Chapitre I

7 minutes de lecture

4 août 2003.

« … Bonjour, vous êtes bien sur le répondeur de Béatrice Romano… Hum. Vous, vous pouvez supprimer ce numéro de vos contacts. D’ici… Sainte Marie, Mère de Dieu ! D’ici, je ne sais combien de temps, je serai morte. Merci pour votre appel. J’espère que vous survivrez au Jeu ! Ouais… Erm… Bonne chance ? Ouais, bonne chance… »

Bip.

« Beatriz ?

— Merde ! »

D’un bond, Béatrice se lève du canapé et attrape le téléphone, une antiquité des années 90. La boule au ventre, elle espère qu’Aro n’a pas raccroché. Il n’y a que lui pour prononcer son prénom à l’italienne avec un léger accent allemand. L’italien résonne dans son petit appartement :

« Aro ? Aro ! Tu es toujours là ?

— Merci, mon Dieu ! »

L’intonation d’Aro la surprend.

« Tout va bien ? »

Bien sûr que non, pauvre conne ! Aro et Marcus, ses pères adoptifs, sont arrivés à Perpignan depuis vendredi. Dès demain, elle les y rejoindra. La ville catalane accueillera enfin sa Protectrice, la seule personne capable d’éliminer l’Élu, un mois après le lancement de la troisième partie française.

Béatrice triture le câble du combiné en attendant la réponse de son père.

« Je… On s’en sort. »

À l’autre bout du fil, Aro soupire.

« La situation est pire qu’on ne le supposait, lui révèle-t-il. Ahmès n’utilise pas que des saeat et des thaleb[1], il a créé une sorte de milice. "L’Armée de la Collaboration" de ce qu’on a compris. L’une de leurs escouades nous file depuis notre arrivée. On s’est planqué dans un appartement abandonné. »

Elle ingurgite ces informations et les recoupe avec celles achetées auprès de la Faucheuse. Iel lui a décrit les saeat comme la personnification de douze animaux sacrés de l’Égypte Antique. Les thaleb, eux, seraient des créatures mêlant les traits d’un chacal et de l’humain. Rien qu’une balle ne tuera pas.

« Ahmès s’en est aussi pris à des établissements vitaux. Comparé à l’Élue de Tijuana, il ne semble pas se concentrer sur un endroit uniquement. Il y a aussi toute une codification des habitants de la caserne, mais on a du mal à garder un informateur fiable ou se déplacer sans attirer l’attention.

— Vous n’avez pas d’aide ? croasse-t-elle.

— Non. S’il y avait une forme de résistance, Ahmès a dû l’élimer. »

Merde.

« On va simuler notre mort dans l’après-midi, comme à Bassorah. On a les cadavres des soldats qu’on a abattus et Marcus fabrique une bombe. Connais-tu un endroit où nous pourrions nous cacher en t’attendant ? »

Béatrice réfléchit rapidement à leurs options. En quatorze ans, elle n’a pas remis les pieds dans la caserne où se trouvent, contre leur gré, ses pères. Saloperie de Faucheuse ! Elle aurait préféré rallier un autre endroit, Perpignan regorge d’une multitude de quartiers. Ce choix lui a été retiré, parmi bien d’autres, par l’Ange de la Mort.

En son for intérieur, Béatrice maudit à nouveau l’entité à l’origine de la majorité de ses problèmes – dont sa seconde participation forcée à un Jeu mortel où divinités et humains s’affrontent. Ses sourcils se froncent. Elle fouille dans sa mémoire, pèse le pour et le contre de certains locaux. Elle n’a jamais été douée pour cela, de nature à agir directement et sans bride.

« La station essence ? Mon… mon père râlait de sa fermeture. »

Elle se racle la gorge.

« Restriction budgétaire. »

Le cordon du combiné s’enroule et se déroule autour de son index, cache puis dévoile le tatouage d’une étoile à huit branches. Béatrice observe le symbole de sa famille forgée au fil des ans avec Aro, Marcus et Reiju, son frère de cœur. Malgré leur soutien et leur amour inconditionnel, elle souffre juste en évoquant ses défunts parents.

Jamais elle n’en fera le deuil.

L’amertume crépite en elle. Les siens connaîtront cette douleur à cause d’elle car, peu importe l’issue du Jeu, elle mourra bientôt. Plus d’une règle du Jeu y veille. De loin, elle entend Marcus s’adresser à Aro. Le barese se mêle à l’italien courant. Un sourire tendre éclot sur les lèvres pulpeuses de Béatrice. Bientôt, je vous reverrai.

« Beatriz ? »

Silence.

« Bea ?

— Je t’écoute, réagit-elle.

— On t’attendra à la station. Nous t’y laisserons un moyen de nous joindre ou nous retrouver, si quelque chose tourne mal. »

Cette éventualité glace le sang de Béatrice. La voix grave de Marcus chatouille son oreille :

« Bella mia, notre dernier informateur ne voulait pas d’argent, mais une photo de toi.

— Ahmès et sa clique ne savent pas à quoi je ressemble ?

— Non, lui affirme Marcus. Sers-t’en à ton avantage. »

Il marque une pause, puis se hasarde :

« Comment va Reiju ?

— Il… il gère à sa façon. Là, il est parti nous chercher à manger et des clopes.

— Hum… Tu devrais peut-être changer ton répondeur. Pour lui.

— Je, j’ai prévu quelque chose. Ne t’inquiète pas. »

Béatrice avise son caméscope et la pile de cassettes. Il lui en reste une à enregistrer et ranger avec des lettres cachetées.

« Je l’aime, murmure-t-elle. C’est mon frère… et je dois lui dire que je l’aime avant de l’abandonner dans la foulée. C’est… C’est injuste. Il mérite mieux. On mérite mieux !

— Il le sait, bella mia. Profitez de cette dernière journée ensemble.

— Non. Ce n’est pas normal ! »

Il devrait venir avec nous, être à mes côtés ! Elle inspire profondément pour ne pas pleurer. Depuis ses treize ans, Reiju a toujours été avec elle. Ils ont noué une amitié puis une fraternité dans le sang et la sordidité de la rue. L’image de la Faucheuse, sous les traits d’un enfant, lui revient. Elle l’insulte et lae maudit encore, l’entité refusant le moindre contrat pour intégrer son frère à la partie de Perpignan.

« L’un de nous survivra, la raisonne Marcus.

— Vous survivrez tous les trois, contre Béatrice. Ma mort est un point fixe pour le Jeu. Pas les vôtres. Promets-le-moi. »

Des grésillements, puis un long soupir.

« Nous ferons de notre mieux.

— Merci. »

Ils échangent encore quelques instants avant de se dire au revoir. Béatrice repose le combiné, puis fixe les cassettes. Avec soin, elle réfléchit à son dernier enregistrement. Une fois fini, elle rangera le tout dans leur coffre-fort. Son frère découvrira ces memorabilia après son départ. Lâche, elle se sent incapable de les lui remettre directement.

Cette fois-ci, je peux au moins me préparer… Le souvenir de Tijuana la fige sur place. Elle s’en extirpe avec difficulté. Les lamies, ces monstrueuses femmes-serpents, ne la contraignent plus à se battre contre d’autres prisonnières. Estéfania y a veillé, au prix de sa vie. À mon tour d’en faire de même…

Très tôt demain matin, elle partira avec sa moto pour un long voyage. Elle se claque la joue, se motive les dents serrées et s’installe devant la table basse. Du bout des doigts, elle actionne le caméscope. Ses mains broient ses cuisses. Ses doigts refusent de lâcher le tissu et de signer. Muette, elle éteint l’appareil.

« Fais chier ! »

Ses boucles couvrent son regard enragé. Pourquoi ? Pourquoi doit-elle dire adieu à son frère ? Pourquoi doit-elle jouer une seconde fois ? N’a-t-elle pas gagné le droit de vivre une existence paisible, loin du Jeu qui régit leur quotidien à tous depuis deux ans ? Des larmes brûlantes dévalent ses joues, qu’elle essuie avec brusquerie avant de repousser ses cheveux.

Clac.

D’un bond, elle cache son bazar dans un panier sous la table basse. À l'entrée de leur appartement, son frère pose ses emplettes. Une odeur de pâtisserie remplit le salon. Le soleil estival transperce les innombrables fenêtres de la pièce, auréolant la longue chevelure rousse et tressée de Reiju. Ses éphélides ressortent sur sa peau diaphane, recouvrant son visage, sa nuque et ses mains.

« Réveillée ? » lui signe-t-il.

Béatrice glousse. La beauté naturelle de son frère n’arrive pas à camoufler ses excès de la veille, ce qui expliquerait pourquoi il ne porte pas ses appareils auditifs. Reiju n’entend avec que des sons graves et forts, comme le klaxon d’un camion ou d’un train. Une fois, il lui a décrit la voix des autres comme une « bouillie au goût indécelable ».

Pourvu qu’il trouve quelqu’un qui l’accepte et l’aime comme il est.

« Oui, répond-elle, avec une vilaine gueule de bois. »

Reiju s’assoit à côté d’elle après s’être déchaussé. Il lui tend un carton rectangulaire. Ma boulangerie préférée ! Même s’ils prétendent qu’aujourd’hui est une journée ordinaire, tout leur rappelle le contraire. J’aurais pas dû autant boire hier. Son frère l’a surprise avec l’un de ses rouges favoris, importé de Bordeaux avant la révélation du Jeu.

« Plus de batterie ? s'inquiète-t-elle.

Non, juste. »

Il pointe les bouteilles et verres vides abandonnés, confirmant ses soupçons. D’un geste de la main, il l’invite à s’installer contre lui. Béatrice éclate de rire. Sous son oreille, les battements rythmés du cœur de Reiju la bercent. Avant de s’endormir, Béatrice se redresse et attrape une tartelette au citron meringué. Reiju l’imite et se sert un éclair au café. Ils profitent de cet instant de calme, l’un auprès de l’autre.

S’il te plaît, Dieu, veille sur lui.

*

1] Thaleb : selon Bombonnel, le tueur de panthères Paris, 1863 : « Les arabes qui savent les chacals profondément versés dans la science de la malice, les tours et les ruses l’ont surnommé Thaleb, le “savant”. Son nom en arabe est Dhib, le “hurleur”. » Thaleb est aussi utilisé en Barbarie pour désigner le petit chacal (dit aussi chacal adive), comme on peut le lire dans Histoire naturelle, générale et particulière, rédigée par Leclerc de Buffon et C. S. Sonnini.

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