Je me glisse parmi la foule, à cette heure les tokyoïtes vont et viennent en flot continu. Pour les occidentaux, l'heure de pointe est souvent synonyme d'angoisse oppressante. Pour les habitants du Soleil Levant, elle est routine d'indifférence. Pour moi, elle est l'activité bourdonnante de la ruche à l'heure d'accueillir les butineuses : chacun a rempli son travail et se sent accompli, il est à la fois singulier et parti d'un tout qui le transcende.

Cela m'offre une impersonnalité dont je me délecte, j'oublie quelques temps la rage qui me dévore de l'intérieur. J'oublie la souffrance de Cyrielle. J'oublie la torture et les sévices. J'oublie... et me noie dans la foule.

Ce qu'il y a de bien avec les japonais c'est que, même avec l'apparition d'une déferlante humaine tout reste calme et réglé comme du papier à musique. Rien ne dépasse. Pas d'effusion de klaxons. Pas de gestes maladroits. Ordre et discipline.

Cette dernière valeur m'a été inculquée au fer rouge, elle fait partie de moi : discipline...

Je frissonne un court instant avant de mettre le couvercle sur mon passé pour me concentrer sur la mission que je me suis choisie.

Le contrôleur entasse les derniers passagers dans la rame, il faut compresser au maximum car le quai est toujours aussi noir de monde. Ma voisine trébuche et manque de peu l'effet domino de la dégringolade. Quelle cruche ! J'ai une brusque envie de lui faire un croche-patte.

Ordre et discipline...

Je me sens sur le point de vriller. Des dards invisibles s'insinuent dans les couches de mon esprit. Putain d'automatismes à la con !

Les portes se ferment. Personne ne peut bouger, cet enserrement me contient et les nuisibles invisibles qui peuplent ma tête s'envolent en même temps que le paysage défile.

Quinze minutes plus tard, je monte les marches d'un building, dépasse les étages dédiés aux mangas et figurines pour arriver dans la partie Hentai. Ce n'était donc pas l'adresse d'un appartement mais d'une boutique. Derrière le rideau, de grands posters de femmes aux seins disproportionnés, les jambes écartées ou dans des positions lascives, recouvrent les murs là où les étagères remplies de livres offrent quelques espaces disponibles pour de la promotion.

Je navigue entre les rayons pour tenter de trouver ce fichu digicode. Rien que quelques lecteurs la bave aux lèvres qui ne me remarque pas passer. Je fais un deuxième tour et j'ai bien envie de foutre un bon coup dans une pile de livres pour décompresser. Puis je l'aperçois, derrière le petit comptoir tout au fond de la boutique, masqué à demi par des figurines entassées dans leur emballage d'exposition. Je ne sais pas trop que faire du vendeur.

Je n'ai pas à tergiverser longtemps, il part soudain avec un client pour lui porter conseil.

Je tape le code mémorisé, une lumière rouge clignote. Je pousse le battant et le referme aussitôt derrière moi. Cet espace est éclairé d'une lumière tamisée, garnie d'autant d'étagères si ce n'est plus, vu l'espace restreint comparé à la salle précédente.

Je jette un œil sur les premiers ouvrages : une femme menottée et bâillonnée astique l'entrejambe d'un homme au sourire pervers, un autre pénètre brutalement une femme tout en l'étranglant, un autre enfin offre la vision de deux enfants dont l'un aspire à pleine bouche le membre durci d'un homme tandis que l'autre observe, attaché par une laisse à un radiateur.

J'ai une violente envie de tout saccager. Je retiens de peu un hurlement sauvage. En même temps, à quoi d'autre pouvais-je m'attendre ? Oserai-je affirmer que je suis surpris ? L'émotion me submerge malgré tout. Je me sens sur le point d'imploser. Des images essaient de se frayer un chemin vers ma conscience.