Chapitre 12 : Leçon de danse, Partie 1

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J’observais d’un œil critique la chemise dorée que me présentait Laïus.

  • Trop voyante, déclarai-je finalement en secouant la tête.

Patiemment, mon esclave rangea le vêtement dans ma garde-robe, avant de sortir une autre chemise noir avec des boutons argentés.

  • Pas assez voyante… ai-je commenté en poussant un soupir résigné digne des plus grands acteurs de tragédie. N’ai-je donc rien de convenable à mettre pour un bal ?
  • Si je puis me permettre, Monseigneur, intervint mon intendant. Je pense que c’est surtout votre présence que Madame la baronne réclame en ce moment, et non le soin de votre tenue.
  • C’est tout aussi important ! répliquai-je avec véhémence. Sinon de quoi aurais-je l’air devant mes pairs lors du bal de la reine ?

Je m’en moquais complètement, bien entendu… La seule chose qui m’importait, c’était de gagner du temps en espérant qu’Élisabelle finirait par se lasser et attribuerait un autre cavalier à Aïna pour ses leçons de danse. Alors quand ma vieille amie avait demandé à mon épouse et moi de filer nous changer pour notre première leçon de danse en couple… j’avais vu là l’occasion d’échapper à cette torture. C’était pour cette raison que je mettais un soin infini à choisir ma tenue, alors qu’habituellement je ne m’embêtais pas avec ces détails… Sauf si, bien sûr, je devais voir la reine.

Mais ça n’était malheureusement pas avec elle que j’avais rendez-vous aujourd’hui…

  • Pourquoi pas celui-ci ? me proposa soudain Laïus en sortant un costume bleu nuit brodé de fils d’or. Il est à la fois sobre et élégant… et j’ajouterais qu’il plaira probablement beaucoup à Madame la comtesse.

J’ai haussé un sourcil, avant de rétorquer immédiatement d’un ton sec :

  • Je me moque de ce que la comtesse peut bien penser !
  • …Comme il vous plaira, Monseigneur, laissa tomber l’intendant en se retournant pour raccrocher le costume.
  • Attend, l’arrêtai-je finalement après un instant de réflexion. Donne-moi ce costume. Il m’en faut bien un, de toute façon…

Si Laïus trouvait mon revirement curieux, il ne le montra pas. Après m’avoir aidé à enfiler le costume, il m’examina des pieds à la tête, puis hocha la tête d’un air satisfait.

  • Parfait. Je vais annoncer à Madame la comtesse et Madame la baronne que vous serez là dans quelques minutes…
  • Quoi ? ai-je réagi en me retournant avec un frisson d’effroi. Mais… Je ne peux pas descendre tout de suite ! Il doit bien y avoir… des affaires urgentes qui requièrent mon attention, non ?

J’ai regardé avec insistance mon intendant, lui intimant… lui ordonnant de me trouver une excuse valable pour échapper à la corvée que souhaitait m’imposer Élisabelle. Hors de question de perdre mon temps à danser la valse avec mon épouse… De toute manière, pourquoi diable Aïna aurait-elle besoin de moi pour apprendre à danser ? Elle avait trois mois pour s’exercer à être une cavalière convenable, et mon talent naturel ferait le reste le jour du bal. Traquer le mégalodon qui rodait autour de mon domaine était bien plus important… et surtout bien plus excitant.

  • Il y a certainement des affaires pour lesquelles votre avis serait… bénéfique, reconnut Laïus, avant d’ajouter après quelques secondes de réflexion. Toutefois si je puis me permettre…
  • Quand tu dis ça, la suite ne me plaît généralement pas… ai-je grondé, avant de pousser un soupir et d’acquiescer. Mais vas-y, continue…
  • Je pense, Monseigneur, que Madame la baronne n’acceptera aucune excuse de votre part… A moins que Sa Majesté elle-même vous convoque aujourd’hui.

Ce qui était hélas très peu probable… Du reste, Laïus avait raison : Élisabelle ne me laisserait pas échapper à cette corvée. Elle avait décidé qu’Aïna et moi devions apprendre à danser ensemble… et elle n’en démordrait pas.

  • Tu as gagné, ai-je lancé à l’attention de mon intendant qui s’inclina avec déférence. J’y vais…

***


Lorsque j’ai poussé les portes de la salle de bal, Élisabelle, mon épouse et quelques esclaves musiciens m’attendaient déjà. J’ai remarqué qu’Aïna avait revêtu une tenue plutôt sobre : une robe blanche plus courte, serrée à la taille par un ruban violet et surmontée d’une veste dorée maintenue par une broche en améthyste. Ses cheveux avaient été tressés et relevés en deux chignons bas, attachés par des rubans lilas… Et Némésis soit louée, elle portait des chaussures !

  • Bien ! s'exclama Élisabelle en tapant dans ses mains avec ravissement. Approche, mon garçon. Imaginons que nous sommes dans la salle de bal du palais. Sa Majesté ouvre le bal, bien sûr. Une valse est donc lancée…
  • Tout le monde sait que la danse favorite de la reine est la volte, l’ai-je coupé d’un ton supérieur.
  • Je le sais bien, mon garçon ! réagit Élisabelle en me lançant un regard courroucé. Seulement, c’est une danse complexe et je te rappelle que nous sommes là pour apprendre à Aïna en douceur. La valse me semble plus appropriée.

J’ai roulé des yeux avec exaspération. Si on suivait la logique d’Élisabelle jusqu’au bout, il faudrait déjà commencer par lui apprendre à marcher avec les chaussures qu’elle semblait tant détester ! Mais je savais très bien qu’émettre une objection n’aurait fait qu’irriter davantage la baronne de Véresbaba à mon égard, laquelle avait déjà eu la clémence de ne pas me reprocher mon retard.

  • Je disais donc : une valse est lancée, reprit Élisabelle en adressant un signe aux musiciens, qui se mirent aussitôt à jouer. Tu peux alors inviter ton épouse à danser, Forlwey, ajouta-t-elle à mon attention avec un sourire encourageant.

Poussant un soupir résigné, je me suis approché de mon épouse, avant de m’incliner et de lui tendre la main.

  • Si Madame veut bien me faire l’honneur de m’accorder cette danse… l’ai-je invité.

A ma grande surprise, Aïna esquissa alors une petite révérence, avant de glisser ses doigts dans les miens. Ses gestes étaient toujours empreints d’une maladroite naïveté…

« Ne te laisse pas attendrir ! » me suis-je repris, mécontent de ma propre faiblesse. « Sinon tu vas y rester pendant des heures ! ».

Avec impatience, je l’ai attiré à moi pour poser mon autre main sur sa taille afin de nous mettre en position pour la valse. Trop surprise pour réagir avant qu’elle n’atterrisse dans mes bras, Aïna se mit à rougir furieusement, et je sentis son cœur s’emballer.

« Si elle continue à rougir pour un rien, nous n’y arriverons jamais… » me suis-je agacé en l’observant avec découragement.

  • Allons ! lança Élisabelle en tapant des mains au rythme de la valse que jouaient les musiciens. Pose ta main libre sur l’épaule de ton cavalier, ma fille.

Timidement, Aïna s’exécuta enfin. Je me suis alors mis à glisser élégamment en diagonale, suivi par mon épouse qui m’accompagnait de son mieux d’un pas pesant et maladroit.

  • Non, Aïna, lui dit la baronne. Tu dois donner l’impression de glisser, toi aussi. Recule avec le pied droit.

Aïna baissa les yeux et, dans son empressement à obéir, m’écrasa le pied. J’ai supporté stoïquement ce désagrément, alors que ma cavalière embarrassée reculait prestement… et manquait presque immédiatement de tomber à la renverse. Je l’ai retenu fermement par la taille pour l’empêcher de tomber. Mortifiée, Aïna se mordit la lèvre, les joues en feu.

J’ai alors reculé mon pied droit, entraînant ma cavalière avec moi. Puis d’un geste empreint d’élégance, j’ai tourné sur moi-même, m’attendant à ce qu’Aïna glisse en même temps que moi.

Il n’en fut rien.

Aïna réussit non seulement l’exploit de perdre l’équilibre en tentant de m’emboîter le pas, mais elle perdit également son soulier en même temps. En fait, elle se serait probablement retrouvée par terre si elle ne s’était pas instinctivement accrochée à moi qui, bien sûr, était resté parfaitement droit.

Élisabelle fit aussitôt signe aux musiciens de s’arrêter et se précipita au secours d’Aïna, qui grimaçait autant de gêne que de douleur. L’une des domestiques s’empressa de ramasser le soulier égaré tandis que je m’écartais, observant la scène en contenant mon agacement. Si nous commencions à nous arrêter chaque fois que Madame la comtesse manquait de s’écrouler… il valait mieux que j’annonce tout de suite à Laïus de descendre mon lit, car nous étions bien partis pour camper ici jusqu’à ce qu’Aïna apprenne à marcher !

  • Est-ce que tout va bien, ma fille ? s’enquit Élisabelle d’un ton soucieux. Tu ne t’es pas fait mal ?
  • Euh… Non, même s’il s’en est fallu de peu. Je suis désolée.
  • Ne t’excuse pas, la rassura la baronne avant de me fusiller du regard. Tu as juste la malchance d’avoir un cavalier peu délicat…
  • Qu’ai-je fait, encore ? m’indignai-je aussitôt.

J’avais beau détester la danse, je m’étais tout de même perfectionné dans ce domaine, avec l’espoir d’éblouir Némésis de mes talents ! Alors je n’appréciais pas qu’on me critique… surtout quand je devais composer avec une débutante comme cavalière.

  • Elle devrait au contraire me remercier, ai-je renchéri tandis que la servante remettait le soulier au pied de mon épouse. Elle serait tombée plus d’une fois si je ne la tenais pas correctement.
  • Tu aurais dû la prévenir que tu allais tourner pour qu’elle se prépare, répliqua Élisabelle. Sois plus doux avec elle. Rappelle-toi qu’elle n’a encore jamais dansé une valse, contrairement à toi.

« Qu’est-ce que ce sera donc, lorsque nous nous essayerons à la volte… » ai-je grommelé intérieurement, avant d’admettre à voix haute.

  • C’est bon, j’ai compris.
  • Bien. Reprenons ! lança Élisabelle en faisant un signe aux musiciens.

Ces derniers recommencèrent à jouer, tandis que moi et Aïna nous mettions une fois de plus en position. Je me suis mis à glisser sur la droite, presque aussitôt imitée par mon épouse, tendue comme un fil.

  • Tu dois reculer avec le pied gauche maintenant, Aïna, l’encouragea Élisabelle. Essaie de te détendre un peu, ma fille. Tu es trop raide.

Aïna corrigea sa posture et plissa le front sous l’effort, concentrée à suivre le rythme que je lui imposais. Bien que ses mouvements étaient toujours aussi maladroits, je devais avouer qu’elle était très douée… quand il s’agissait de m’écraser les pieds !

Aussi maladroits qu’étaient ses gestes, Aïna était en effet d’une précision chirurgicale quand il s’agissait de me marcher dessus. Tout en l'entraînant avec moi en supportant avec une patience religieuse ses attaques, je n’ai pu m’empêcher de l’observer à la dérobée, cherchant à discerner derrière son expression paniquée le malin plaisir qu’elle devait prendre à me traiter ainsi… Impossible qu’elle ne le fasse pas exprès !

  • Attention, je vais tourner, l’ai-je soudain averti en reculant aussitôt mon pied gauche pour effectuer une pirouette.

Je dois le reconnaître, l’agacement a sans doute pris le dessus sur ma patience… car c’est avec un peu trop de vigueur que j’ai entraîné ma cavalière dans les airs. Mais à ma grande surprise, Aïna déploya immédiatement ses ailes de fées et resta suspendue en l’air tandis que je me figeais, étonné par sa brusque transformation. L’orchestre s’arrêta, alors que tout le monde observait, ébahi, mon épouse poser doucement les pieds au sol.

  • Nous ne dansons pas en survolant la piste, l’ai-je réprimandé en fronçant les sourcils, passé mon étonnement initial.
  • Attends, Forlwey, intervint Élisabelle. Ce qu’elle vient de faire est intéressant. J’imagine qu’il est courant pour les fées de danser en utilisant leurs ailes de la sorte ? demanda-t-elle à Aïna.
  • Oui, confirma cette dernière. Toutes nos danses contiennent au moins une partie aérienne. Cela nous donne une plus grande liberté de mouvement.
  • Pourrais-tu nous faire une petite démonstration ?
  • Élisabelle ! protestai-je immédiatement. Tu n’es pas sérieuse…

Je ne voyais aucun intérêt à observer les danses primitives d’un peuple qui avait passé les derniers millénaires reclus dans son royaume, à l’écart de toute société civilisée. De quoi aurais-je l’air, si mon épouse se mettait à danser comme une sauvage devant toute la cour nosferatu ?

  • Je sais ce que je fais, mon garçon, répliqua mon amie. L’observer danser au naturel nous permettra peut-être de trouver une façon de l’adapter plus facilement à nos propres danses. N’es-tu pas d’accord, Aïna ? ajouta-t-elle en se tournant à nouveau vers mon épouse.
  • Euh… pourquoi pas, répondit cette dernière en haussant les épaules. Cela ne nous coûte rien d’essayer.
  • C’est quand tu veux, conclut Élisabelle en reculant, avant de l’inviter d’un geste de la main à s’élancer sur la piste de danse.

J’ai croisé les bras avec agacement et scepticisme, tandis qu’Élisabelle et les musiciens observaient Aïna en silence, curieux de savoir ce qu’elle allait faire. La fée prit une profonde inspiration et ferma les yeux. Pendant quelques secondes, elle demeura ainsi figée dans une transe quasi mystique. Puis, elle bondit soudain hors de ses chaussures en écartant les bras, se retrouvant ainsi pieds nus sur la piste.

« Evidemment ! » ai-je grommelé intérieurement.

Aïna se déplaça avec l’agilité d’un chat à pas chassés, d’abord sur la droite, puis sur la gauche. Elle avança ensuite en sautillant, puis recula de la même façon avant de taper deux fois des mains en tournant sur elle-même, tendant les bras comme si elles saisissaient des mains invisibles. Elle se mit alors à sautiller à pas croisés, suivant un cercle imaginaire qu’elle était la seule à voir. Subitement, elle s’arrêta, tapa à nouveau dans ses mains et tourna encore sur elle-même.

Le rythme sembla s’accélérer… et Aïna, aussi vive que le vent, continua à virevolter autour de son cercle imaginaire avec une grâce stupéfiante. Je l’ai suivi du regard, aussi ébahi que les autres par sa soudaine métamorphose. Elle qui était quelques minutes plus tôt en train de m’écraser les pieds à chaque pas de danse… semblait à présent à peine effleurer le sol !

Soudain, ses ailes s’animèrent de nouveau, et Aïna s’envola alors dans les airs en survolant la piste de danse, aussi étincelante qu’une étoile filante dans le ciel. La fée finit par se poser avec légèreté et s’immobiliser, le souffle court. Puis, elle redressa la tête et ouvrit les yeux avec un sourire épanoui… qui se figea quelque peu quand elle aperçu nos expressions ébahie.

  • Est-ce que tout va bien ? nous demanda-t-elle d’une voix essoufflée teintée d’inquiétude.
  • C’était… commença la baronne, qui semblait incapable de trouver ses mots.

« Passablement bon » ai-je concédé intérieurement.

  • … Divin ! finit par s’exclamer mon amie avec un large sourire. Tu es d’une telle agilité ! C’est à se demander comment tu pouvais être si maladroite, tout à l’heure.

Et pourtant, c’est encore moi qu’elle avait réprimandé…

  • Tu ne manque pas non plus de grâce, mais la valse demande plus de distinction et, surtout… elle se danse avec des chaussures, acheva Élisabelle en jetant un regard réprobateur aux pieds nus d’Aïna.
  • Oh, pardon, s’excusa cette dernière en baissant les yeux. Je suis juste plus à l’aise sans…

« Parfait ! » ai-je maugréé intérieurement. « Il ne nous reste plus qu’à demander à Sa Majesté et aux autres nobles de retirer leurs chaussures pour danser, et ainsi mon épouse ne sera pas la seule à passer pour une sauvageonne… »

  • Je sais, mais si tu arrives à danser avec tes chaussures, elles ne te gêneront plus pour le reste, lui promit Élisabelle.

En poussant un soupir résigné, Aïna remit ses souliers. La baronne poursuivit :

  • J’ai compris le souci : tu as en réalité toutes les qualités requises pour réussir nos danses, mais vous n’êtes pas fusionnels.

Aïna et moi nous sommes tourné d’un même regard vers Élisabelle, aussi perplexe l’un que l’autre.

  • La danse nécessite une certaine alchimie entre les partenaires. Vous n’êtes pas censés avoir besoin de communiquer pour connaître les futurs mouvements de l’autre.
  • Ça, ce n’est pas de l’alchimie, c’est juste connaître ses pas de danses, rétorquai-je d’un ton cinglant.

Aïna ne put s’empêcher de rougir sous la critique. Elle me lança un regard contrarié que j’ai superbement ignoré.

  • Aïna aura beau connaître par cœur toutes nos chorégraphies, cela ne servira à rien si vous n’êtes pas des partenaires de danse fusionnels, répliqua Élisabelle. Vos corps doivent se déplacer en harmonie, comme s’ils n’étaient plus que les deux doigts d’une même main.

L’alchimie… et puis quoi encore ? La danse n’était pas affaire de science ou de sentiment : c’était de l'entraînement, de la discipline… Deux choses dont mon épouse manquait cruellement, et qui expliquait sa piètre performance.

Cela n’empêcha pas Élisabelle de taper dans ses mains pour ordonner aux musiciens de reprendre leur partition, puis de nous encourager d’un signe de main :

  • Recommençons.

A suivre...

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