Chapitre 2 ~ Zone grise (3/5)
Nous étions à présent dans une chambre d’hôpital, caractérisée par ses murs blancs. L’air sentait la javel et la merde. Les machines produisaient des bis réguliers.
Un homme d’une quatre-vingtaine d’années était allongé devant nous dans un lit étroit. Ses poumons produisaient des vagues régulières, ponctuées par un bruit qui rappelait le sifflement d'un ballon.
— Deux minutes, annonça mon père comme un maître de cérémonie.
Cette sentence sortait familièrement de sa bouche, et, malgré mon rôle, je trouvais toujours ça déstabilisant. Un jour, tout ça serait mon quotidien. Pour le moment, ça me donnait l’impression de ne pas être à ma place.
— Alors, pour Alice, tu comptes m’expliquer ? me relança-t-il d’une voix monotone.
J’ouvrais la bouche avant de me raviser. Il y avait un détail qui me dérangeait. Je n’y avais pas prêté attention la première fois, mais cette fois-ci, ça sonnait comme une évidence.
Il l’avait appelée Alice. Pas Alice Valmorin ou mademoiselle Valmorin. Non, il l’avait appelée par son prénom. Ce qui, dans la bouche de mon père, n'était pas habituel. Jamais je ne l’entendais appeler les gens par leur prénom, sauf les personnes proches. Ce qui laissait sous-entendre qu’il connaissait Alice.
Mes yeux ne le quittaient pas, essayant de comprendre cette nouvelle information. Ma bouche s’était ouverte sans que je n’y prête attention, et je devais avoir l’air d’un poisson d’eau douce. Mes paupières ne battaient plus.
— Tu la connais ?
Son regard se posa sur moi et nous nous lançâmes dans un duel silencieux. Mon père finit par hausser les épaules et lâcher d’une voix calme :
— Je connaissais sa mère. Elle fut mon élève pour le grand test.
Je ne devais pas être surpris. Après tout, il paraissait connaître le monde aussi intimement que celui-ci le connaissait. Pourtant, je ne pus m’empêcher de réagir. Ce qui m'énervait le plus, c’est qu’il avait été présent pour tous ces pseudos élèves, mais jamais pour moi.
Il s’approcha de moi et me demanda une nouvelle fois pourquoi elle était sur ma liste. Cette fois-ci, une colère sourde se propagea dans mes veines, et envahit chaque millimètre de ma peau.
Comment osait-il me reprocher mes erreurs, lui qui m’avait honteusement abandonné ? Lui qui m’avait laissé dans le flou, dans la peur, pendant presque toute une année ?
S’il y avait bien une personne devant laquelle je n’avais pas à rougir de culpabilité pour les dégâts que j’avais causés, c’était bien lui.
Je gonflai le torse d’amertume et avançai vers lui.
— Tu sais quoi, papa ? — je crachai ces derniers mots — t’es ultra mal placé pour me juger, d’accord ? T’étais où quand j’ai appris que mon âme avait changé ? T’étais où quand j’étais perdu ? Je vais te le dire, moi. T’étais dans ton silence, comme un lâche.
Aucune réaction ne se lisait sur son visage — pour changer !
— Très bien. Mais ça n’explique toujours pas comment Alice s’est retrouvée sur cette liste.
Ma mâchoire se serrait. Cette manière qu’il avait de tourner mes émotions en ridicule. De me faire comprendre que ça n’avait aucune espèce d’importance. J’avais envie de serrer mes cheveux de toutes mes forces et de hurler comme un loup face à la pleine lune.
La colère prenait racine dans le creux de mon ventre, prenant le contrôle de ma langue. Les mots s’échappaient d’entre mes lèvres avec une telle facilité.
— Pourquoi elle est sur la liste ? Mais parce que je l’aime ! Parce que je l’ai embrassé, parce que j’ai…
Je me stoppai net car je ne souhaitais pas lui donner les détails intimes de notre relation. Seulement, il devait comprendre qui était Alice pour moi. Ce qu’elle représentait. Il fallait qu’il entende ma culpabilité, ma tristesse. Qu’il prenne conscience du poids de son absence.
— Tu sais ce que ça fait de savoir que tu as condamné la personne que tu aimes le plus au monde à une mort certaine ?
Ses yeux ne quittaient plus les miens. Un fil se tendait entre nous.
Puis, un bip linéaire et strident s’étira dans la pièce, détournant notre attention. Rapidement, il s’approcha du vieux. Il attrapa sa main molle avant de murmurer des paroles inaudibles d’où je me tenais. Du personnel en blouse blanche entra dans la chambre et s’anima autour du patient. Ils annoncèrent l’heure du décès avant d’éteindre les machines sans faire attention à nous.
Mon père me fit un signe et je le rejoignis. Nous étions collés au mur pour pouvoir nous mouvoir plus facilement. Il sortit une fiole de sa poche. Puis, il inspira avant de réduire l'écart entre son visage et celui de l’homme. Ses yeux se plantèrent vers le milieu de ses poumons. Puis il inspira. Tandis qu’il inhalait de l’air, l’âme sortit doucement, comme une écharde plantée dans la peau. Elle s’étira avant de se réduire en un spectre jaune et visqueux. Il fit une espèce de rond avec ses doigts, la guidant vers la fiole.
Une fois à l’intérieur, il referma le bouchon de liège et la rangea dans sa poche avant.
— Certains Maîtres absorbent l’âme sans contact. Mais j’aime avoir un dernier geste d’humanité.
Je conservai le silence tout en lui jetant un regard de biais. Je n’avais pas l’habitude de l’entendre s’exprimer ainsi.
— Viens.
Il tendit une nouvelle fois son bras vers moi et je m’en saisis sans réfléchir, pour qu’il nous transporte ailleurs.
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