Chapitre 21 : Abandon de soi
Que suis-je censé faire ?
Pourquoi ?
Pourquoi s’est-elle jetée ?
Je suis perdu…
Mon cœur se serre si fort que j’en ai mal. Le bonheur est venu à moi. Il m’a frôlé, m’a effleuré… et déjà il m’est arraché.
Mes mains tremblent.
Une larme coule sur ma joue, aussi brûlante qu’un charbon ardent incontrôlable.
– C’est elle… murmurai-je, presque inaudible. Comment j’ai pu… Comment j’ai fait pour ne pas le sentir avant ?
Je cherche Margaux du regard, comme un mourant cherchant une lumière à laquelle se raccrocher, implorant qu’on lui vienne en aide.
Ma gorge est nouée. J’ai du mal à respirer.
Elle m’observe, bouleversée par la scène. Elle lit l’effroi dans mes yeux et comprend rapidement.
Elle me lâche aussitôt et ordonne aux autres de faire de même.
Un frisson me parcourt. Il m’écorche. Il grimpe le long de ma colonne, jusqu’à m’étrangler la nuque.
Je saute.
Mon corps entre en contact avec l’eau glacée qui me dévore. Glaciale. Obscure. Silencieuse.
Je plonge. Je cherche. Mon regard est brouillé. Tout n’est qu’obscurité.
Mon souffle s’étrangle dans ma gorge. Mes muscles se contractent sous l’effet du froid. Je nage. Je m’enfonce. Plus loin dans les profondeurs.
Rien.
Personne…
Pas de silhouette. Pas de bulles d’air.
Le silence. Le calme.
Mon cœur bat à tout rompre. Ma respiration est rude. Je peine à la garder. Je peine à rester calme et ne pas paniquer.
Je bats des jambes.
Je continue.
Où es-tu ?
Je ne te vois pas.
Je ne t’ai pas regardé. Pas avec mon âme. Seulement avec les yeux de l’idiot que je suis…
Je t’en conjure…
Je continue, mais mes poumons me hurlent. Le manque d’air devient insoutenable.
Pitié…
Enfin, je l’aperçois.
Une silhouette, immobile, à quelques mètres sous moi.
Je dois batailler pour garder les yeux ouverts.
Son corps flotte, tordu, suspendu comme dans un cauchemar. Il est courbé. Sa tête est basculée en arrière et son visage est tourné vers moi…mais sans vie.
Elle porte une longue chemise de nuit, un gilet qui flotte autour d’elle comme une seconde peau.
Ses cheveux roux, assombrit par l’eau ondulent lentement, semblables à des flammes hypnotiques.
Son visage… je le regarde réellement pour la première fois. Je le vois vraiment.
Paisible. Presque apaisé.
Un calme terrifiant…
Son nez est petit et fin. Ses lèvres maintenant gercées mais pleines, devaient être douces. Un rose délicat, discret…ou ce qu’il en reste dans cette obscurité dévorante.
Le froid me broie. S’infiltre jusque dans mes os.
Des voix résonnent quelques part dans ma tête, distantes.
Je ne les écoute pas.
Le temps semble figé. Suspendu entre deux battements de cœur.
Suis-je toujours dans la réalité ?
Plus rien n’a d’importance.
Je me sens…
Libre.
Comme si on m’enlevait un poignard planté entre les omoplates depuis bien trop longtemps.
Un poignard que je n’arrivais pas à retirer.
Est-ce l’eau qui m’apaise ou bien est-ce la folie et le manque d’air qui m’étreignent ?
Je ne sais pas. Je ne veux pas savoir.
Je veux rester là, juste un peu plus longtemps.
Une bulle s’échappe de mes narines, remonte le long de mon nez jusqu’à s’envoler au-delà de ma réalité.
Je cligne doucement des yeux et la fixe du regard, sans ciller.
Mon cœur ralentit.
Mon esprit reste confus.
Un rayon lunaire perce les ténèbres, effleure son visage.
Alors, instinctivement, ma main se tend vers elle. Lentement.
Je veux attraper la sienne.
Mais je n’y arrive pas.
Je ne sens plus mes jambes. Je ne sens plus mes orteils et mes lèvres sont gelées, fendues par mon inactivité.
Qu’elle est belle…
Mon corps se penche en avant. Mes membres s’engourdissent de plus en plus.
Même avec ses cicatrices…
Ses veines noires.
Ses bleus.
Son corps fin et fragile…
Je la trouve magnifique.
Qu’est-ce qu’on t’a fait ?
As-tu criée ?
As-tu… pleurée ?
Ton regard était si brisé. Tes cris de terreur et de douleur devaient résonner jusqu’aux entrailles de la terre…
Quel est ton passé ? D’où viens-tu ?
Étais-tu heureuse ?
Étais-tu… seule…tout ce temps ?
Ces questions tourent dans ma tête, chacune plus coupante que la précédente. Mon cœur saigne de douleur…
Si j’avais su…
Si je t’avais trouvé avant.
Je t’aurais protégé. Aimé.
Je les aurais détruits. Un par un.
Je les aurais torturés jusqu’à que le diable lui-même les rappels.
Tu aurais été ma lumière.
Je t’aurais tout donné.
Tu aurais été ma priorité. Bien plus que ma propre vie…
Maintenant que je te vois… te perdre comme ça m’est impossible.
Où que tu ailles, je te suivrais.
Trois mètres nous séparent.
Seulement trois…
Je n’ai jamais été aussi proche de toi.
Pourtant, je me sens tellement loin.
Mon corps ne répond plus. Je ne peux que te regarder sombrer.
Depuis combien de temps sommes-nous là ?
A tomber.
Dans l’eau.
Dans l’oubli.
Dans l’abandon total de soi… et de la vie ?
Le temps s’écoule. Ironique comme parole lorsqu’on se noie doucement dans l’abîme. Dans un lac.
Je ne devrais pas me laisser aller. Je ne suis pas comme ça.
Mais…cette sensation…se sentir léger…
Je ne l’ai pas ressenti depuis longtemps.
Est-ce que je l’ai déjà ressenti au moins ?
Alors que mon corps s’enfonce de plus en plus dans les profondeur du lac, le monde s’agite à la surface. Les voix se font plus insistantes, plus paniquées.
Je prends une inspiration. C’est une façon de parler sinon je m’étouffe.
Et à ce moment-là, son corps tressaute. Une lueur apparaît dans ses yeux. Sa bouche s’entrouvre et laisse échapper le peu d’air qui devait lui rester.
Mon cœur se remet à paniquer. Une onde de choc me percute de plein fouet. Je sors de cet état hypnotique et me débat avec le froid. Mon corps se réchauffe de plus en plus. Mon loup reprend le dessus.
Une main en avant, poussant l’eau. Un pied qui bat, me permettant de me rapprocher d’elle.
Je tends une nouvelle fois la main. Je finis par saisir la sienne. Petite. Froide. Gelée.
Je la tire rapidement vers moi, glisse le bras autour de sa taille et la serre contre moi dans l’espoir de la réchauffer avec ma température corporelle.
Son corps commence à avoir des spasmes.
Elle se bat contre la noyade.
Contre la mort.
Appelez le médecin ! Préparez des couvertures, des boissons chaudes et une cheminée ! C’est un ordre ! Hurlai-je mentalement à toute la meute.
Je sens que ça s’agite. Je bats des pieds et remonte le plus rapidement à la surface.
Une fois que ma tête sort de l’eau, j’inspire profondément. Je la soulève pour qu’elle puisse respirer si elle est toujours consciente.
Aucune réaction.
La panique monte en moi. Je n’entends pas son cœur battre.
Collée contre mon torse, je la maintiens par la taille et rejoins le rivage le plus vite possible.
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