux étages qui comptaient cinq à six chambres chacun. Avec ses compagnons, il en occupait trois au deuxième, et, malgré l'épaisseur des murs, il continuait de percevoir les vibrations de la vie qui animait le rez-de-chaussée.

Les gens buvaient, riaient, chantaient avec entrain, alors que les produits de leurs récoltes pourrissaient dans des paniers et que le reste de la Plaine d'Urys commençaient à mourir de fin. Assis sur la chaise qui se tenait dans un coin de la pièce, accoudé au petit bureau qui complétait l'ensemble lit-armoire que formait le mobilier, le Prince tenta de faire le point sur la situation. Il avait déniché dans les tiroirs du meuble du papier, une plume et de l'encre, et mettait par écrit tout ce qu'il savait, retraçant les évènements afin de ne rien oublier.

Un tapement à sa porte le fit sursauter, et il posa la main sur la garde de son épée en se redressant.

-Prince Isaac ? Murmura une voix.

Il reconnut Lysiana, et lui ouvrit. Elle portait un plateau sur lequel reposait une assiette de viande avec quelques lègumes et un pichet de bière.

-Vous n'avez presque pas mangé tout à l'heure.

-Je n'ai pas faim, dit-il d'une voix abattue.

En vérité, il mourrait de faim, et son estomac se fit un plaisir de le faire comprendre à tout l'étage. Lysiana émit un petit rire, et avança jusque dans la chambre, posant son plateau sur le bureau.

-Il faut vous nourrir, Votre Altesse.

-Isaac.

Elle lui sourit de nouveau, et s'approcha jusqu'à pouvoir serrer la main du Prince entre ses doigts.

-Mangez Isaac, lui murmura-t-elle. S'il vous plaît. Et allez-vous reposer après ça. Zohan s'occupe de récupérer des informations pour nous sur l'état de la ville auprès des troubadours. Vous pourrez aviser sous ces nouvelles lumières demain matin.

Après une pression supplémentaire autour de ses doigts, elle quitta la pièce, et rentra dans sa chambre. Isaac avisa alors le silence qui régnait alentour. La soirée était finie, et tout le monde était parti. La fatigue le submergea, et il alla effectivement se coucher directement après avoir mangé.

Le Prince se réveilla en pleine nuit, au bruit feutré de pas dans le couloir. Qui se rapprochaient. Il posa la main sur la garde de son épée accrochée à sa tête de lit, et attendit l'intrus. Une porte s'ouvrit, mais pas la sienne, et il entendit le rumeur d'une conversation dans la pièce d'à côté. Zohan devait être rentré de sa pêche aux informations. Rassuré, Isaac se laissa retomber sur son matelas.

Au point du jour, il descendit dans la salle commune. Zark était déjà là, devant une assiette contenant du poisson grillé et des légumes sautés, qu'il mangait avec lenteur.

-Plutôt copieux, commenta Isaac en s'asseyant près de lui.

-L'aubergiste dit qu'avec tous les produits qui restent en ville, il y a un surplus et un gâchis inimaginable.

Le Prince n'avait bizarement aucun mal à imaginer. Une serveuse arriva quelques minutes après, et déposa une assiette fumante et débordant à raz-bord de nourriture. Il n'était pas sûr de pouvoir engloutir tout ça, il n'avait même pas encore vraiment faim, mais il pensa au reste d'Urys qui n'avait pas accès à ça, et se força à manger. Gwyndall les rejoignit peu après, bientôt suivi des jumeaux. Ils se retrouvèrent devant leurs assiettes respectives, qu'ils se mirent à dévorer.

La conversation monta doucement, puis Zark questionna Zohan sur ce qu'il avait pu apprendre la veille au soir, et notamment si la jeune barde lui avait parlé.

-Elle était très... Commença Zohan avec un mouvement arrondi de la main.

-On mange, coupa sa soeur, le visage neutre mais un dégoût palpable dans la voix.

-... Volubile, termina le jeune homme avec acidité en la foudroyant du regard. Je fais ce que je veux il me semble, Lysiana.

-Contente toi de faire ton rapport.

-Je ne suis pas ton sous-fifre !

Le Prince leva une main pour les calmer, ramenant un peu d'ordre sur la table. Gwyldann les fixait d'un air horrifié, ne comprenant ce revirement d'humeur.

-Isaac et moi avons rendez-vous avec le bourgmestre après, rappella simplement Lysiana. Nous n'avons pas le temps pour les frioritures.

Zohan haussa un sourcil à l'utilisation du prénom, mais elle lui répondit d'un froncement des siens, et il abandonna ce sujet.

-Rien que l'on ne sache vraiment déjà, finit-il par soupirer. En faisant de nombreux détours et en marchant hors des chemins, ils arrivent à esquiver les péages. Mais plus loin dans les terres, personne ne venaient les voir jouer, et les gens ne pouvaient rien leur offrir à manger. Alors leur faire l'aumône... Les péages ont été mis en place à une date qui correspond à peu prés à celle de notre départ de la Citadelle pour Forn. Mais ils n'ont jamais entendu parlé d'un groupe de brigands qui sémerait le désordre et soit en conflit avec le Gouverneur Lenton...

Jered les acceuillit avec la même sympathie que la veille, bien qu'il semblait qu'il ait passé une partie de la matinée à essayer de régler les problèmes concernant la rive sud de sa ville. Erneld se leva de sa chaise quand Isaac rentra dans la pièce, et s'inclina poliment devant son souverain. Il se rassit aussi vite qu'il expédia la manoeuvre, cependant. Le bourgmestre servit du thé à chacun, avant de s'installer à la table. Après avoir bu une ou deux gorgées du breuvage, le Prince lança les hostilités.

-Hier soir n'était pas un moment propice pour lancer les discussions comme nous l'avons fait, et je souhaite ouvrir cette table des négociations en reprenant tout depuis le début, expliqua-t-il. Emissaire Erneld, quand le Gouverneur Lenton a dit décidé de lui-même de mettre en place ces taxes de passage ?

-Il y a quelques semaines, Votre Altesse. A la suite...

Isaac l'interrompit d'un mouvement de main, et tourna la tête vers le dirigeant de Port-Kelna.

-Bourgmestre Jered, avez-vous été mis au courant de la mise place de ces taxes, et de leur raison ?

-Non Votre Altesse. Je ne l'ai appris que lorsque les bateaux ont cessé de remonter le fleuve, et les marchands d'aller vendre leurs produits dans les villages voisins. Les bourgmestres des villes alentours, ainsi que moi-même, avons envoyé des messagers au Gouverneur Lenton, afin d'obtenir une explication. Ils ont hélas trouvé la herse de la Ville Supérieure baissée, et Sa Seigneurerie n'a pas daigné les recevoir ni fournir de réponse.

Isaac l'avait laissé parler jusqu'au bout, et Lysiana voyait combien cela faisait enrager Erneld. En donnant l'impression à l'émissaire qu'il était moins important, Isaac se portait peut-être préjudice tout seul. Elle resta néanmoins muette, attendant simplement. Il lui avait bien fait comprendre qu'il souhaitait résoudre la solution seul, aussi décida-t-elle de n'intervenir que si cela tournait aux poings.

-Pour quelle raison le Gouverneur Lenton n'a-t-il pas prévenu les personnes touchées par ses taxes ? A quoi lui servent-elles ?

-Je l'ignore, Votre Altesse.

Le regard gris nuage de Isaac transperçait Erneld. Il attendait une meilleure réponse que ça. L'homme déglutit bruyamment, avant de souffler, penaud:

-Sa Seigneurerie ne partage pas ses pensées avec moi. Mais peut-être n'a-t-Elle pas voulu alerter la population de la menace qu'il essaye d'éradiquer...

-Et, quelle menace ? Se permit de demander Jered. Entre l'impôt à la Couronne, et cette nouvelle taxe, les habitants de toute la Plaine joignent à peinent les deux bouts. Il y a d'un côté les villes et les villages qui ne sont plus approvisionés des produits de la pêche et de nos cultures, et de l'autre des cales, des caves et des granges qui débordent de poissons, fruits et légumes invendus et invendables. Nous vivons à la fois une période de pauvreté extrême et d'abondance totale. Dites-moi s'il vous plaît, Emissaire Erneld, que le Gouverneur Lenton a fait ça pour une excellente raison !

L'homme ouvrit et ferma la bouche plusieurs fois de suite, avant de baisser la tête d'un air défait.

-Il y aurait, paraît-il, une bande organisée de brigands qui séviraient dans la Plaine. Le Gouverneur Lenton a un jour reçu quelques visiteurs étranges, et depuis, la herse de la Ville Haute est fermée, et les taxes ont été mises en place. L'argent récolté doit être utilisé à payer les soldats qui râtissent la Plaine...

-D'aucun ont-ils vu, ou aperçus, ces brigands ? Questionna simplement Issac.

-Pas à ma connaissance, Votre Altesse. Nous leur attribuons cependant ce qui est arrivé à Darnival...

-Alors nous connaissons l'ennemi, souffla Lysiana.

Elle n'avait pas su tenir sa langue, et les trois hommes posèrent les yeux sur elle, comme si elle venait littéralement d'apparaître devant eux.

-Je ne sauterais pas à des conclusions hâtives, lui répondit simplement le Prince.

-Votre Altesse, dit-elle.

Il pinça les lèvres, mais son regard parla pour lui. Isaac. Les deux autres suivaient l'échange d'un air perdu. Un silence pensif s'installa pendant quelques instants, dans lequel Isaac se perdit.

-Je ne reviendrai pas sur mes mots d'hier, décida-t-il finalement. L'affaire sera portée devant Père, pour un examen plus poussé de la situation, et les solutions adéquates seront prises en conséquence. Je lui écrirai une missive que vous vous chargerez de lui faire porter Bourgmestre Jered. En attendant, Emissaire Erneld, vous retournerez auprès du Gouverneur Lenton afin de lui faire connaître ma décision provisoire. Ceci étant dit, en l'absence de preuve sur la présence réelle du prétendu groupe de bandit, les péage seront levés, et la route rendue aux voyageurs et aux marchands. Puisque Sa Seignereurie souhaite la paix dans sa région, qu'il s'assure que chaque ville, que chaque village soit approvisionné comme il se doit et que chaque habitant récupère vivres et habitation. Ce qui inclut donc Darnival, Emissaire Erneld.

Pendant sa tirade, il s'était levé de sa chaise, et s'était penché en avant jusqu'à ce que ses deux mains soient à plat sur la table. De ce fait, il dominait ainsi ses interlocuteurs, et l'aura qui émanait de lui, et le ton utilisé n'invitaient à aucune contradiction.

-Comme vous l'ordonnez, Votre Altesse, se soumit Erneld.

Lysiana remarqua la légère grimace qui tordait ses traits, et qu'il tentait de dissimuler avec une révérence. Elle le comprenait néanmoins. Lenton ne semblait pas quelqu'un qu'il faisait bon de contrarier, et la décision d'Isaac allait dans l'exact sens opposé aux siennes, peu importait leur légitimité. Erneld devrait probablement payer d'avoir aussi peu défendu son affaire.

En silence Isaac s'installa au bureau du bourgmestre, y prit parchemin, plume et encre, et écrivit la missive promise plus tôt dans la conversation. Cela prit plusieurs dizaine de minutes pendant lesquelles aucun mot ne fut échangé, et où le grattement de la plume était le seul son audible. Finalement, le Prince fit fondre de la cire, et cacheta le billet. Il le remit à Jered, qui s'inclina profondément, et il ouvrit la porte pour partir. Lysiana le suivit dans le couloir.

-Merci infinement Votre Altesse, au nom de la ville de Port-Kelna, et des habitants de la Plaine. Comment pourrons-nous un jour vous remercier comme il le faut ?

-Assurez-vous que toutes les ressources distribuables le soient équitablement, lui répondit Isaac. Cela me suffira.

-Et il nous faut suffisament de vivres pour traverser Asraad jusqu'à Osarys, glissa Lysiana de derrière l'épaule du Prince.

-Nous payerons, coupa celui-ci, en la faisant taire d'un mouvement de main. N'essayes pas de profiter de la situation.

-Vous n'êtes pas drôle, lui souffla-t-elle lorsqu'ils se furent éloignés.

Un seul regard de la part d'Isaac, et elle prétendit que la conversation ne s'était jamais déroulée. Il rejoignirent leurs compagnons à La fille des mers, où ils s'installèrent pour boire un peu et s'organiser avant leur départ futur.

-Le Prince Isaac est parvenu à un accord avec Erneld et le bourgmestre, expliqua Lysiana alors que leur compagnon ruminait toujours la conversation qui avait eu lieu.

Les doigts tapotant sur le fer de son gobelet, il écouta d'une oreille distraite la jeune femme rapporter les propos tenus plus tôt à ses amis.

-Affaire à suivre, donc, conclua-t-elle en buvant une gorgée de bière locale.

-Nous n'avons plus rien à faire ici, alors. Continuons vers Asraad.

Annotations

Vous aimez lire P.M. ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0