Le sang s'éveille

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La nuit continuait son cours, et la chambre d’Yvona et Anasteria restait la seule encore allumée. Cela faisait maintenant plusieurs heures que les deux adolescentes accompagnées de Johan jouaient leurs parties de golem ardent, un jeu de cartes populaire parmi les étudiants de l’académie. Les parties s’enchaînaient et repoussaient la fatigue. Au bout d’un énième tour, Anasteria jeta ses cartes sur le sol et gémit.

— Mais cette chance ! Par les astres, ça me rend malade !

— Ce n’est pas de la chance, rétorqua Yvona. C’est du talent.

Johan lâcha un rire amusé et ramassa les cartes pour distribuer une nouvelle main.

— Johan t’aide, expliqua Anasteria. C’est pour ça. Ce n’est pas du talent !

— Elle débute, intervint l’adolescent, il faut bien l’assister un peu.

— Vous vous liguez contre moi. Je vous déteste.

— Tu avais raison, Johan, reprit Yvona. Elle est vraiment mauvaise perdante.

Anasteria esquissa une moue et récupéra ses cartes. Elle les regarda et soupira de nouveau. Elle possédait une main affreuse, à croire que les astres se liaient contre elle. Néanmoins, malgré son air grincheux, elle s’estimait heureuse de pouvoir passer une soirée comme celle-ci et surtout, de pouvoir vraiment discuter avec sa colocataire. Elle semblait apprécier la veillée, et Anasteria vit une occasion de mieux la connaître.

— Hey Yvona.

Yvona gardait sa concentration sur les cartes dans sa main, mais elle arqua un sourcil.

— Hum ?

— Je suppose que tu vas choisir de devenir chevalière-mage. Avec tes notes, ça sera facile.

Yvona plissa les yeux et finalement, elle regarda Anasteria. Elle réfléchit un instant avant de hausser nonchalamment les épaules et joua sa carte après Johan.

— Oui, répondit-elle. C’est ce qu’on attend de moi. Et ça devrait être simple, comme tu l’as dit.

L’année touchait presque à sa fin, et tous les trois allaient devoir opter pour un chemin entre les chevaliers-mages, les érudits, la guilde des marchands, ou bien tout simplement l’enseignement.

— Tu ne veux pas ? demanda Anasteria.

— Je suis la fille de Voxana Eis, je n’ai pas vraiment de choix.

Anasteria grimaça, d’une part car le tour prenait une allure qu’elle n’aimait, et d’autre part pour la réponse d’Yvona. Anasteria avait lu de nombreuses histoires sur Voxana, son nom était connu dans tout l’empire. Et Anasteria se demandait comment Yvona vivait cette popularité involontaire. Au vu de son expression, ce n’était clairement pas un cadeau.

— Est ce qu’elle semble vraiment comme on dit ? se risqua Anasteria.

— Qu’est ce qu’on dit ?

— J’ai lu beaucoup de récits sur Lucia Trivaly, et forcément, ça parlait d’elle et de Déa.

— Oui, la Triade, répondit Yvona en jouant à son tour. Tu sais, on embellit toujours un peu les histoires. Enfin, Lucia était sans doute incroyable, et c’était une très bonne mage, mais je pense que ce que l’on raconte sur elle et les autres membres de la Triade est un poil exagéré.

Johan étouffa un rire amusé alors qu’il remportait la main. Il haussa les épaules en ramassant les cartes.

— Ça ne peut pas être pire que ce qu’on raconte à Méridie.

Yvona regarda avec un petit sourire en coin Johan, et demanda.

— Et qu’est ce qu’on raconte à Méridie ? J’imagine que votre version se rapproche peut-être plus de la réalité que nous.

— La Triade est utilisée pour effrayer les enfants pas sages. Mon père disait souvent que si je continuais à commettre des bêtises, la Dame blanche, la Béliale et la Démone viendraient et m’emporteraient dans les ténèbres.

Anasteria haussa un sourcil en entendant ses surnoms.

— Je ne vois pas le rapport, concéda Anasteria.

— On ne les appelle pas par leurs vrais noms. Mais par le surnom donné par l’inquisition.

— J’imagine que ma mère est la dame blanche, ça lui va plutôt bien, s’amusa Yvona.

— Chez moi, on dit qu’elle n’a pas de cœur, renchérit Johan.

— Chez moi aussi.

Yvona ponctua sa phrase d’une main gagnante. Anasteria plissa les yeux dans une tentative de regard noir, puis soupira. La partie ne penchait clairement pas en sa faveur. Elle se concentra sur l’histoire de Johan pour ne pas songer sur la chance insolente d’Yvona.

— Alors, à qui Lucia correspond ?

— Béliale, répondit Johan. Béliale, c’est également le nom qu’on donne à Aulus par chez moi. On dit que c’est un démon. Et pour nous, Lucia était aussi démoniaque que son ancêtre !

— Tous les mages ressemblent à des démons pour vous, souffla Yvona.

— Lui, il a des pouvoirs de feu, des yeux flamboyants et des flammes qui lui lèchent la peau !

Johan ponctua sa phrase de mouvement exagéré des mains. Anasteria et Yvona lâchèrent de concert un rire amusé. Pour Ignis, Aulus était un libérateur, un mage qui s’était dressé face à l’inquisition pour affranchir les siens et qui avait fondé l’empire, tout comme Lucia s’était tenue devant Méridie pour protéger Ignis, et étendre son pouvoir. C’était drôle de voir la différence de traitement entre les Iniscans, et les Méridiens.

— J’adore l’histoire de Lucia, avoua Anasteria. Depuis qu’on étudie à l’académie, je veux juste être chevalière-mage pour devenir comme elle. Parcourir le monde, sauver les gens, découvrir ce que la magie a à offrir, c’est comme ça que j’imagine ma vie.

— Je ne sais pas si l’histoire de Lucia peut servir d’exemple, intervint Yvona. Surtout vue comment elle a fini.

— Par chez moi, on dit que c’est la magie qui l’a consumé.

Yvona s’ébroua et leva les yeux au ciel.

— N’importe quoi. Elle est morte assassinée. On l’a retrouvé un soir baignant dans son sang, elle et son enfant. C’était sans doute un traitre, ou un méridien. On ne saura probablement jamais.

Johan regarda Anasteria distribuer les cartes de nouveau. Aucun des trois adolescents n’avait une idée de l’heure, mais ils ne semblaient pas avoir l’attention d’arrêter. Johan profita d’un calme relatif pour avouer.

— Je pense que je veux être chevalier aussi. Mais pour soigner, pas pour tuer.

Cela provoqua un large sourire chez Anasteria qui se tourna vers Yvona.

— On désire tous les trois être chevaliers-mages, tu sais ce que ça veut dire Yvona ?

L’adolescente répondit par un simple haussement de sourcil puis elle regarda sa main.

— Ça veut dire, reprit Anasteria, que tu vas devoir nous supporter encore un petit bout de temps.

Yvona soupira, et Anasteria ne parvint pas à déterminer si c’était à cause de ce qu’elle avait dit, ou bien de sa main. Mais Anasteria vit un doux sourire amusé.

— Que les fondateurs me préservent, lâcha sa colocataire.

Anasteria et Johan éclatèrent de rire, mais déchantèrent très vite lorsqu’Yvona réussit à remporter une énième fois le tour.

***

— Tu me fatigues.

Yvona soupira une énième fois alors qu’elle tirait par le bras Anasteria. Johan suivait le duo d’adolescentes à une distance raisonnable, évitant visiblement de prendre part au conflit.

— Hey doucement, protesta vainement Anasteria. Je n’ai pas beaucoup dormi.

— Comme nous tous, grâce à toi, siffla Yvona. J’en ai marre de t’entendre geindre, alors va lui demander.

Anasteria parvint à se stopper, et obligea ainsi Yvona à s’arrêter de même. Elle savait pertinemment de qui elle parlait : Davos De Vila, le colocataire de Johan. Elle l’apercevait un peu plus loin, assise à côté de sa sœur, jumelle, Laurène comme à chaque cours. Anasteria appréciait les De Vila, mais les voir tous les deux rappelait souvent à quel point sa propre sœur lui manquait. Tous comme elles, Davos et Laurène ne se ressemblaient pas beaucoup. Davos avait déjà une taille impressionnante pour leur âge. Ses épaules carrées lui donnaient un côté intimidant qui s’estompait bien rapidement quand il se mettait à sourire, et que ses yeux azurés brillaient de malice. Il jouissait d’un charme naturel qui ne laissait pas indifférentes certaines étudiantes de leur classe. Mais si Davos rayonnait facilement, ce n’était pas le cas de sa sœur, Laurène. Ils ne partageaient comme trait commun que leurs cheveux bruns, car pour le reste, Laurène semblait son exact opposé. Plus petite, mais aussi plus discrète, sa timidité presque maladive l’empêchait de briller à côté de son frère. Pourtant Anasteria avait réussi à parler quelques fois avec elle, et elle possédait un sourire étincelant équivalent à celui de Davos, pour peu qu’on arrive à la faire rire. Mais même si Anasteria les appréciait tous les deux, elle ne se voyait pas les accoster de si bon matin avec des questions ridicules. Mais le regard sévère d’Yvona semblait déjà avoir scellé son destin.

— Il va me prendre pour une folle, souffla Anasteria. Et puis je lui dis quoi ? « Eh salut Davos ! Dis-moi, as-tu rêvé d’un cauchemar qui te mange » ?

Yvona se massa la tempe dans un soupir d’agacement.

— C’est la pire approche possible. Vas-y, Johan.

— Hors de question ! protesta l’adolescent.

— Vous êtes tous les deux insupportables, lâcha Yvona. Ça fait deux jours que je vous entends rabâcher cette histoire de cauchemar. Alors je vous préviens, soit vous leur parlez, soit vous vous taisez à jamais.

Anasteria grimaça et croisa les bras en signe de mécontentement. Bien sûr, ça semblait une bonne idée. Mais elle ne savait pas comment aborder le sujet avec les jumeaux De Vila. Alors qu’elle cherchait une solution, elle ne put réprimer une remarque à moitié chuchotée.

— Tu râles, mais je parie que tu as apprécié la soirée.

— Ce n’est pas le propos, Anasteria, rétorqua Yvona. Concentre-toi sur la discussion.

— Je suis concentrée ! Et tu as raison, on devrait lui parler, mais je ne sais pas comment !

Yvona dévisagea tour à tour Johan et Anasteria puis poussa un nouveau soupir. Jamais cette dernière ne l’avait entendu râler et soupirer à ce point. Le manque de sommeil commençait à la rendre sérieusement grogneuse. Et Anasteria considéra que résoudre cette affaire devenait prioritaire si elle ne voulait pas mourir de la main de sa colocataire grincheuse. Sans un mot, Yvona tourna les talons et se dirigea vers les jumeaux De Vila. Après avoir échangé un regard paniqué et silencieux, Anasteria et Johan emboîtèrent son pas, et lorsqu’ils la rattrapèrent, elle se tenait déjà devant le bureau des De Vila, et leur adressa un large sourire.

— Bonjour Laurène, et Davos.

Les jumeaux ne cachèrent pas leur surprise de voir Yvona leur parler. Après tout, cette dernière se montrait loquace avec peu de gens de la classe. Finalement, Davos lui rendit son sourire et les deux la saluèrent. La main d’Yvona tapait nerveusement sur la table, et cela trahissait le malaise qui l’animait à parler aux deux adolescents. Mais elle parvenait à le surmonter, car son sourire ne faiblissait pas, et le rythme de sa voix resta calme.

— Je suis désolée de te venir te voir comme ça, Davos. Mais je me demandais si tu dormais bien. Excuse-moi, mais tu parais vraiment fatigué.

Anasteria demeura silencieuse derrière Yvona, mais scruta du regard le visage de Davos. Et comme Johan, des cernes s’étaient confortablement installés en dessous de ses yeux bleus. Mais ses traits semblaient bien plus tirés que l’ami d’Anasteria. Son sourire habituellement si large n’atteignit pas ses fossettes et il apparut encore plus fatigué. Anasteria eut aussitôt pitié de lui.

— Je te remercie, mais je vais bien. Pourquoi me demandes-tu ça ?

— Tu as vraiment une sale tête, répondit Yvona. Tu fais un peu peur.

— Ce qu’Yvona essaye de dire, intervint Anasteria avec plus de tact, c’est qu’on s’inquiète. Tu parles beaucoup plus d’habitude, et apparemment tu souffres de cauchemars.

La confusion se lisait sur le visage de Davos, son regard passa tour à tour sur Anasteria, puis Yvona. Au bout de quelques secondes, il le posa finalement sur son colocataire. Et Anasteria remarqua le petit pas de côté que Johan effectua pour se mettre un peu plus derrière elle. Elle leva brièvement les yeux au ciel avant que Davos ne lâche un profond soupire.

— Johan, je t’ai dit que tout allait bien.

— Davos, répondit Johan, tu as hurlé hier !

— Encore une fois, je suis désolé. Je me suis déjà excusé ce matin !

— Tu te souviens de ton rêve ? demanda Yvona.

Davos haussa nonchalamment les épaules et sourit.

— Non. Je trouve ça vraiment mignon que tu t’inquiètes pour moi Eis. Je suis flatté que toutes les deux vous vous tracassiez pour moi, mais mon cœur est déjà pris.

— Et je plains la pauvre fille qui va te subir, lâcha Yvona.

Davos ne semblait nullement touché par la remarque d’Yvona et conservait son sourire amusé. En dépit de sa fatigue, Anasteria ne lui trouvait aucun comportement étrange. Mais cela ne calmait pas son angoisse, bien au contraire. Elle ne put demander d’avantages d’informations, car Vari, leur professeur de la matinée entra à grands pas. Ses cheveux noirs ébouriffés témoignaient de son empressement pour arriver en classe. Il arborait un large sourire charmeur qui provoquait toujours son petit effet chez certaines étudiantes et s’exclama d’une voix forte.

— Pardon pour le retard ! J’ai eu vraiment beaucoup de mal à me lever. Prenez place, on a du travail !

Doucement, les élèves rejoignirent les quelques tables libres. Et Anasteria échangea un regard entendu avec Johan avant de se glisser sur la chaise à côté d’Yvona. Cette dernière dévisagea Anasteria.

— Qu’est ce que tu fais ?

— Je m’assois, répondit simplement Anasteria. Je ne vais pas rester debout tout le cours.

— Pourquoi ici ?

Anasteria sortit son grimoire et le posa bruyamment sur la table. Elle se tourna alors complètement vers Yvona et lui adressa un sourire.

— On doit parler.

— Je jure devant les fondateurs que si tu me parles encore de cauchemars, je te catapulte à travers la fenêtre.

— Yvona, s’il te plaît écoute-moi.

— Pourquoi es-tu si persuadée que quelque chose se trame ?

Anasteria jeta un coup d’œil à Davos et Laurène. Les deux jumeaux chuchotaient dans leur coin, et Anasteria décida elle aussi de baisser le ton pour éviter de se faire entendre. Elle se rapproche d’Yvona qui continuait de la toiser avec ce regard dur qu’elle portait si souvent.

— Écoute, murmura Anasteria. Je ne peux pas m’empêcher. Je perçois quelque chose. J’ignore quoi, mais je le sens ! Je sais que c’est idiot, mais crois-moi.

L’expression d’Yvona s’adoucit et elle semblait être sur le point de dire quelque chose lorsque la voix de Vari retentit :

— Horne ! Eis !

Les deux filles se tournèrent aussitôt vers leur professeur, presque au garde à vous. Si Vari pouvait faire preuve de sympathie et de charme, lorsqu’il haussait le ton, Anasteria le trouvait terrifiant. Il toisa d’un regard noir ses deux élèves.

— J’espère pour vous, Horne, que vous n’avez pas décidé de vous mettre à côté d’Eis pour l’empêcher de suivre les cours.

— Je n’oserais jamais, professeur, répondit Anasteria.

— Alors silence.

Anasteria hocha doucement la tête puis elle ouvrit son grimoire. Se référant à la page demandée par Vari, celle sur les énergies magiques, elle parcourait les lignes sans trop intérêt alors que le professeur continuait son monologue.

— Je l’ai dit à Iselia.

Le murmure d’Yvona parvint facilement aux oreilles peu attentives d’Anasteria. Elle jeta un coup d’œil à sa colocataire qui ne suivait pas non plus le cours. Ne comprenant pas le propos, Anasteria haussa un sourcil et Yvona se mordit la lèvre inférieure.

— J’ai mentionné à Iselia tes doutes.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Je n’ai pas parlé de toi, ou de Johan, expliqua Yvona. J’ai juste dit que je trouvais la fatigue de tout le monde un peu étrange. Et que peut-être quelque chose se tramait.

— Elle a dit quelque chose ?

— Pas vraiment, concéda Yvona. Mais elle semblait… préoccupée.

— Alors on a peut-être raison !

— Iselia est au courant. Si elle pense que quelque chose se passe, elle interviendra. Tu devrais laisser tomber maintenant.

— Eis ! Horne !

Anasteria déglutit en voyant le regard noir que Vari posait de nouveau sur elle. Il croisa les bras et sa voix siffla :

— Eis, vous vous pensez si douée que vous n’avez pas besoin d’écouter ?

— Non. Bien sûr non, professeur, répondit Yvona doucement.

— Et vous, Horne ? Vous pensez vraiment pouvoir vous permettre de ne pas suivre le cours ?

— Professeur, commença Anasteria.

— Dites-moi de quoi je parlais, ordonna-t-il. Allez-y, Horne. Comment appelle-t-on le phénomène régulier qui responsable du dérèglement des énergies magiques dans notre monde ?

Anasteria entrouvrit la bouche, mais aucune réponse sensée ne parvenait à sortir de son cerveau. Elle avait beau fouiller sa mémoire, elle ne se souvenait pas ce qu’il avait dit un peu plus tôt. Et plus le silence s’éternisait, plus le visage de Vari s’assombrissait.

— L’alignement des failles, murmura Yvona.

— Eis ! intervint Vari. Vous paraissez drôlement loquace aujourd’hui. N’espérez pas que souffler la réponse à votre amie va l'aider. Mais puisque vous semblez ne pas avoir besoin de suivre ce cours, j’imagine que vous pourrez me rendre un devoir complet sur le sujet demain.

— Génial, gémit Anasteria.

— Et si je vous entends encore, je vous donne plus de dissertations.

Les deux étudiantes soupirèrent de concert à cause à la punition. Mais Anasteria ne put s’empêcher d’esquisser un sourire face à la tentative d’aide d’Yvona. Elle prit de quoi noter la leçon et murmura.

— Merci d’avoir essayé.

— De rien, chuchota Yvona. Maintenant, tais-toi et suis le cours.

Le sourire d’Anasteria s’élargit lorsqu’elle vit le petit rictus amusé d’Yvona au coin de ses lèvres.

***

— Par Aulus, qu’est ce que tu fabriques ?

— Des préparations.

Anasteria se concentra sur son mortier devant elle, et sur la poudre de dorma qu’elle avait réalisé. Elle jeta un coup d’œil à son grimoire et plissa les yeux pour bien lire les instructions. Mais elle sentit du mouvement derrière elle et pouvait deviner qu’Yvona regardait par-dessus son épaule.

— Yvona, gémit Anasteria, j’essaye de me concentrer.

— Est ce que tu sais que c’est formellement interdit de réaliser des préparations dans la chambre.

— J’ai cru comprendre ça, oui, répondit-elle en soupesant les noix de corban.

— Et comment as-tu obtenu ces ingrédients ?

— Je les ai piqués dans la réserve.

Elle se pencha pour fouiller dans sa sacoche à ses pieds et sortit deux pâtisseries fourrées à la confiture de framboise avec un sourire triomphant, c’était ses préférés. Elle en tendit un à Yvona tandis qu’elle croquait à pleines dents dans l’autre.

— J’ai aussi pris ça dans la cuisine en passant. Tu en veux ?

Yvona attrapa timidement le chausson en fixant avec incrédulité Anasteria.

— Est-ce que tu fais ça souvent ?

— Oui, lâcha dans un rire Anasteria.

Son rire s’estompa lorsqu’elle vit les sourcils froncés d’Yvona. Elle déglutit sa bouchée de sa pâtisserie et tenta une nouvelle réplique.

— Non ?

L’expression d’Yvona ne s’était pas adoucie.

— Est-ce qu’il existe une bonne réponse ?

— Non, soupira Yvona. Je ne peux pas croire que tu fais des virées dans la cuisine.

— J’ai souvent faim, expliqua Anasteria. Je mange vraiment beaucoup. Et j’adore les pâtisseries. Tu devrais voir celles de ma mère ! Je tuerais pour ses chaussons à la framboise. Je me faufilais dans la cuisine pour piquer la part de ma sœur, souvent. Et on finissait la plupart du temps par se battre, se rappela Anasteria entre deux bouchées. Mais j’imagine que ça me sert maintenant. Je suis aussi furtive qu’une ombre !

Yvona échoua à réprimer un rire, et mit poliment sa main devant sa bouche pour cacher son sourire. Anasteria plissa les yeux.

— Je n’en doute pas un instant, tu dois être un modèle de discrétion.

— Tu te moques de moi, remarqua Anasteria. Encore.

Yvona prit un air faussement indigné en posant sa main sur sa poitrine. Et cela déclencha aussitôt un fou rire chez Anasteria.

— Je n’oserai jamais, Ana, assura Yvona.

Elle ponctua sa phrase par une bouchée dans son chausson et elle échoua à cacher son amusement. C’était sans doute la première fois qu’elle voyait sa colocataire comme ça, ouverte et sympathique, et quelque chose dans la poitrine d’Anasteria se réchauffa. Son rire s’atténua peu à peu, mais son sourire demeura et Yvona fronça finalement les sourcils face au silence.

— Quoi ? demanda-t-elle. J’ai dit quelque chose que je n’aurais pas dû ?

— Tu m’as appelée Ana, remarqua Anasteria. En pratiquement un an, c’est la première fois. Et je crois que c’est aussi que c’est la première fois que je t’entends rire.

— Oh, murmura Yvona.

Elle détourna le regard, soudainement gêné par l’observation d’Anasteria, ce qui renforça l’amusement de cette dernière.

— As-tu un surnom ? demanda-t-elle.

— Pardon ? répondit confuse Yvona.

— Un surnom. Ta famille ne t’appelle pas par un surnom ?

Yvona reprit une bouchée et son nez se rétrécit durant sa réflexion, c’était un tic qu’Anasteria avait remarqué.

— Pas vraiment, on n’utilise pas beaucoup de marques d’affection dans ma famille, avoua-t-elle. Mais mon petit frère m’appelle Yvi.

— Oh ! Tu as un frère ?

— Deux, en réalité. Un grand, Adreïs, et un plus jeune, Léonidas. Adreïs étudie aussi à l’académie.

— Je ne t’ai jamais vu avec, constata Anasteria.

— Nous ne nous parlons pas beaucoup, répondit Yvona. On s’entend bien. Mais c’est tout. On ne passe pas notre temps ensemble.

Anasteria engloutit la dernière bouchée de sa pâtisserie, et essuya négligemment ses mains sur son pantalon. Elle ne manqua pas la grimace désapprobatrice d’Yvona ce qui la fit sourire un peu plus.

— J’ai du mal à l’imaginer, avoua Anasteria. Ma sœur, c’est tout pour moi. Même si elle m’énerve. Vraiment. Elle parle tout le temps, et elle est toujours pleine d’énergie !

— Plus que toi ?

— Bien plus que moi ! Je suis incroyablement calme par rapport à elle.

— Je plains sincèrement tes parents.

— Tu es méchante, Yvi, s’offusqua Anasteria.

Yvona leva les yeux au ciel et Anasteria rit de plus belle. Elle se tourna de nouveau vers sa préparation et reprit sa poudre.

— Maintenant, excuse-moi, mais le travail m’attend.

Elle se concentra sur ses notes, et attrapa quelques morceaux de racines de mandragore, puis des feuilles de ciguë, mais elle sentit une prise forte la stopper dans son élan. Yvona observait avec de grands yeux la préparation.

— Qu’est-ce que tu fabriques ? demanda-t-elle.

— Comme je l’ai dit…

— Si tu utilises de la ciguë avec la dorma, tu va tout faire sauter.

Anasteria fronça les sourcils et regarda avec confusions ses notes. Elle les lit de nouveau, et vit que c’était pourtant bien ce qui était inscrit sur sa feuille. Elle la tendit à Yvona.

— Moi j’ai écrit ça.

Yvona attrapa le parchemin et le parcourut rapidement avant de soupirer.

— Ana, c’est complètement faux. Comment as-tu pu noter une telle chose ?

— J’ai des problèmes de concentration, avoua-t-elle. Mais je suis persuadée que c’était ça.

— Pousse-toi, et laisse-moi faire.

Yvona prit sa chaise et s’installa à côté. Anasteria tenta vainement de protester, mais sa colocataire récupéra le début de préparation et les ingrédients. Elle semblait si sûre d’elle qu’Anasteria s’amusa à le regarder et se fendit d’une petite observation.

— Ça fait deux fois aujourd’hui que tu m’aides. Je vais finir par penser que tu m’apprécies.

— J’aimerais juste que tu ne fasses pas sauter notre chambre, répondit Yvona. Je suis quelqu’un de purement égoïste.

La remarque fit sourire Anasteria qui n’en croyait pas une seule seconde. Elle se balança sur sa chaise avec désinvolture.

— Oui, bien sûr.

***

La nuit s’était doucement abattue sur l’académie, amenant avec elle le silence habituel. La lumière des chandeliers éclairait encore la chambre d’Anasteria. Cette dernière regardait les ombres danser sur le visage de sa colocataire et cela la captiver tellement qu’elle n’entendait plus les explications d’Yvona. Dans l’intimité de leur chambre, avec cette lumière, elle lui paraissait plus chaleureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Elle la trouvait si fascinante désormais.

— Est-ce que tu m’écoutes ?

Anasteria se raidit, et sa poigne se resserra sur sa plume. Elle jeta un bref coup d’œil aux notes qu’elle avait commencé à rédiger pour son devoir imposé par Vari. Et elle grimaça lorsqu’elle se rendit compte qu’elle n’avait pas vraiment écrit ce qu’Yvona lui racontait. Cette dernière croisa les bras et son regard pétillait d’un amusement qui contrastait avec sa posture sévère.

— J’écoutais, répondit Anasteria. Peut-être un peu trop. Mais tu expliques si bien.

— Bien sûr.

Anasteria se redressa et gonfla sa poitrine avant de continuer avec un grand sourire :

— L’alignement des failles est un phénomène courant, mais qu’on ne parvient pas à anticiper. Durant cet évènement, de nombreuses failles apparaissent et laissent passer un flux magique important. C’est comme une sorte de régulation des énergies.

Un sourire se dessina sur les lèvres d’Yvona.

— Et qu’est-ce qui la cause ?

— Nous n’avons établi que des théories, et la plus commune, c’est l’utilisation intensive de magie, comme lors des batailles.

— Bien. Maintenant, note tout ça.

Anasteria grommela, mais s’exécuta. Elle écrit avec soin ce qu’elle avait dit sous le regard attentif d’Yvona.

— Hé, reprit Anasteria. De quand date la dernière ?

— Les guerres libératrices, répondit Yvona. Cela a causé pas mal de problèmes, puisqu’avec l’afflux magique, les ombres, et les monstres arrivent aussi.

Anasteria s’arrêta dans son écriture et observa sa colocataire. Sa plume venait gratter son menton d’un air pensif.

— Tu sais tellement de choses, constata Anasteria.

— Je te l’ai dit, je l’ai appris. Ma grand-mère m’a tout enseigné.

— Quand même. Tu sembles passionnée quand tu en parles.

— J’aime la magie, confessa Yvona avec un haussement d’épaules. Mais j’aurais juste aimé pouvoir l’étudier tranquillement, comme je le voulais, sans l’éducation stricte de ma famille.

— Je suis désolée de l’entendre.

Yvona répondit par un sourire timide. En deux jours seulement, Anasteria avait appris plus sur elle qu’en pratiquement un an. Et elle découvrait sous l’apparence froide et hautaine qu’elle pouvait montrer, se trouvait quelqu’un qui avait sans doute passé une enfance des plus difficiles dans l’une des plus grandes familles de mages. Et tout ce que désirait désormais Anasteria, c’était comprendre quel genre de personne elle était sous toutes ses couches de protections qu’elle avait érigées. Mais ses pensées se stoppèrent soudainement. Tous ses sens se trouvaient en alerte. Elle se leva de sa chaise, et sentit son regard attiré au travers d’un des murs de la chambre. Elle entendait quelque chose. Un bruit étouffé quasi imperceptible au loin, et en son fond intérieur, elle savait que ce bruit ne devait pas être ignoré.

— Ana ?

Anasteria se retourna vers Yvona qui sursauta aussitôt.

— Tes yeux… ils deviennent rouges.

Anasteria se rendit alors compte que les couleurs avaient changé. Le monde adorait une teinte grisâtre, mais elle voyait des nuances cramoisies et éthérées par moment. Et puis tout redevint normal. Et avant qu’Yvona ne puisse dire quelque chose, un cri retentit dans la nuit et les glaça toutes les deux. Anasteria n’hésita pas un seul instant. Elle empoigna sa besace et glissa les préparations dedans.

— Ana, intervint Yvona. Attends.

— Quelque chose se passe. Maintenant.

Son sentiment d’urgence s’amplifia. Elle n’avait pas le temps. Elle se précipita hors de la chambre, et son corps se dirigea vers la source de ses angoisses. Elle sentait une puissance tapie dans les couloirs, et elle était persuadée de trouver l’origine du cri par là. Elle entendait les bottes d’Yvona claquer derrière elle.

— Anasteria, attends !

— Non, on doit se dépêcher.

— On devrait voir un professeur !

— Pas le temps. Quelqu’un est en danger !

Anasteria pressa le pas dans les couloirs avec Yvona sur ses talons. Très vite, elle reconnut les lieux, et se rendit compte qu’elle arrivait vers une chambre qu’elle connaissait bien. Et elle se stoppa. Au bout du corridor, les chandeliers avaient été balayés, et les ténèbres régnaient. Yvona fouilla sans ménagement dans le sac d’Anasteria et sortit une des douzaines de fioles qu’elles avaient préparées cet après-midi. Une douce lumière bleue baignait autour d’elles et c’est là, qu’elles le virent. Une immense créature sombre se dressait devant elles. Sa carrure filandreuse et voutée toisait deux personnes au sol, et le cœur d’Anasteria s’accéléra.

— Johan !

La créature se tourna vers elles, délaissant Johan et l’autre étudiant. L’ombre ne possédait aucun trait du visage hormis un sourire carnassier qui s’élargit lorsqu’il leur fit face.

— C’est vraiment un cauchemar, souffla Yvona.

— Johan, pars ! ordonna Anasteria.

Le cauchemar s’approcha doucement d’elle. Sa carrure glissait contre les dalles de pierres et ne laissait qu’une énergie éthérée sombre. Anasteria plongea sa main dans sa besace et attrapa une fiole. Elle la sortit et la brisa aussitôt au sol. La poudre resta en suspension. Avec ses bras, elle dirigea les particules qui s’embrassèrent de magie et une violente boule de feu toucha le cauchemar. Le cri de l’ombre perfora les tympans des jeunes filles, mais Anasteria trouva la force de hurler :

— Courez !

Profitant de la diversion, Johan se hâta de relever l’autre personne, et Anasteria reconnut Davos. Ce dernier tenait son bras droit sanguinolent, mais parvint à suivre Johan et très vite, le groupe d’étudiants filait à travers les couloirs de l’académie. Dans la panique, ils descendirent les quelques escaliers pour arriver au hall. Mais lorsqu’Yvona tenta de pousser les grandes portes du bâtiment, elles restèrent fermées.

— Évidemment, pesta Yvona.

— On va être bloqué, il vient.

Anasteria le sentait. Il approchait lentement, mais il se dirigeait vers eux. Elle jeta un coup d’œil à Johan qui tenait presque Davos qui grimaçait. Il l’aida à s’asseoir au pied d’une des colonnes en marbre qui cerclaient le hall et se pencha sur sa blessure.

— Laisse-moi regarder Davos.

Il grogna en guise de réponse, mais autorisa Johan à l’examiner. Son bras saignait abondamment, mais Johan parvint à déchirer un bout de son haut pour réaliser un garrot.

— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda Yvona.

— Je ne dormais pas, avoua Johan. Je ne pouvais pas. Et puis… J’ai vu cette chose au-dessus de lui alors qu’il dormait. J’ai essayé de le tirer de son sommeil, mais ce truc lui a griffé le bras quand on est sorti… C’est vraiment ça un cauchemar ?

— On dirait, répondit Yvona.

— Bordel, grommela Davos. Comment est ce que c’est possible qu’on se fasse attaquer par ça ? On se trouve dans l’académie !

— On doit agir, intervint Anasteria. Yvona, comment bat-on ce truc ?

Yvona prit appui sur le mur et croisa les bras. Son regard s’attarda un peu plus longtemps sur les deux garçons, puis elle haussa les épaules.

— Lorsqu’un cauchemar passe dans notre monde, on n’a pas d’autre choix que de le détruire.

— On n’est pas assez expérimentés, soupira Anasteria, défaitiste.

— Correct, admit Yvona. Je ne pense pas qu’on peut le battre, même avec tes fioles. On doit trouver les professeurs.

— Pourquoi sommes-nous les seuls réveillés ? pesta Davos.

— Les cauchemars utilisent la torpeur, expliqua Yvona. Si les gens dorment, ils vont avoir du mal à se réveiller. Tout comme toi.

Anasteria jeta un coup d’œil dans sa besace et sur les dix fioles restantes dedans. Ce n’était pas grand-chose, mais cela pouvait leur permettre de tenir. Elle regarda ensuite Yvona et une idée germa dans son esprit.

— Davos, peux-tu te lever ? demanda Anasteria.

— J’ai connu mieux, gémit-il, mais ça devrait aller. Pourquoi ?

— Johan et toi, vous allez trouver un professeur. Iselia peut-être. On va l’occuper ici avec Yvona.

— C’est de la folie, intervint Johan, vous n’arriverez jamais à le battre !

— Il ne s’agit pas de le battre, expliqua Anasteria, mais de vous donner le temps de trouver du renfort. Et puis Yvona est la plus douée d’entre nous. Je pense qu’à deux on peut réussir.

Yvona la jaugea un instant avant de demander.

— Combien t’en reste-t-il ?

— Dix, répondit Anasteria. Cinq, chacune.

— C’est peu, constata Yvona. Cela va être tendu… Mais c’est probablement la meilleure solution.

— Vous ne pouvez pas être sérieuses, souffla Johan. Je ne peux pas vous laisser toutes les deux !

— Et pour faire quoi ? demanda Yvona avec un haussement d’épaules. Tu ne possèdes aucune préparation, et on ne peut pas plus diviser ce que nous avons.

— Tu es dingue, Eis, siffla Davos.

— De Vila, je suis tout ouïe si tu as une meilleure idée. Ou peut-être préfères-tu te vider de ton sang dans le hall ?

Davos grogna, mais parvint à se lever. Le garrot de fortune mis en place par Johan semblait tenir. Anasteria tendit les cinq fioles vers Yvona. Elle les prit et les glissa dans une des poches de son pantalon. Mais Anasteria pouvait toujours sentir le regard réprobateur de Johan.

— Ana, commença-t-il.

— Johan, tu n’es pas très doué pour le combat, coupa Anasteria. Je suis désolée, mais c’est la meilleure solution et tu sais.

— On pourrait tous les quatre fuir et tenter de trouver les professeurs ensemble.

— De Vila va nous ralentir, répondit Yvona. Sans compter que le cauchemar pourrait s’en prendre à n’importe quel élève en train de dormir si nous partons.

Un murmure se fit entendre dans le crâne d’Anasteria et gagnait doucement en puissance au fur et à mesure que les minutes défilèrent. Et elle savait ce que cela voulait dire.

— Il arrive, avertit-elle. On doit se préparer.

— Restez ici, ordonna Yvona. Lorsque vous voyez une ouverture, prenez les escaliers.

— Ne tentez rien de stupide, supplia Johan. Et on reviendra vite.

Anasteria adressa un large sourire réconfortant à son ami, puis elle se dirigea au centre du hall, au milieu des colonnes et bien en vue des escaliers. Yvona la suivit doucement et Anasteria remercia intérieurement les fondateurs qu’elle ne se trouve pas seule. Même si elle ne le montrait pas, elle pouvait sentir tous ses membres trembler de peur. Et étrangement, elle ressentait aussi une pointe d’adrénaline à l’idée de se battre pour la première fois.

— Tu es sûre qu’il vient dans cette direction ? demanda Yvona.

— Oui.

Elle se tourna vers Yvona qui la toisait d’un regard perçant. Elle pouvait voir à son froncement de sourcil qu’une myriade d’interrogations parasitées son esprit.

— Tu es si étrange, murmura-t-elle.

— Je crois que tu as raison, avoua Anasteria. Je ne sais pas ce qui se passe, mais on se posera des questions plus tard.

— Si on survit.

— S’il te plait, dis-moi que tu as pensé à un plan, c’est toi la prodige.

Yvona haussa les épaules avec un petit sourire en coin qui étrangement calma les angoisses d’Anasteria.

— Je n’ai jamais combattu de cauchemars. On va devoir l’occuper, garder nos distances, et prier Aulus et Lori qu’Iselia ou qui que ce soit arrive vite.

— Ça me va.

Les deux étudiantes n’eurent pas à attendre longtemps. Au bout de quelques minutes, le cauchemar se montra en haut des escaliers, et sa forme éthérée descendit lentement vers elles.

— Dis-moi que tu as peur aussi, murmura Anasteria.

— Bien sûr.

Lorsque le cauchemar atteignit enfin le sol du hall, tous les chandeliers furent soufflés, et l’obscurité s’abattit sur elles. Dans un réflexe, Anasteria éclata une fiole à ses pieds, et parvint à matérialiser un orbe de lumière flottant, leur offrant un peu de répit, et une visibilité restreinte. La forme se rua alors sur elles, et elles se séparèrent. Yvona ne perdit pas un instant, et créa un pic de glace qui vint perforer l’ombre. Anasteria entendit des pas qui signifiaient que Johan se mettait en route. À son tour, elle frappa avec une boule de feu le cauchemar qui grogna de douleur, mais se rua sur Anasteria. Elle remercia l’entraînement de soldat que lui avait fourni son père, car elle évita facilement son attaque d’un pas en arrière. Elle continua ses esquives comme elle le pouvait, mais la visibilité restreinte ne l’aidait pas. Un coup de griffe arracha un bout de son pantalon. Elle se retrouva alors près d’Yvona qui pestait.

— On a besoin de plus de lumière.

Sur ces mots, un pic de glace vint transpercer les pierres comme des feuilles et permit à la clarté de la lune de les éclairer.

— Bien joué, lâcha Anasteria.

Ce n’était bien sûr pas l’idéal, mais c’était déjà un peu mieux pour se battre. Le cauchemar se rua de nouveau vers elle, et Anasteria eut tout juste le temps d’éclater une fiole et de créer un bouclier devant elles. Les griffes tapèrent l’énergie magique et rebondirent. Il vacilla un instant en arrière, et ce fut suffisant pour qu’Yvona l’attaque avec un sort. Un torrent d’eau le repoussa un peu plus, puis se solidifia en pic qui frappèrent en plein dans la poitrine. Anasteria était plus qu’impressionné par la maîtrise d’Yvona, mais elle remarqua qu’elle commençait à respirer difficilement avec l’effort. Elle profita de l’accalmie pour reprendre son souffle.

— Est-ce que ça va ? demanda Anasteria.

— Je fatigue.

— Tiens encore un peu le coup.

— On doit le frapper, maintenant.

Anasteria acquiesça et brisa une fiole en même temps qu’Yvona. Les deux étudiantes effectuèrent leur mouvement de concert. Une ligne de feu partit d’Anasteria et se dirigea vers leur ennemi. Et derrière un pic de roche surgit des dalles pour le transpercer. Le cauchemar cessa de bouger après avoir encaissé les deux coups. Il se tenait toujours debout, mais un lourd silence s’abattit dans le hall. Et soudain, il hurla un cri si strident que les deux étudiantes durent se boucher les oreilles avec leurs mains. Lorsqu’il se stoppa, Anasteria eut tout juste le temps de le voir foncer sur elle. Anasteria parvint à pousser Yvona loin d’elle, et elle encaissa seule la charge du cauchemar. Elle laissa échapper un cri de douleur tandis que son dos heurta violemment une des colonnes.

— Ana !

La main sinistre de l’ombre l’attrapa par le cou et l’empêcha de tomber au sol. Elle pouvait sentir son souffle glacial sortir de son sourire carnassier. Anasteria fouilla désespérément dans son sac, mais elle se rendit compte avec effroi qu’elle ne possédait plus une simple préparation. Au milieu de la salle, les rayons de la lune réfléchissaient sur une fiole abandonnée au sol, sa dernière qu’elle avait perdue durant la charge. Elle se tenait à sa merci, sans aucun moyen de réaliser un sort. Si seulement elle connaissait un esprit pour l’aider, mais elle n’avait pas assez d’expérience pour en invoquer un.

— Je vais me repaître de ton sang, et le patriarche en sera heureux…

La voix sifflante hérissa les poils d’Anasteria. Elle bougea comme elle le pouvait pour se défaire de l’emprise, mais elle ne parvenait qu’à se faire mal au dos. Tandis qu’elle pensait la fin de sa courte vie arrivée, un flash blanc l’obligea à fermer les yeux. Lorsqu’elle les rouvrit un instant plus tard, une immense colonne de glace s’était abattue sur l’ombre. Et l’ensemble de la zone était recouverte d’une épaisse couche de givre. Le cauchemar se transforma en un petit tas d’énergie sombre et Anasteria chuta lourdement à terre. Ce n’est que lorsqu’elle entendit le cri de douleur d’Yvona, qu’elle parvint à se relever. Elle gisait au sol. Son visage caché dans ses mains, Yvona hurlait de douleur et se tordait dans tous les sens. Le sang d’Anasteria ne fit qu’un tour, et elle oublia l’élancement dans tous ses membres pour se précipiter vers elle.

— Yvona ! Qu’est-ce qui se passe ?

— Mon œil ! Ça fait si mal !

Elle criait tellement qu’Anasteria se sentait désarmée. Elle posa sa main sur elle, et cette dernière fut aussitôt attrapé par l’une d’Yvona, l’autre resta sur un de ses yeux et un fin filet de sang s’échappa de ses doigts. Yvona commençait à serrer de toutes ses forces la main d’Anasteria pour supporter la douleur.

— Yvi, murmura Anasteria, impuissante.

Les chandeliers disposés autour du hall se rallumèrent tous d’un coup, donnant enfin de la visibilité. Des bruits de courses se firent entendre, et très vite Anasteria fut rejointe par Johan accompagné d’Iselia, et de quelques autres professeurs, dont le premier enchanteur, Eyron Nagus. Mais Anasteria se moquait allégrement de leur présence, seule Yvona lui importait à ce moment-là. Iselia se précipita aussitôt vers elles.

— Par Aulus, lâcha-t-elle. Que s’est-il passé ?

— C’est le cauchemar ! Il a blessé Yvona !

— Vous... Vous l’avez tué ?

— Yvona l’a tué, expliqua Anasteria d’une petite voix.

Elle regarda le minuscule tas d’énergie magique qui restait au sol, seule preuve de la présence du cauchemar.

— Je vais conduire Yvona à l’infirmerie, proposa Iselia. Allez, Yvona, essaye de te lever.

— Ça fait tellement mal, sanglota-t-elle.

Avec beaucoup d’effort, elle parvint à se lever, mais garda précieusement sa main sur son œil meurtri. Anasteria la regarda s’éloigner sans pouvoir dire quelque chose. Elle se sentait si impuissante que même la douleur dans sa colonne, et la lacération dans sa jambe semblait insignifiante. Eyron s’approcha alors d’elle, son attention fixée sur les restes du cauchemar. Anasteria n’avait jamais eu l’occasion de voir le dirigeant de l’académie de si près. Malgré son âge avancé, il irradiait de sagesse et de calme. Une longue barbe aussi blanche que ses cheveux encadrait un visage fin parsemé de rides. Il se tenait droit, ses mains cachaient dans son dos, et lorsque son regard azuré se posa sur Anasteria, elle sentit une douce compassion émanait de lui.

— Vous deux, dit-il à l’attention d’Anasteria et Johan, dans mon bureau. Maintenant.

***

Le bureau de l’enchanteur se situait au dernier étage, de la plus haute des trois tours qui constituaient l’académie. L’endroit se composait d’un mélange de bibliothèque fournie, d’artefact étrange, et de parchemins qui jonchaient chaque parcelle libre pour s’entasser ensemble. Ce n’était pas vraiment l’idée qu’elle s’imaginait du bureau d’Eyron, mais son attention se reporta bien vite sur lui, lorsqu’il poussa un long soupir.

— Davos et Yvona sont entre de bonnes mains à l’infirmerie. Mais j’aimerais bien savoir ce que toute cette histoire signifie.

Johan jeta un coup d’œil paniqué à Anasteria. Il n’avait jamais eu beaucoup de courage pour affronter les professeurs, alors braver le premier enchanteur semblait hors de sa portée. Anasteria soupira et haussa les épaules. Rien que ce bref mouvement réveilla ses douleurs dorsales, mais elle les oublia pour se concentrer sur son récit. Elle n’omit rien, de ses intuitions, aux cris, en passant par tous les évènements de cette nuit. Lorsqu’elle eut terminé. Eyron la regardait avec un froncement de sourcil sévère.

— Vous avez fait preuve d’imprudence tous les deux. Vous n’auriez jamais dû l’affronter.

— On avait peur qu’il s’en prenne à d’autres si on fuyait, expliqua Anasteria. Et sur le moment, je n’ai pas vu d’autre solution.

Maintenant qu’Yvona était blessée, elle la regrettait amèrement. Elle baissa la tête et se renfrogna, attendant que les remontrances se terminent pour aller directement à l’infirmerie.

— Je ne sais même pas par où commencer, soupira Eyron. Ce n’est pas la première fois que je vois votre nom, à tous les deux. Mais généralement, vous êtes simplement dissipés en classe.

— On ne voulait pas causer de problèmes, jura Johan. La situation nous a échappé.

— Yvona avait prévenu Iselia, expliqua Anasteria.

— Mais vous avez quand même réalisé des préparations, ce qui est rigoureusement interdit en dehors des heures de cours. La magie est une arme, pas un jouet.

— Je sais ! protesta Anasteria. Yvona a essayé de m’en dissuader. Mais c’était juste une précaution.

— Comment avez-vous obtenu les ingrédients ?

— Je les ai empruntés à la réserve.

— Volé, corrigea Eyron.

Le premier enchanteur soupira et frotta ses yeux fatigués par l’heure tardive. Il regarda tour à tour les deux étudiants avec un air sévère.

— Bien que vous ayez accompli un exploit en tuant un cauchemar, vous avez désobéi à plusieurs de nos règles. Vous devez comprendre que ces règles ne sont pas établies pour vous brider. Elles existent pour vous apprendre à vivre en société avec les amagus. Les lois concernant la magie ne sont pas à prendre à la légère. Vous devez les suivre, pour protéger les autres, et surtout, vous-même. Mais je ne doute pas que vous l’avez assimilé ce soir. Mais de la plus dure des manières.

— C’est ma faute, expliqua Anasteria, les poings serrés. Je suis la seule responsable. Johan et Yvona ont tous les deux essayé de m’en dissuader.

— C’est faux ! protesta Johan avec véhémence. Yvona n’a rien à voir avec ça. On l’a embarqué dedans, et elle a juste voulu nous protéger. Mais j’ai aussi ma part de responsabilité.

Anasteria s’apprêta à objecter contre son ami, mais Eyron leva une main pour faire taire les débats.

— Vous recevrez tous les deux une punition à la hauteur de vos accomplissements ce soir. Et j’espère que c’est la dernière fois que je vous ai dans mon bureau. Maintenant, retournez dormir. Johan, allez voir l’intendance pour obtenir une autre chambre. Vous pouvez partir.

Les deux étudiants poussèrent un soupir de soulagement quand ils quittèrent le bureau de l’enchanteur. Anasteria ne parvenait même pas à s’inquiéter de leur future punition. Ses douleurs se réveillaient, l’épuisement tombait sur elle, et elle se souciait de l’état d’Yvona. Elle jeta un regard à Johan et lui demanda :

— On va voir Yvona et Davos ?

— Bien sûr qu’on y va ! répondit Johan. Je suis inquiet pour elle.

Anasteria adressa un sourire fatigué à son ami, mais fut soulagée de constater qu’ils partageaient la même idée. Ils rejoignirent l’infirmerie en seulement quelques minutes. Une odeur florale régnait dans la place, signe que l’infirmière Apell avait réalisé de nombreuses préparations curatives. Elle se tenait assise près du lit dans lequel était allongée Yvona. Lorsqu’elle entendit du bruit, elle se leva, et toisa les deux étudiants avec un regard sévère.

— Je mettrais ma main à couper que le premier enchanteur ne vous a pas autorisée à venir ici. Je sais que vous êtes des pensionnaires récurrents de mon infirmerie tous les deux, mais j’aimerais que vous évitiez d’autres problèmes pour le reste de la nuit.

Anasteria avait toujours trouvé Axelle Apell incroyablement douce et compréhensive, une qualité des plus appréciables quand on occupe son poste. À son grand dam, Anasteria s’était brûlée, et coupée plus de fois qu’elle ne voulait l’admettre durant les cours, et avait fini par venir de temps en temps ici. Mais jamais aussi souvent qu’Apell le raconter ! Cependant, elle n’avait pas envie de la contredire ce soir. La fatigue se ressentait dans chacun de ses membres, et elle souhaitait simplement s’excuser auprès d’Yvona. Elle haussa les épaules.

— On voulait prendre de leurs nouvelles, avoua Anasteria. On ne restera pas longtemps.

Le visage d’Apell s’adoucit.

— De Vila est en train de dormir, expliqua-t-elle. Mais sa blessure ne semble pas si grave. D’ici quelques jours, il ira mieux.

Elle marqua une pause, puis se tourna vers Yvona qui les regardait silencieusement. Un bandage recouvrait son œil droit, et à en juger par la difficulté qu’elle avait à garder l’autre ouvert, Apell avait dû lui prodiguer quelque chose de puissant pour la soulager.

— Eis s’en sortira aussi, reprit-elle. Mais elle a perdu l’usage de son œil. Je lui ai donné quelque chose pour la douleur, mais elle doit se reposer.

— Je vais bien, grogna Yvona.

Yvona tenta de se redresser un peu plus, mais ses mouvements lents lui tirèrent une grimace. Anasteria et Johan s’approchèrent tandis qu’Axelle s’éloigna.

— Ne restez pas longtemps.

Les yeux d’Yvona peinaient à rester ouvert, mais elle parvint à esquisser un sourire fatigué.

— Comment te sens-tu ? demanda-t-elle en fixant Anasteria.

— Je devrais être celle qui pose la question. J’ai un peu mal partout, mais ça ira mieux demain. Et toi ?

— Je ne ressens plus grand-chose, confessa Yvona. Ce que m’a donné Apell est vraiment puissant.

Même si le visage d’Yvona semblait apaisé et calme, Anasteria avait du mal à oublier le cri de douleur qu’elle avait entendu. Elle se sentait responsable. Certes, l’apparition du cauchemar demeurait un mystère qu’elle ne comprenait pas, mais elle avait embrigadé Yvona dans cette histoire. Elle posa sa main sur celle d’Yvona et soupira.

— Je suis désolée. Pour tout. Je ne voulais pas que tu sois blessée, je n’ai jamais pensé que ça serait si affreux…

Yvona prit un instant pour répondre. Son regard passa lentement entre Johan et Anasteria.

— Tu ne m’as pas forcée, lâcha-t-elle. Et puis, j’aurais dû faire attention. Mais quand j’ai vu qu’il allait te blesser, je ne pouvais pas faire autrement.

— Je n’arrive pas à croire que tu as tué un cauchemar ! s’exclama Johan. Je comprends pourquoi tout le monde dit que tu es une génie.

Yvona lâcha un rire amusé et fatigué. Sa main frotta son œil valide et elle poussa un bâillement qu’Anasteria trouva extrêmement mignon.

— Anasteria l’avait affaibli, ajouta-t-elle. Je ne pensais pas que tu étais si douée avec la magie.

— Je vais le prendre pour un compliment, ria Anasteria. On fait une bonne équipe.

Yvona regarda un instant Johan.

— La prochaine fois, c’est Johan qui concocte les préparations, il est plus qualifié que toi. Mais oui, on fait une bonne équipe.

Johan donna un coup de coude amical à Anasteria qui roulait des yeux. Johan semblait réaliser de grands efforts pour ne pas montrer son inquiétude et fanfaronna.

— Merci Yvona ! Tu vois Ana ? Quelqu’un qui reconnait enfin mon talent ! Et vivement que tu te remettes Yvona, on pourra compter sur toi pour les cours quand on deviendra apprentis chevalier-mages !

Yvona lâcha un rire, mais sa paupière se fermait doucement à intervalle régulier. Anasteria savait que les médicaments affectaient l’énergie et l’esprit d’Yvona. Anasteria pour sa part, sentait la fatigue la tirailler. Ses muscles hurlaient de douleur, et ses pensées tournaient en rond et répétaient les mêmes questions : pourquoi avait-elle entendu le cauchemar ? De quoi ce dernier parlait-il ? Pourquoi ses yeux avaient-ils changé de couleur ? Elle se doutait qu’elle n’obtiendrait pas de réponses ce soir ni dans les prochains jours. Mais elle commençait à penser qu’elle n’était peut-être pas si normale qu’elle le désirait. Johan tira sur sa manche, et elle se rendit compte qu’Yvona s’était endormie paisiblement. Les traits de son visage ne laissaient pas deviner qu’elle souffrait vingt minutes plus tôt. Elle s’en voulait tellement que son estomac se contorsionnait dans tous les sens. Mais elle réparerait son erreur. Elle allait être là pour sa colocataire, et lui rendre la pareille, un jour ou l’autre. Elle le savait.

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