Ouroboros
21 novembre 2004.
Des nuages assombrissent le ciel. Des gouttes glacées s’en échappent et s’écrasent sur la ville désolée. Elles épousent les maisons et les immeubles autant qu'elles se brisent dessus, colorent le monde de gris et cachent les traces des combats. Une école catholique n’en réchappe pas, en particulier la terrasse d’un des bâtiments où une silhouette se détache.
Béatrice hume le parfum de pétrichor et s’offre à l’averse pour en sentir le baiser gelé. Derrière elle, l’issue de secours claque sur Aedan. Il frotte ses bras, la tête rentrée dans ses épaules. Son ami se fige, interdit, lorsqu’elle ôte sa veste et lui tend.
« Prends-la. » souffle Béatrice.
Il hésite, une rafale le contraint à accepter. Le vêtement de cuir couvre son t-shirt ensanglanté. Sa bouche s’entrouvre, pourtant aucun son n’en sort. Pas même le surnom dont il a affublé Béatrice à leur rencontre.
« Aedan ? »
Il tremble. Une tristesse profonde le ronge de l’intérieur. Des larmes naissent sur ses cils, ses lèvres se tordent sous une respiration saccadée. Aedan ne se maîtrise plus et pleure pour elle, pour leur amitié, pour cette fin.
Un vent les secoue. Pourtant, ce n’est pas à cause de lui qu’Aedan se raidit. La peur tend ses muscles et ses traits autrefois joyeux. Il renifle, essuie son nez avec le bas de son t-shirt, se barbouillant de terre et de sang. Le combat a été rude. Pourtant, la victoire n’est pas encore leur. Béatrice leur offrira au son des cloches.
En douceur, Béatrice tend sa main vers lui. Il la saisit en une douce pression, comme s’il craignait de la broyer. Il l’entoure d’une chaleur presque brûlante comparée aux éléments qui se déchainent.
« Merci, mon enfant. »
Un faible rire quitte Béatrice. Le voilà, ce surnom ridicule. D’une inspiration vacillante, elle brise ce moment, s’offrant en entier à l’air automnal. Un sourire fugace l’illumine. Elle s’accroche à l’espoir d’un après, d’une vie où ils se retrouveront tous.
Des oiseaux s’envolent du clocher de l’église de l’école, alors que le glas sonne. Béatrice enjambe la barrière de sécurité et se cramponne au métal glissant. En contrebas, des flaques noient le bitume. L’une d’elles a presque effacé une marelle dessinée à la craie blanche. Des rires enfantins fantomatiques s’élèvent jusqu’à elle.
Les bras d'Aedan l'entourent et la retiennent. Des fragrances de kyphi l’enveloppent. Cette odeur lui manquera, comme celle de l’encens et du pain chaud. Une boule se forme dans le creux de sa gorge.
« Ne pleure pas ma mort, mais célèbre ma vie. S'il te plaît, Aedan. »
Il renforce son étreinte et en fait la promesse à mi-voix. Il recule d’un pas hésitant. La pluie cesse. Le vent d’autan s’emballe, puissant, et emmêle les boucles brunes de Béatrice. Une chanson lui revient alors qu’elle confronte le vide, une dizaine de mètres plus bas. Elle fredonne l’air de Dio come ti amo, qu’elle chantait à Giuilia lors de leurs rendez-vous secrets.
Ce souvenir desserre la terreur enroulée autour de ses entrailles. Elle tient bon. Ce moment lui appartient tout entier. Les doigts engourdis autour de l’alliage, elle goute les battements effrénés de son cœur sur sa langue. Dieu, qu’est-ce qu’il pleut ! Des larmes assombrissent son visage, alors que l’eau ne jaillit plus des cumulus.
Elle va y arriver. Elle va le faire. Elle va sauter.
Son être mutilé plonge dans le vide. Un cri lui échappe. L’écho résonne dans la cour. Le vent la gifle et une sensation vertigineuse l’électrise. Elle a réussi. El-rae, j’ai réussi. Son cœur est prêt à exploser à tout instant. Sans remords, l’organe se débarrasse du poids incommodant de son humanité. Il est libre. Et avec lui, celle qu’il a fait vivre vingt-huit ans.
Béatrice percute l’asphalte.
Le bruit résonne contre les arches et les bancs, avant de s'évanouir dans la pluie qui s'abat de nouveau. Les gouttes cristallines s’écrasent sur le corps sans vie. Elles embrassent la pulpe des doigts aux ongles mal vernis. Le crâne fracturé baigne dans une mare de sang. Nerveux, le temps s’embrase. Un hurlement rempli de haine, de désespoir et de fureur l'accompagne.
La Protectrice de Perpignan n’est plus qu’un mauvais souvenir.
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