Chapitre II

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Le moteur de la YAMAHA YZF R6 brise le silence de Pia et vrombit sous Béatrice. Elle s’aventure au cœur de cette commune limitrophe de Perpignan. Des maisons barricadées et des véhicules blindés avec les moyens du bord s’alternent. Un groupe d’hommes se promène, muni de battes agrémentées de fils barbelés.

Béatrice ne s’intéresse pas à eux, ayant repéré plus loin l’enseigne d’un bureau de tabac. Elle contourne un camion renversé, à la carrosserie couverte de tags et au contenu probablement volé. Des adolescents se perchent dessus, clope au bec, et l’observent se garer. Jolis vautours.

Cet accueil ne la déphase pas. Un air frais caresse sa chevelure châtain bouclée, ramassée en queue de cheval, lorsqu’elle ôte son casque. D’un geste vif, elle retire ses gants et sa veste de cuir callaghan, révélant ses holsters d’épaule et ses cicatrices. Le soleil estival l'étouffe après plus de sept heures de route entrecoupées d'une brève pause à Orange.

À sa gauche, du gravier crisse sous les baskets d’un enfant d’à peine onze ans. Il la menace d’un couteau de cuisine. Plus du sang que de la rouille sur sa lame, juge Béatrice du haut de Maeve – comme Marcus, elle aime baptiser ses véhicules. Elle arque un sourcil, survole son Smith & Wesson 1917 attaché à sa cuisse droite. Sans cérémonie, elle pose sa main sur la crosse d’un de ses Colt 1911 et toise son agresseur. Il écarquille les yeux grotesquement avant de déguerpir.

« Bon choix, figlio. »

Le Jeu n’impacte directement que cinq villes au maximum par pays – et ce, les unes après les autres. Toutefois, la panique et la peur d’une mort imminente engendrent des vagues de violence quotidiennes et des conflits internes. Manquerait plus qu’on se bagarre pour un rouleau de PQ.

Sur la devanture de l'établissement, des affiches du Jeu de la Faucheuse et du Sablier narguent Béatrice de leur papier glacé et leurs titres imprimés en grosses lettres. Elle survole les règles qu’elle connait par cœur, certains mots accrochant son regard malgré elle. « Protecteurs », « guerre », « Élus inhumains » envahissent son esprit et la pourchassent. Un frisson glacial cavale le long de son dos en sueur.

D'un pas alourdi, elle entre et se dirige vers le comptoir. Comme elle l'espérait, ils vendent des viennoiseries et des boissons, bien que peu nombreuses, en plus des jeux à gratter et des tickets de loto. Béatrice lorgne une brioche au sucre. Elle se redresse à l’approche du buraliste.

Le quadragénaire bedonnant fronce du nez à sa vue. La bouche tordue et d’une voix nasillarde, il lui demande ce qu’elle veut. Ta caisse ! se retient de réclamer Béatrice. Il doit être habitué à pire…

« Un café, s'il vous plaît. »

Petit Bidou, se décide-t-elle à le surnommer dans sa tête, met en branle sa machine à espressos. Une fois servie et le buraliste payé, Béatrice s’installe à l’une des rares tables et sort une carte routière de sa sacoche de ceinture. De son index à la peau brunie par le soleil, elle retrace le chemin à emprunter.

La porte s'ouvre sur un octogénaire, appuyé sur une canne. Tiens, les gamins lui ont foutu la paix. Il parle avec Petit Bidou, échange sur la situation à Pia. Béatrice écoute distraitement leur conversation.

« Les jeunes sont de pis en pis… Hier, l’un de leurs "gangs" a vandalisé le supermarché ! Déjà qu’on arrive difficilement à être approvisionné. »

Il agite sa petite tête coiffée d’un gris chiné.

« Ça me rappelle ce que me racontait mon grand-père, quand il causait de l’Apocalypse. Dire que cette guerre date de plus de cent ans ! Et on en subit encore les conséquences… »

Béatrice tend l’oreille à la mention de la guerre mondiale. Tous croyaient en avoir fini avec grâce au traité Thessalonique, signé universellement par tous les gouvernements. Malheureusement, le Jeu se révéla au public en 2001. Deux ans plus tard, il continue à ravager leur monde.

« Ce ne sont pas nos aïeux et leurs sacrifices qui y ont mis fin, mais ce… ce Jeu ! bafouille le vieil homme. Tu t’en rends compte ? Mon arrière-grand-père et mon grand-père doivent se retourner dans leur tombe. Eux et leurs camarades perdus !

— Je sais, Raymond, je sais, rit jaune le buraliste face au radotage du client. En attendant, qu’on gagne ou perde, la jeunesse ne nous écoutera pas plus. Ils ont peur et réagissent de leur mieux. La partie de Perpignan n’a débuté que depuis un mois et… »

Petit Bidou se tait, défaitiste.

« Les jeunes foutent la paix à mon établissement, c’est tout ce que je leur demande. Ça et de prendre leur mal en patience. »

Le vieillard grimace.

« Ne crie pas victoire trop vite. Regarde nos ancêtres ! Ils ont donné leur vie et maintenant, c’est notre tour !

— Mais non ! Écoute : selon les rumeurs, Perpignan possèderait des renforts armés ! Si avec ça, leur Protectrice n’est pas foutue de tuer ce maudit Égyptien ! Allez, se reprend-il, n’en parlons plus… Quoi qu’on fasse, nous ne servons à rien... »

Il tend un verre à Raymond. Béatrice se détourne d’eux, les poils hérissés. L’Égyptien… Comme si c’était un simple homme ! Elle avale d’un trait son café refroidi et range ses affaires. En un battement de cils, elle sort, renfile sa veste et ses gants. Son nez se fronce sous un grognement, mi dubitatif, mi ennuyé.

L’un des vautours tente de démarrer sa moto, un attirail plus digne d’un électricien qu’un voleur éparpillé autour de lui. Un de ses copains repère Béatrice. Avant qu’il ne puisse faire le moindre geste, elle le menace d’un de ses Colt. Elle efface la sécurité, tout en gardant son index hors de la détente. L’adolescent ricane.

« T’as pas les couilles, salope ! »

Con et grossier. D’un soupir ennuyé, Béatrice lui tire dans l’épaule. Le coup s’ensuit d’un court silence choqué, puis d’un concerto de cris. Un sourire sinistre maquille le faciès de la tireuse. D’une voix aussi limpide et glaciale que l’Arctique, elle prédit leur avenir :

« La prochaine explosera ton crâne, puis celui de ton copain. Cassez-vous. »

Le voleur en herbe attrape son ami de son mieux et commence à le traîner. Le souffle court, il inonde d’insultes Béatrice qui l’ignore. Elle enfourche sa moto et la démarre. Le ronronnement du moteur l’apaise, tandis qu’elle prend enfin la route.

Des nuages bloquent le soleil, soulageant Béatrice de son ardeur. Avec cette ombre bienvenue, l’esprit de la motarde s’attarde sur ses inquiétudes : l’armée présente à Perpignan et les habitants eux-mêmes. L’ont-ils attendus, en ne faisant que se défendre, depuis un mois ou ont-ils risqué des attaques contre l’Élu ?

Savent-ils seulement qu’Ahmès est un demi-dieu du panthéon égyptien ? L’information lui provient de la Faucheuse. Malgré cela, Béatrice n’a trouvé aucune trace d’un quelconque culte dédié à ce dernier. Ses recherches ont été aussi infructueuses pour les thaleb et les saeat.

Béatrice craint que les forces armées aient engagé le combat, sans prendre réellement en compte la nature de leur ennemi. Peu importe leurs entraînements ou leurs expériences, s’ils s’affrontent en le traitant d’égal à égal, ils seront fichus. Pire, si l’un d’eux s’autoproclame Protecteur, un fiasco monumental s’en suivra – avec ou sans le soutien de l’armée et des habitants.

Même si un mégalomane y croit dur comme fer, il ne parviendra jamais à porter de coup fatal à Ahmès – Béatrice en est la seule capable, en tant que Protectrice désignée par la Faucheuse et à cause des règles du Jeu.

« Je t’ai choisie. Toi. »

Béatrice manque de peu de se renverser, elle s’arrête en urgence sur le bas-côté. La voix enfantine de l'Ange de la Mort résonne dans son crâne. Iel lui montre un soldat, portant l’uniforme français. Ses entrailles s’éparpillent dans des graviers. Ses yeux marrons sont inhabités.

« Toi. Pas lui. »

Sainte Mère de Dieu.

« Tes craintes se réalisent, Protectrice. Cela me déplaît. Tu dois gagner. Sinon… »

Des images se succèdent. Perpignan réduit en un cratère immense et fumant. Des tours médiévales au niveau d’un port. Un adolescent jouant avec sa petite sœur. Sans mot ni explication de la Faucheuse, Béatrice comprend qu’iel lui montre la prochaine ville participante et son Protecteur.

« Ne me déçois pas, Protectrice. »

« Bordel ! »

Béatrice se force à l’immobilité, les sens en alerte.

La tête lui tourne. Elle ôte son casque, descend difficilement de Maeve puis s’effondre sur le bitume. Le souffle court, l’esprit en ébullition, elle invoque cette part d’elle inhumaine. Le monde devient inerte et austère. Un horizon vide de cibles pour un bref instant.

Inspire, expire. Inspire, expire. Le regard fixé sur un point lointain, Béatrice le décortique. Elle calcule toutes les données nécessaires pour l’atteindre d’un tir parfait. Son corps se positionne de lui-même, un Walter WA 2000 imaginaire entre ses mains. La revoilà dans son domaine, hors de portée de la Faucheuse, du Jeu et de leur monde chaotique.

« Ça va mieux, se chuchote-elle. Ça va mieux. »

Elle se redresse, suintante. L’odeur de peur accroche toujours sa peau. Pourquoi la Faucheuse a-t-iel fait cela ? Et comment ? Ne te focalise que sur les faits, n’écoute pas tes sentiments. Soit comme Rei. Son frère est la définition-même du pragmatisme. Ou une autruche. Un peu plus apaisé, Béatrice reprend la route.

L’une de ses craintes semble s’être réalisé : un des soldats a tenté de prendre son rôle. Une fois sur place, je devrai composer avec les militaires restants. Après un tel échec, ils devraient être plus enclins à m’écouter.

La motarde longe un centre commercial aux vitres explosées. De sa position, elle devine des silhouettes s’y affairer, malgré un incendie passé. Depuis longtemps, elle ne dénombre plus les véhicules laissés dans l’urgence sur le bas-côté, ni combien de pilleurs les fouillent.

Les panneaux cabossés et tagués de « Perpignan » et « Perpinyà » ouvrent la voie. Elle conduit avec prudence, contournant les débris imposants de bâtiments écroulés sous le souffle d’explosions passées. Elle observe et compare ce qui fut, des siècles plus tôt, la capitale du royaume Majorque avec l’image déformée de ses souvenirs d’enfance. Elle s’imagine l’impossibilité pour un riverain de décrire les lieux comme ils étaient avant la venue de l’Élu.

Elle jure entre ses dents et s’interroge en voyant des immeubles à moitié détruits par des mortiers. L’armée ne l’a définitivement pas attendue. Elle comptait utiliser leur force, en temps et en heure. Un avantage considérable comparé aux parties de Tourcoing et Chambéry. Les deux villes ne sont plus que d’immenses cratères suite à la mort de leur Protecteur respectif.

Un froid engourdit Béatrice face à une éventualité morbide : ses prédécesseurs ont-ils succombé lors d’un combat avec Ahmès, ou l’Armée de la Collaboration a-t-elle eu raison d’eux ? La dernière option lui hérisse les poils et éveille d’autres questions. Cette milice accompagne-t-elle Ahmès depuis Tourcoing ou était-elle composée de locaux, en leur miroitant un faux salut dans leur soumission et obéissance ?

La voix gutturale d’Aro résonne dans son esprit :

« S’il y avait une forme de résistance, Ahmès a dû l’élimer. »

Sa seconde plus grande inquiétude se présente à son esprit : aucun habitant n’a aidé ou contacté Aro et Marcus en trois jours. Ils ne parviennent pas à trouver un informateur fiable – ce qui dans leur monde ne signifie que deux choses : soit il meurt très vite, soit il rapporte leurs échanges à l’Élu.

Bordel !

Accepter l’aide des habitants n’enchantait pas Béatrice, mais celle-ci est d’une importance primordiale. Bien qu’elle préfère ne s’appuyer que sur les siens, leur connaissance récente de la ville et leurs compétences individuelles représentent un atout non négligeable. Surtout face à une divinité et des bêtes surnaturelles. Comment faire si ce savoir est retourné contre elle ?

Son frère lui manque terriblement en cet instant, il aurait su la rassurer de sa simple présence. Songer à lui l’aide à écarter ses sombres hypothèses. Il visionne peut-être une cassette ? Elle l’imagine assis sur le sofa, une cigarette allumée entre ses doigts fins. Un vent joue avec des cheveux échappés de sa couronne de tresses.

Il ne fume pas à l’intérieur sans ouvrir avant toutes les fenêtres de l’appartement. Il a toujours veillé à ne pas l’incommoder avec l’odeur du tabac froid. En treize ans de vie commune, ils se sont adaptés l’un à l’autre, acceptant leurs défauts et polissant leurs qualités respectives. Leur amitié, puis leur fraternité, a commencé sur le perron d’une maison délabrée, à l’heure des sorcières.

Béatrice accélère, des larmes perlant sur ses longs cils. Elle se rassure de son mieux : son frère est en sécurité. La Suisse a gagné trois mois plus tôt, les poussant à quitter Chicago pour Lausanne. Son esprit s’apaise enfin, ne dérivant plus sur la multitude de doutes et de problèmes qui la pèsent. Une musique de Vanadium berce ses pensées jusqu’au silence.

La route défile pendant qu’elle fredonne Don’t be looking back. Le cœur léger, elle bouge sa tête au rythme de la musique imaginaire. À l’approche d’un rond-point, elle cesse et hésite. Pour rejoindre la caserne, il lui suffit de prendre la première sortie. Toutefois, en empruntant la seconde, elle pourrait s'arrêter au cimetière.

Le cuir de ses gants grince sur le guidon de la moto. La tension bloque ses épaules dans une posture inconfortable. Papa, maman... Depuis leur mort, elle n'a jamais pu les revoir – que ce soit à la morgue ou sur leur tombe. La poche intérieure de sa veste semble s'alourdir. Elle y range en permanence un carnet aux bords écornés par des années d'utilisation. Sur la page de garde jaunie, des lettres et des numéros se côtoient en silence.

« Fais chier ! »

Une part d’elle veut faire une halte au cimetière, celle encore innocente et qui croit en la justice. À l’opposé, celle qu’elle est aujourd’hui, ternie par ses crimes, refuse d’affronter ses vieux démons.

« Une autre fois, se ment-elle. Je suis désolée… »

La mort dans l’âme, elle roule tout droit et passe devant l'hôpital. Sa respiration se bloque dans sa trachée. Aro m’a prévenu. Elle frisonne d’horreur. Le jour où un Élu respectera la convention de Genève, j’avale mille aiguilles. Une peur insidieuse se propage en elle : et si Ahmès s'en est pris à ses pères pendant son voyage ? Tuer des innocents ne semble pas le gêner, alors d'anciens mercenaires alliés à la Protectrice ?

Nel sangue, viviamo.

Dans le sang, nous vivons. La devise de son ancien groupe vibre en elle. D'une respiration régulée, elle enclenche la béquille de sa moto et coupe le moteur devant un lycée aux vitres brisées et à la façade taguée. La caserne se trouve un peu plus bas.

Les dés sont jetés.

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