Chapitre 2 ~ Zone grise (4/5)

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Quand mes pieds foulèrent une nouvelle fois le sol, je ressentis aussitôt un malaise. Je relevai les yeux pour découvrir l’espace autour de moi, laissé à l’abandon. Ma peau était déjà moite d’humidité, comme si nous étions dans une cave. Il faisait tellement sombre que je n’arrivais pas à distinguer les formes. Tout était flou. Deux lampadaires se partageaient l’éclairage du lieu.

Quel était cet endroit ?

Quand je levai les yeux vers le ciel, je constatai qu’il était artificiel. Il comportait des nuances de noir et de gris, sans nuance de couleur. Ni étoiles voilées, ni lune à demi effacée. Rien. Seul le néant gouvernait ce lieu.

Même le son de mes pas semblait étouffé. En m’approchant, deux bâtiments gris finirent par se distinguer. Les murs s’effritaient en petits morceaux de granit. Des câbles électriques formaient des vagues, s’emmêlaient les uns aux autres dans une danse sinistre.

Mais ce qui me marquait le plus, c’était le manque d’air. Pas de vent, pas de fraîcheur. Comme si nous venions d’entrer dans une geôle.

Au pied d’un des immeubles, deux personnes étaient avachies devant un mur maculé de graffitis à moitié effacés. Une femme et un homme dont les membres tremblaient. Leurs cheveux gras étaient plaqués contre leurs fronts, dans un aspect qui rappelait de l’essence. Leurs yeux étaient vides… Sans vie, sans âme.

Je m’approchais doucement dans leur direction.

Je remarquai trois choses : la première, c’était que leurs vêtements étaient en friche, parsemés de trous, de crasses, si bien que je ne savais pas comment le tissu tenait encore sur leur peau. La seconde, j’apercevais une espèce de sérum physiologique entre les doigts terreux de la femme. Et la troisième, la couleur de leurs veines était anormalement grise. Comme si la mort se répandait en eux, lente, douloureuse, poussiéreuse.

— On est où ?

Mon père s’approcha de moi et jeta un regard vide aux deux laissés-pour-compte. Sa posture aussi rigide qu’une statue se figea sous la lumière morne du lampadaire. Ça lui donnait l’air d’un ange tombé du ciel.

Sans tourner son visage vers moi, il lança :

— C’est pas toi qui voulais des réponses ?

Je poussais un soupir.

Toujours ses phrases énigmatiques. C'était sa marque de fabrique. Nous pourrions croire que j’y étais habitué depuis.

Il reprit sa route, et ses pas n’émettaient pas le moindre bruit, comme un fantôme dans la nuit.

Je jetai un regard soucieux vers les deux humains souffrants.

N’allaient-ils pas mourir si nous les laissions ici, dans cet état ?

Comme s’il avait lu dans mes pensées, il m’annonça :

— Tu ne peux plus rien faire pour eux.

Sa voix sonnait comme un écho dans les ténèbres. Je me résignai et vins me placer à ses côtés.

— Pourquoi ils sont dans cet état ?

— Parce qu’ils ont trop pris de La grise.

— La grise ?

Nous avancions désormais presque à l’aveugle car notre chemin était plongé dans la pénombre. Je ne voyais pas où je mettais les pieds. Sous moi, je sentais que la terre était molle, comme si nous marchions dans la boue.

— C’est le nom courant de la Moramianthe.

— Ça m’avance toujours pas, grognai-je.

Je sentis le poids de son regard, même si je ne pouvais pas vérifier si c'était le cas.

— Tu ignores tant de choses de notre monde.

Sa remarque se planta en moi comme un poignard acéré.

Quel toupet !

— La faute à qui ?

Mon reproche gronda dans ma gorge. Il poussa un soupir. Ce n'était pas un râle d’ennui mais… de culpabilité ?

— C’est une drogue, reprit-il avec calme. Elle fonctionne principalement sur les humains. Comme tu as pu le remarquer, elle devient mortelle en forte consommation. Elle peut nous atteindre également à petites doses. Il s’agit de morceaux d’âmes réduites en poudre. As-tu déjà vu le résultat d'une âme arrachée ? C’est ce qu’on retrouve dans cette poudre.

J’eus un mouvement de recul.

Une drogue faite à partir de résidus d’âmes arrachées ? Avais-je atterri dans un autre monde ?

Il marque une pause, le temps que l’information fasse son chemin dans mon cerveau. Quand il reprit, sa voix se fit plus grave :

— On la surnomme La grise parce qu’elle porte le nom de cette cité. La zone grise. Ou, la déchetterie, selon le gouvernement humain. Cette drogue a été mise en circulation par le Grand Conseil.

Cette fois-ci, l’air se coinça dans mes poumons. Je portai une main à ma gorge.

— Un jour, tu m’as demandé comment nous étions financés. Tu as ta réponse.

Mon souffle se coupa une nouvelle fois, comme si je venais de me prendre un coup dans les côtes.

Je savais que le Grand Conseil était pourri… Mais à ce point ? Non, ça dépassait tout entendement.

Comment pouvait-on accepter ça ? Comment le Grand Conseil pouvait faire ça aux humains ? Dans quel but ? Je ne comprenais pas…

Je tournais ma tête vers l’emplacement où je pensais que mon père se trouvait.

— C’est quoi, les effets ?

— On raconte que La grise détache l’âme, la laissant flotter à la frontière entre vie et mort. J’ai entendu dire que certains auraient rencontré des proches disparus ou bien des silhouettes noires, qui leur murmureraient des présages d’avenir. Certains racontent que cette drogue ouvre la porte à La Mort… Ce sont des légendes urbaines, je ne sais pas quelle est la vérité, mais La grise tue à petit feu et dans des souffrances atroces.

Le silence s’étira entre nous tandis que je réfléchissais à ce qu’il venait de m’avouer. À l’époque, il m’avait dit que nous pouvions consommer de la drogue, que notre corps ne l’absorbait pas. Mais c’était faux.

— Et… sur nous ?

— Elle a des effets hallucinogènes. Il paraît qu’on voit la personne qu’on aime le plus sur terre. Mais je n’ai aucune certitude non plus.

Je réfléchissais à tout ce qu’il venait de m’avouer. À l’impact que ça avait sur notre monde et à sa signification.

Qu’est-ce que ça pouvait apporter au Grand Conseil de faire circuler de la drogue ?

J’allais poser la question quand nous arrivâmes aux abords d’une ruelle éclairée par des néons criards. Entre deux bâtiments de trois étages, je distinguais un double anneau accroché de chaque côté. Des symboles anciens étaient gravés, mais je n'arrivais pas à les voir dans le détail.

— Qu’est-ce que c’est ? demandai-je à mon père en pointant l’artefact du doigt.

Il leva la tête avant de me lancer un regard solennel.

— C’est un anti-téléportation.

Je savais que des brouilleurs existaient mais je n’en avais encore jamais vu. Je laissai mes yeux s’attarder dessus. Le métal brillait dans la lumière. Les symboles semblaient me murmurer des paroles incompréhensibles.

La rue était animée. Des stands étaient installés à la sauvette aux deux coins de la place. D’autres artefacts étaient étalés à la vue de tous, dont le sens m’échappait.

Mon père pressa le pas. Plusieurs passants étaient couverts d'une capuche dissimulant leurs visages. D’autres arboraient des tenues suggestives. Plus loin, un homme était adossé contre un immeuble défraichi, un pied posé contre la bâtisse. Sur son sweat, un pin’s gris et triangulaire était accroché. Il captait la lumière de la même manière que ces anti-téléportations.

Comme mon père accélérait le rythme, je dus presque courir pour le rejoindre.

Quelles étaient les réponses qu’il voulait me donner ? Quel était ce lieu ?

Je n’avais aucun repère, aucun indice sur la partie du territoire sur laquelle nous étions. Nous pourrions même avoir quitté la Terre que je n’en aurais aucune indication.

Entre deux devantures noires et écaillées se trouvait une boutique peinte de rose. C’était la seule qui était neuve et colorée.

Doux soupirs.

Le nom était inscrit en italique.

Quand mon père poussa la porte, un bruit de carillon retentit. Une odeur de poussière et de saleté remontait dans mes narines. Les étagères étaient mal rangées, et proposaient à la vente des objets érotiques : des fouets en fourrure, des menottes du même acabit, des sextoys…

Je me tournais subitement vers mon père, comme si je m’attendais à le voir rougir ou à montrer un peu de gêne à m’accompagner dans ce genre de lieu. Mais il avait sa sempiternelle expression neutre.

— Je peux vous aider ?

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