Chapitre 2 ~ Zone grise (1/5)
*Mattheus*
Le temps avait cette manie étrange de s’étirer ou de filer entre les doigts, indifférent à mes attentes. Soixante-neuf jours… À l’échelle d’une vie, ce n'était rien. Une poussière. Pourtant, pour ma part, chacun d’eux se traînait comme une éternité.
Soixante-neuf putains de jours sans parler à Alice.
Un tourbillon de solitude et de tristesse profonde.
Mes journées s’organisaient de la même façon : moi, en position fœtale dans mon lit. Mon matelas portait la marque de mon chagrin. Mon dos me faisait atrocement souffrir.
C’était ironique d’imaginer que nous, « élus », puissions ressentir ce type de douleur.
Un soupir de frustration s’échappait d’entre mes lèvres.
Mon esprit ne cessait de rejouer ce moment fatidique avec Alice. Il me plongeait dans une torture et une angoisse constante, amplement méritées. J’étais devenu une ombre. Je vivais par automatisme, comme un robot programmé. Les jours s’enchaînaient avant de s’évaporer sans que j’en aie pleinement conscience.
Si je devais retenir le positif dans cette histoire, c’est que ma bonne vieille âme gris foncé était de retour.
Oh, j’avais également passé le test de Madame Brindillovan haut la main et disparu pour la première fois de ma vie.
Tout ça ne m’aidait même pas à retrouver le sourire. La dépression m’accueillait dans ses bras comme une amie d’antan.
Sans elle, plus rien n’avait de saveur. La vie me paraissait fade. Le trou en moi n’arrêtait plus de se creuser sous le poids de son absence. Tout était ma faute.
Je me sentais vide et froid.
Pourtant, mes amis tentaient du mieux qu’ils le pouvaient de me remonter le moral.
Mais je n’existais plus. Je n'étais qu’un écho de moi-même.
Pour ne pas être un fardeau, je restais cloîtré dans ma chambre.
Quand je devais me rendre en cours, je me pavanais presque devant la R.D.Â. Comme une provocation qui insinuait : « Prenez mon âme ». Les gardiens ne me jetaient pas le moindre regard, comme si je n'étais qu'un fantôme sans intérêt. J’aurais aimé qu’ils m’attrapent pour me donner la punition que je méritais, à hauteur de mes péchés.
À travers la fenêtre, j’observais la lune qui filtrait derrière un voile de pollution. Je n’avais pas remarqué qu’il faisait déjà nuit.
Quel jour étions-nous ?
Lundi ?
Jeudi ?
Aucune idée.
Mon réveil n’avait pas sonné. Nous étions probablement samedi.
Un grognement remonta dans ma gorge alors que je me replaçai sur le matelas.
Mon regard se perdit vers mon bureau. Un tissu bleu y était posé en boule. Quand je l’avais congédiée, elle était partie avec mon pull, oubliant le reste de ses affaires. Plusieurs fois, j’avais pris son gilet entre mes bras et reniflé son odeur.
Un soir, n’y tenant plus, j’avais décidé de la suivre. Quand j’eus fini par la trouver, elle était vêtue d’une robe à paillettes et était accompagnée de Jaya. Elles se dirigeaient vers une boîte de nuit clinquante au milieu d’une place. Ce n'était pas son habitude de se glisser dans ce genre de soirée.
Camouflé par mon invisibilité, je m'étais faufilé à travers la foule pour la garder dans mon viseur. Mes yeux ne pouvaient se détacher d’elle, ne serait-ce qu’une seconde. Puis, elle avait tourné la tête et ses iris avaient capté les miennes. J’avais eu un mouvement de recul, surpris qu’elle puisse m’apercevoir. Ou peut-être qu’elle avait simplement le regard perdu dans le vide.
Ce n'était pourtant pas ça qui m’avait surpris, mais plutôt la lueur noire qui dansait dans ses globes oculaires. Cette brume s’emparait d’elle, comme des mains faites de goudron. Toute l’humanité qui transparaissait dans ses yeux n'était plus. Je m’attendais presque à ce qu’elle se décompose sous mes yeux. Mais, rien. Elle tourna simplement la tête vers Jaya qui lui tendait un verre.
Depuis cette soirée, je ne cessais de faire des cauchemars. Et chaque fois, je me réveillais en sueur, le cœur en miettes.
Seulement, je devais me ressaisir. Il fallait que je trouve une solution pour la sauver. Notre éloignement ne l’avait visiblement pas effacé de ma liste, alors je devais procéder autrement.
Je m’interrogeais sur la nécessité de cette mise à distance.
Existait-il un autre moyen ?
Et si je le trouvais, aurais-je le courage de rester dans sa vie après tous les dégâts que j’avais causés ?
Lâche.
Pourriture.
Pauvre merde.
Comme le tube de l'été, ces mots tournaient dans ma tête sans pause.
Je poussais un soupir et portais mon regard sur les fissures du plafond. J’en suivis le chemin pour détourner mes mauvaises pensées et me concentrer sur autre chose. Ça ne fonctionnait qu’à moitié.
Je sentis du mouvement sur ma gauche. Un brouillard épars ondulait dans la pièce. Des chaussures noires crissèrent sur le sol. Puis, le bruit d’un râclement de gorge.
— Ça sent le poney, ici.
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