Chapitre 1 ~ Descente aux enfers (1/5)
*Alice*
Cela faisait deux semaines que Mattheus m’avait mise à la porte comme une malpropre. Depuis, je n’avais plus eu de nouvelles. Juste ce message, envoyé sur mon Platphone il y a quelques jours, que j’ai relu des dizaines de fois, au point d’en connaître chaque ponctuation par cœur.
« Je suis vraiment désolé, Alice, mais je ne peux pas… C’est compliqué dans ma tête, dans ma vie. Je ne veux pas te mettre au milieu de ce chaos. Nous avons passé des moments super mais je dois y mettre fin… Ne m’en veux pas… »
Nul, hein ?
J’avais essayé de l’appeler, en vain. Jamais il n’a daigné répondre. Comme si je n’existais déjà plus à ses yeux. Comme si je n’avais jamais compté.
De mon côté, je m'étais torturée l’esprit. J’analysais chaque mot, chaque geste, à la recherche du moindre faux pas qui nous aurait amenés à ce moment. Tout ce que je souhaitais, c’était de réparer ce lien qui continuait de se tendre entre nous, d’une manière qu’il m’était difficile d’expliquer. Seulement, je ne comprenais pas son comportement.
C’est fou comme il était difficile de tirer un trait sur la personne que l’on aimait le plus au monde. De lâcher prise. De réaliser que nous ne connaîtrions plus jamais ce type de bonheur. Cet amour pur, sincère… Du moins, c’est ce que je croyais.
Ce qui me troublait le plus dans cette histoire, c’est que j’avais lu dans ses yeux la peur qui l’habitait. Comme si j’allais mourir devant lui, sans qu’il ne puisse agir. Cette expression sur son visage… Qu’est-ce qui le terrifiait à ce point ?
Aaaaah !
Ces pensées ne cessaient de me tourmenter. Dès que je fermais les paupières, ces images me hantaient. À force de tourner ce film en boucle dans mon cerveau, je me tapais des migraines de l’enfer.
Mais, que pouvais-je faire d’autre ?
Mattheus prenait toute la place dans mon cœur. Et donc, forcément, dans ma tête aussi. Avec lui, j’eus l’impression que tous mes rêves étaient à portée de main. Sa présence, son toucher m’électrisaient. Il déclenchait tellement de choses en moi, comme si nos deux âmes étaient liées d’une quelconque façon.
Sans lui, je me sentais morte. Le silence faisait résonner les voix en moi. Mes démons me tourmentaient. Ils se riaient de moi pour avoir été aussi stupide de baisser ma garde. De me laisser emporter par l’amour au lieu de rester sur mon objectif principal.
Stupide petite fille.
Les jours se succédaient sans que je sois vraiment présente.
Alice le zombie.
Parfois, quand je fermais les yeux, une espèce de voile noire semblait prendre possession de moi. Cette noirceur se propageait, comme un virus sorti de nulle part. J’ignorais comment la supprimer. Tel un cancer, un poison, elle se répandait dans chaque parcelle de mon être, jusqu’à prendre le contrôle de mon âme.
Est-ce que je devenais folle ?
Je secouais la tête pour tenter de reprendre contenance. Mon père m’avait appelé ce matin. Il serait présent en ville pour quelques jours et m’avait donné rendez-vous dans notre restaurant préféré.
Quand je pris la direction du centre, le vent souffla dans mes cheveux. La fraîcheur matinale fit rougir mes joues.
En apercevant la devanture du restaurant, je grimaçai. Tout me ramenait à Mattheus, et j’avais un goût amer dans la bouche.
Je soufflai. Devant mon père, il fallait que je garde la face. Que je fasse bonne figure. Les souvenirs de Mattheus ne devaient plus me gâcher l’existence. Il avait pris sa décision. Je n’avais d’autre choix que de faire avec.
Le viub de mon père s’engagea dans l’allée. Son regard dur était posé sur la place. Quand ses yeux se posèrent sur les miens, ses traits s’adoucirent. Il m’adressa un sourire accompagné d’un hochement de tête.
Je repensais à la proposition qu’il m’avait faite quelques heures plus tôt. Comme les vacances approchaient, il m’avait proposé de rentrer avec lui. À l’origine, je devais passer mon été à Magamorâa avec mes amies. Mais je n'en avais plus la force. Sophie et Jaya seraient déçues, mais elles comprendraient. Il était vital pour moi de prendre du recul sur la situation.
Mon père s’approcha vers moi d'un pas énergique avant de me lancer gaiement :
— Salut ma grenouille, tu vas bien ?
— Oui.
Je répondis d'un ton plus rauque que je l'avais souhaité. Je me râclai la gorge puis repris :
— Et toi ?
Il hocha vaguement la tête.
Nous nous dirigions vers l’entrée du restaurant en silence. Je m’efforçais de ne rien montrer de mes sentiments et de l’angoisse qui montait en moi à mesure que nous avancions. Mais, c’était plus fort que moi. Mon visage avait toujours reflété avec exactitude ce que je pouvais ressentir. Rien n’avait changé à ce niveau-là. Je l’aimais de toute mon âme, et cet endroit me rappelait la chaleur de ses bras.
Mon père me jeta un regard inquiet.
— T’es sûr que ça va ?
— Oui oui…
Ses traits accueillirent une grimace peu convaincue. Il avait toujours su lire en moi. Et, comme je n'étais pas la personne la plus stoïque, ce ne devait pas être très compliqué de comprendre que je n’allais pas bien. Mais mon père, c’était comme s’il possédait un don.
— J’ai mangé ici avec… un ami. On se parle plus pour le moment, lui confiais-je.
— Ce Matthias dont tu m’avais parlé ?
— Mattheus… Oui…
L’ambiance intérieure ne m’apaisa pas, malgré la familiarité de ce lieu. Avant, ce restaurant était un refuge pour moi. Désormais, il me rappelait mon cœur brisé.
Matt me manque.
Sur notre droite, un couple s’embrassait tendrement. La colère montait en moi. Je m’imaginais les séparer, et leur dire que l’amour n'était qu'une connerie inventée par notre société pour nous briser davantage. Mais je n’en fis rien. Je me contentais de les observer avec rancœur.
Ne me parlez plus d’amour.
— Que s’est-il passé ?
— Désolée, papa, j’ai pas envie d’en parler.
Sa bouche resta scellée. Seuls ses yeux témoignaient de son soutien. Il posa une main sur mon épaule et m’entraîna à avancer. Je lui répondis par un sourire gêné.
Depuis toujours, il avait respecté mes émotions à chaque moment de ma vie. Il ne me forçait jamais à m’expliquer si je n’en avais pas envie. C’était une des choses que j’adorais chez lui.
Une serveuse nous indiqua notre place. Nous étions juste à côté d'un nouveau couple.
Sérieux ?
Mes narines se dilataient, comme un taureau prêt à charger.
Une fois assis, elle nous distribua le menu et nous proposa un apéritif.
— Je prendrais un kir, lançai-je sans réfléchir.
Mon père leva des yeux intrigués vers moi, puis des ridules amusées apparurent aux coins de sa bouche. Habituellement, je ne consommais jamais d’alcool devant lui. Essentiellement parce qu’il avait traversé une phase alcoolisée à la mort de ma mère, je ne souhaitais pas alimenter son addiction.
— Deux.
À mon tour de lui jeter un regard inquiet.
— Est-ce vraiment raisonnable ? murmurai-je.
— Alice, j’étais pas alcoolo. Et puis, cette période est révolue, ne t’en fais pas.
Je levais la tête, moyennement convaincue. De toute façon, c’était un adulte responsable, je ne pouvais pas le priver de faire comme bon lui semblait.
— Alors, comment se passe ton travail ? lançai-je une fois la serveuse partie.
— Bien. J’ai d’ailleurs reçu une mission dans le coin. Je sais pas encore si je vais accepter mais… — il m’observa avec inquiétude — est-ce que ça te plairait que je sois en ville ?
Bien sûr que ça me fait plaisir !
Un sourire franc se glissa sur mes lèvres. Cela faisait si longtemps que j’avais envie de cette proximité familiale. Que nous puissions oublier les tracas du passé et retrouver une vraie relation père-fille. Ça me mettait du baume au cœur.
Je lui exprimai ma joie de cette proposition. Mon père me répondit par un sourire chaleureux avant de reprendre son sérieux.
— Pour parler d’un sujet moins joyeux… Les travaux de rénovation de la maison se terminent sous peu, et j’ai déjà un acheteur. Il faudrait que tu puisses venir trier les dernières affaires que tu souhaites conserver. Est-ce que tu peux te noter ça dans ton agenda pour le 24 novembre ?
24 novembre… C’était la date que j’avais vue dans le livre de Mattheus. La fameuse soirée qu’il comptait organiser. D’ordinaire, j’aurais tout de suite accepté de rejoindre mon père. Mais… Une part de moi souhaitait rester disponible pour Mattheus.
Pathétique.
J’indiquais ma réflexion à mon père, sans trop de précision. Il me précisa que nous pouvions le faire le week-end suivant. Lorsque la vente sera définitive, il achètera un appartement pour nous deux en ville. Quand ce sera fait, je quitterai les dortoirs de l’université. Ce n’était pas plus mal. Il fallait que je m’éloigne de Mattheus, afin de ne plus le croiser.
Même si, étrangement, depuis notre altercation, je ne l’avais plus aperçu ne serait-ce qu’une fois. Presque comme s’il avait disparu de la surface.
J’adressais un sourire satisfait à mon père.
Ensuite, le repas se déroula sur une note plus légère. Mon père semblait s’être libéré d’un poids. Et moi, j'étais heureuse de retrouver notre complicité. La disparition de ma mère nous rendait encore triste, mais nous arrivions à vivre avec.
— Sinon… Niveau amour… Est-ce que tu as rencontré quelqu’un ? me risquai-je.
— À vrai dire… Oui.
— Bah alors ? Raconte !
— C’est pas ce que tu crois. Et puis de toute façon, tu passeras toujours en priorité. Je suis là pour te protéger.
— Me protéger ? Je suis plus une gamine, papa. T’as le droit de sortir avec quelqu’un sans avoir mon approbation.
— C’est pas ça Alice. Les choses risquent de changer, et je dois penser à ton bien-être et ton avenir.
— Changer ? Qu’est-ce que tu veux dire par là ?
La douleur dans mes sourcils me surprit. Je ne m'étais pas rendu compte que je les avais froncés. Mes traits se détendirent. Son discours me laissait imaginer qu’il avait rejoint une secte, ou un truc dans le même genre.
Je l'observai en silence, soucieuse. En détaillant son visage, je me rendais compte qu’il ne vieillissait pas, et qu’il prenait encore ces médicaments à la noix. Même si je ne l’avais jamais vu en acheter, son physique répondait à mon interrogation. D’extérieur, on pourrait penser qu’on était frère et sœur.
— Rien, laisse tomber. Je vais accepter la mission que l’on me propose une fois qu’on sortira du restaurant. Tu auras besoin de moi.
Oui j’ai besoin de toi, me dis-je, mais pas de la façon dont tu le penses.
Parfois, il me donnait l’impression d’être encore une petite fille. Comme si j'étais en danger et que j’avais besoin constamment de sa protection.
Ses yeux plongèrent dans les miens, et je réalisai qu’il ne m’avait pas vraiment regardé depuis son arrivée. Ses sourcils se froncèrent.
— Alice, ce Mattheus dont tu m’as parlé, il est dans ta classe ?
J’eus un mouvement de recul involontaire. Pourquoi me parlait-il de lui ?
— Non, pourquoi ?
— Tu l’as connu où ?
— Pourquoi tu me poses ces questions, papa ?
— Réponds à la question, s’il te plaît.
— Qu’est-ce que ça peut faire si…
— Réponds !
Mon corps se raidit. C’était la première fois que mon père haussait le ton de cette manière.
Qu’est-ce qui lui prenait ?
Comme s’il sortait d’une espèce de transe, ses traits s’adoucirent et il posa une main sur la mienne. Mes membres étaient gelés, j’étais incapable de faire le moindre mouvement. Il poussa un soupir.
— Excuse-moi ma chérie, je veux juste te protéger.
— Ça fait deux fois que tu me dis ça, papa. Me protéger de quoi ?
— Il est dans l’aile gauche, c’est ça ?
— Oui.
Il poussa un nouveau soupir. Nos desserts arrivèrent. Il l’entama pendant que je l’observais en silence. Je sentais qu’il évitait désormais mon regard. Comme il restait muet, j’eus la forte impression qu’il me cachait quelque chose. Et cela avait de toute évidence un rapport avec Mattheus.
Annotations