Chapitre III

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La caserne s’ouvre sur une route bétonnée à double sens. Des immeubles aux façades grises et aux fenêtres décorées de briques s’élèvent à gauche. En face, une bande herbeuse et une volée de marches accolent un espace encadré d’arches et le mât des couleurs, où le drapeau français déchiré claque au gré du souffle de Notos.

Ce vent rafraîchit Béatrice, en plus de charrier avec lui le parfum des lauriers-roses et les effluves de nourriture du mess. Ce dernier se situe plus loin sur la droite, dans le prolongement de deux bâtiments où les chambres de passage à l’étage et l’infirmerie au rez-de-chaussée semblent occupées au vu d’un brouhaha constant.

Les poings serrés contre ses hanches, Béatrice examine le grillage. Un concertina neuf a été mis en place en haut et en bas. Par-delà le fil barbelé, une tranchée a été creusée. Deux mètres à vue de nez. Impossible de me faufiler par-là…

Béatrice se rabat sur sa seconde solution. Les lèvres pincées, elle rajuste sa veste pour ne pas révéler ses holsters. Après quatorze ans, elle franchit le portail au vert écaillé. Un homme à l’uniforme noir surgit du poste de garde. Le soleil luit sur son crâne chauve et sa mine renfrognée.

« T’as rien à faire ici, gamine. »

Il l’examine de la tête aux pieds, les épaules tendues. Béatrice l’étudie tout autant. Elle ne reconnaît pas sa tenue et songe immédiatement à l’Armée de la Collaboration. Était-il civil, militaire ou mercenaire avant ? Au fond, elle s’en moque et décide de jouer sur son apparence juvénile. Ses lèvres s’étirent sur un grand sourire qui marque ses fossettes.

« Vous êtes peut-être mon sauveur, monsieur ! Mon chien s’est enfui ! Quelqu’un l’a vu errer par ici… Vous pouvez m’aider à le récupérer ? »

Elle bat des cils où des larmes apparaissent. Un vrai talent, selon son frère. La lèvre tremblotante, elle ajoute :

« Manuel est qu’un labrador d’à peine sept mois… Il est tout blanc avec un collier bleu.

— Gamine, s’exaspère le garde, tu devrais faire une croix sur lui. Un thaleb ou un Changé l’a peut-être déjà bouffé. »

Un hoquet roule dans la gorge de Béatrice qui couine :

« Un quoi ?

— Des créatures du diable.

— Donnez-moi juste cinq minutes pour récupérer Manuel, s’il vous plaît.

— File, maintenant. Si l’un d’eux te chope, tu risques de finir aux caves et pas dans un estomac.

— Pourquoi ? Il s’y passe quoi ? »

Du revers de la main, le garde essuie la sueur de son visage. La chaleur du mois d’août ravage aussi bien le paysage que les habitants.

« Des trucs moches, élude-t-il. Dépêche-toi de partir, les sbires du Serpent préparent la venue de la Protectrice pour cet après-midi. Il pourrait prendre une gamine de ton genre pour elle ! »

L'estomac de Béatrice se noue.

Le Serpent est-il l’un des douze saeat ? La Faucheuse lui a parlé du bout des lèvres de « personnification » d’animaux sacrés. Saeat signifie heure… Y a-t-il un lien entre les deux ? Ont-ils des pouvoirs liés à ça ? Si le Serpent arrange son comité d’accueil, c’est qu’il peut communiquer avec les humains. Bonus : le Serpent doit les manipuler via la peur ou l’avarice pour se faire obéir. Béatrice pourrait trouver son moyen de pression et le retourner contre lui et, indirectement, Ahmès.

Enfin un truc que je maîtrise et comprends ! À elle de tirer les bonnes informations du garde.

« Ils comptent faire quoi à son arrivée ?

— Gamine... Crois-moi, c’est pas beau à voir. Maintenant, barre-toi. »

Des éclats de rire le détournent de Béatrice. Son expression ennuyée se métamorphose. Le teint cireux, il hèle une bande de gamins. De l’autre côté de la route, ils poussent sa moto garée jusque-là devant le lycée. Bordel ! L’un d’eux joue avec l’antivol, un autre traîne une caisse à outils. Ces idiots n’ont pas réussi à la démarrer.

« Bande d’enculés. » jure Béatrice.

En écho, le garde s’écrie :

« Où vous avez volé cette bécane ‽ »

Il sait le modèle de ma moto ? Le garde l’observe. Son air de biche effrayée face à des phares trahit ce qu’il suppose. En le voyant dégainer, les préadolescents abandonnent Maeve sur le bas-côté et déguerpissent. Un Sig-Sauer, reconnaît Béatrice, qui ne bouge pas. Le doigt du garde sur la gâchette l’horripile et confirme ses soupçons. Ce n’est qu’un civil déguisé en militaire, sans entraînement basique.

« Qui es-tu ? Pas de mensonge, gamine !

— Ton doigt, grince-t-elle. Vire-le de là, si tu ne veux pas qu’un coup parte seul. »

Il l’écoute, le posant le long de la glissière. Béatrice lui sourit. Un sourire simple, neutre. D'un geste lent, elle ôte sa vieille veste de cuir. Celle-ci tombe au sol en un bruit étouffé. Le garde déglutit et réaffirme sa prise sur le Sig-Sauer.

« Garde tes mains en l'air ! »

Il ne tiendra pas longtemps dans cette position. D'un regard las, elle l’étudie – de sa posture peu assurée au maintien bancal de son arme – puis s'avance d'un pas. L'homme recule. De la sueur ruissèle sur son front et au-dessus de ses lèvres.

« Arrête, souffle-t-il.

— Comptes-tu me tuer ?

— Non ! Bien sûr que non !

— Nous sommes dans une impasse, hein ? »

L'espace qui les sépare se réduit à nouveau.

« Première fois. »

Elle ne lui pose pas une question : elle le sait.

« Tu n'as jamais menacé quelqu'un. Encore moins avec une arme. »

Son ombre dévore presque celle du garde.

« Tu n’as jamais tiré. En tous cas, pas pour de vrai. »

L’expression tourmentée du garde l’adoucit presque. Il ne partage pas ce détachement qui anime Béatrice et les siens. La mort fait partie d’eux, elle est dans leur nature. Même en la tuant aujourd’hui, cet homme n’en effleurera pas la froideur. Le regret et les remords le rongeront de l’intérieur.

Le garde tremble, arrondit le dos sous une rafale. Face au vent qui gonfle et claque à ses oreilles, Béatrice reste de marbre, l’esprit vide. Elle savoure leur différence, au parfum doux-amer. Le prédateur se repait déjà de la proie.

« Oui… geint le garde. Oui ! Je n’ai jamais tiré ! Ô Dieu, arrête ! N'avance pas !

— Connais-tu cette sensation de perte ? Quand tu appuieras sur la détente, tu changeras. Pour le pire. Et moi ? Que tu me blesses ou me tues, je m'en moque. Toi, par contre... »

Il baisse son arme puis se ressaisit.

« Oh, je les vois...

— Vois quoi ? couine-t-il, la gorge si serrée que sa voix s’en déforme.

— Tes cauchemars. Regarde-moi. Ce visage te hantera jusqu'à la fin. Celui de la femme que tu condamnes en tirant. »

La respiration saccadée du garde se répercute sur le visage de Béatrice qui, d’une prise fluide, le désarme et retourne le Sig-Sauer contre lui. Sous le choc, il tombe à la renverse, son crâne cogne le trottoir derrière lui. Le vent s’apaise.

« Ne fais pas ça ! Tu le regretteras !

— Toi, oui. Moi ? »

Le sourire de Béatrice se mut en rictus.

« Recommençons du début, Mr Propre. Dis-moi tout sur les caves, la surprise-partie prévue par le Serpent et les Changés.

— Non ! Ils me tueront !

— Tu crois que je compte te donner une petite tape, si tu ne craches pas le morceau ? »

Il déglutit, le visage poisseux et la respiration laborieuse.

« L’Élu… Il… il fait des trucs bizarres aux gens. Ça se passe d’abord dans les caves puis à l’infirmerie reconvertie en labo. Ils mutent, deviennent des monstres au bout de quelque temps… J’en sais pas plus ! J’en sais pas plus ! répète-t-il.

— Parle-moi du Serpent. »

Il pleure, terrorisé.

« Il a ordonné aux escouades d’Hoffman et de Muller de gérer votre arrivée. Ils détiennent les gars qui sont arrivés avant toi. Je le jure sur la vie de mes enfants !

— Où sont-ils ? »

Un crissement de pneus les interrompt. Des hommes à l’uniforme noir, arborant un brassard blanc à la lettre gamma brodée en rouge, sortent d’un véhicule de service stoppé en travers de l’entrée. Béatrice ne s’attarde pas plus et abat le garde avant de s’enfuir.

Elle remonte la rangée de bâtiments sinistres, dépasse un carré végétal formé par des cyprès de Leyland, puis le contourne et atteint un immense parking jouxté à un héliport. Une trentaine de personnes aux vêtements gris décharge des camions.

« Arrêtez-là ! » hurle l’un des poursuivants.

Dans tes rêves. Béatrice tire dans le tas. Les ouvriers s’enfuient dans tous les sens. Elle en profite pour se faufiler jusqu’à la tranchée longeant à sa gauche les abords de la caserne. Contrairement à ce qu’elle craignait, des concertinas n’agrémentent pas le sol terreux.

D’un bond, elle s’y réfugie et avise l’espace fortifié pour passer sous l’entrée principale. La noirceur de ce pseudo-tunnel l’aiderait à ralentir les soldats, voir lui donner un avantage. Trois cents mètres l’en séparent. Comme à l’aller, elle impose à son corps un sprint rude.

L’obscurité l’entoure enfin. Sa poitrine s’élève et s’affaisse sous un souffle qu’elle s’efforce à calmer. Un bruit sourd l’avertit qu’un de ses admirateurs est descendu à son tour. À cause du contrejour, elle distingue difficilement la silhouette masculine, grande et large. Quelqu’un l’interpelle d’en haut :

« Myung-Dae, on devrait attendre des renforts… »

Myung-Dae ? Un choc contracte les muscles de Béatrice, en même temps que son cœur ralenti et ses entrailles se nouent. Des feuilles mortes volent à ses pieds. Un bref instant, des baskets blanches remplacent ses bottes de moto. Son pantalon est remplacé par un petit short troué. Sa main ne tient plus une arme, mais le bras d’un garçon aux origines franco-coréennes.

Le faisceau d’une lampe torche brise cette illusion. D’un pas chassé, Béatrice recule à temps, et se plaque contre la paroi pour ne pas être prise en traître. Les yeux plissés, elle tente de reconnaître les traits de son ami d’enfance. Quelle différence cela fait ? S’il porte cet uniforme, ça n’est pas pour faire joli ! Elle se ressaisit, élève le canon du Sig-Sauer en direction de Myung-Dae. Alors qu’elle s’apprête à tirer, il s’adresse à elle :

« Béatrice ? Béatrice Romano ? »

Il ne m’a pas reconnu ? Peut-être n’a-t-il pas fait le rapprochement à cause de mon changement de nom…

« Ne faites rien de stupide pour le bien de vos amis, l’enjoint Myung-Dae.

— Avance encore et dis adieu à ton entrejambe. »

Pourquoi tu lui parles, idiote !

Il s’immobilise, éclaire le bas de son corps. Le préado a cédé la place à un adulte à la voix de baryton. Il lui paraît aussi grand que Marcus, mais moins large des épaules. La pénombre joue en la faveur de Béatrice. Elle ne distingue pas son visage et la lampe torche trahie sa position exacte.

Cependant, son doigt ne bouge pas, placé hors de la détente. Ils ne sont plus ces enfants qui jouaient ensemble à grimper aux arbres et à se courser. Il appartient à l’Armée de la Collaboration ! Bouge, ma grande ! Elle étire sa nuque. Bien qu’elle tue facilement, ce n’est pas une psychopathe ni une sociopathe.

« Nous détenons vos amis. » lui apprend Myung-Dae.

Il amorce un pas vers elle. Un tir, porté un mètre devant lui, le rappelle à l’ordre.

« Ne me suivez pas ou tuez-moi et le Serpent les fera exécuter.

— Pourquoi te croirais-je ?

— Je n’ai rien pour le prouver. Dois-je demander à un de mes hommes de nous ramener un doigt ou une main ? »

Un grondement roule dans la gorge de Béatrice. Bluffe ou pas, elle n’apprécie pas cette menace. Une troisième personne saute les rejoindre et pointe sur eux un projecteur de chantier. Éblouie, Béatrice projette ses yeux de son avant-bras. Bordel ! Des pierres roulent derrière elle. Un soldat la prend en traître.

*

Un sifflement constant parasite l’oreille droite de Marcus. De la gauche, il entend à peine les rires des soldats le surveillant. Putain ! La tête penchée en avant, des rangers apparaissent dans son champ de vision. Un des geôliers s’accroupit.

« Elle est là, lui apprend-il dans un italien bancal. La Protectrice est là ! »

Il tape des mains puis repart. Non… Non, Béa ! Marcus s’agite, tire sur ses liens. Le serflex s’enfonce, brûle sa peau. Un engourdissement s’étend du bout de ses doigts jusqu’à ses poignets. Un râle vrille sa gorge. Il se force à regarder autour de lui.

Un tournis le saisit, l’empêche de repérer Aro. Piégé sur place, Marcus maudit Dieu. Ils n’auraient jamais dû participer à cette partie. Ils devraient profiter d'une vie normale, banale, après des années à lutter pour survivre.

Aro.

Marcus se concentre, essaye d’entendre son époux malgré son acouphène. Pardonne-moi… Grâce à des bombes artisanales, Aro et lui ont réussi à échapper à la surveillance constante des collaborateurs – comme son mari a surnommé les soldats à l’uniforme noir.

Ils voulaient se baser au niveau de la station d’essence comme convenu avec Béatrice. Là-bas, les pions et les saeat d’Ahmès ne leur nuiraient pas. Ce bâtiment est abandonné depuis quelques années et toute la partie ouest de la caserne a été condamnée après l’effondrement d’un immeuble. Seuls s’y aventurent les ouvriers forcés pour réhabiliter les lieux.

Pourtant…

Marcus crache du sang. Le goût ferreux s’étale sur sa langue et ses dents. Aro… Il force sur sa nuque raide et résiste à ses vertiges. Une chaise, à deux pas de la sienne. Une tension disparaît au niveau de ses épaules. Il est là, avec lui.

Pardon, Aro, pardon.

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