9. Abigor (1/5)

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Il donne crédit aux outrages, à la violence et davantage à ce qui touche à la perversité tant il a fait de la soumission et de l'humiliation son vice préféré.

oOo

Cyn laisse glisser les cendres du carnage de sa paume à une casserole qui chauffe sur un petit feu. Quelques ingrédients bercés d'incantations plus tard, Cynthia déverse la potion, devenue épaisse et grisâtre, sur chaque fragment issu de la même scène de crime. La recette se solidifie à l'instant.

La sorcière inspecte entre le pouce et l'index l'un des gravillons qu'elle vient de créer ; si elle regarde bien, un éclat apparaît au cœur de la bille irrégulière à peine translucide. Cela signifie que le processus de fabrication a fonctionné.

— Bon. C'est prêt.

Cynthia balaye son plan de travail d'un revers de la main. Les pierres tombent dans le pochon qu'elle leur ouvre, puis elle dépose celui-ci en évidence sur une commode.

Elle descend au rez-de-chaussée. L'étudiant s'affaire derrière le comptoir à encaisser un homme décidé à acheter l'un des miroirs farceurs. Cyn remarque que la caisse enregistreuse s'ouvre une fraction de seconde avant que Samir n'ait fini de tirer sur le levier.

Le client part. La gérante s'assure qu'il n'en reste pas d'autres et s'adresse à son ami avec un large sourire :

— Tu vois, tu t'en sors à merveille !

— Quand il n'y a pas de démons, c'est vrai que c'est moins stressant...

— À t'entendre, on dirait que les démons attaquent comme des bêtes sanguinaires.

— En tout cas, ils forcent et sont dissuasifs.

— Il faut rester ferme. Dire « non » jusqu'à ce qu'ils en aient marre fait très bien l'affaire.

Samir enregistre le conseil mais hésite à donner son avis sur son efficacité. Son expérience face aux habitants de l'Enfer n'est pas assez concluante pour cela.

— Au juste, j'ai rajouté des talismans à l'entrée, glisse-t-elle.

— Pourquoi faire ?

— En gros, ils serviront à me secouer comme un cocotier lorsque les démons viendront et que je serai indisponible.

L'étudiant sourit. Il devine que sa mésaventure avec Mammon a marqué au fer rouge quelque chose dans l'esprit de son amie. De là ont découlé les précautions qui partent de la volonté de le protéger des contrats incongrus.

— Je vais pouvoir fermer la boutique, enchaîne Cynthia.

— Ça y est, tu pars pour les Vosges ?

Le rideau de fer tombe, coupant le soleil de cette fin de matinée aux résidents du magasin.

— Tu as cours cet après-midi, n'est-ce pas ?

— Oui, ils finissent assez tard, aujourd'hui. Tu penses en avoir pour longtemps, là-bas ?

— Je ne sais pas trop. Ça dépendra de ce qu'il y a à voir ou des gens à qui parler.

La sorcière raccompagne Sam dont les bras sont chargés de livres. Il fait une halte pour déplacer son fardeau dans son sac.

— J'ai pu synthétiser des runes de traque, dit-elle quand l'étudiant arrive à sa hauteur.

Samir réfléchit aux termes employés là.

— C'est pour retrouver le chien ? demande-t-il.

Cynthia soupire, les bras croisés sur sa poitrine.

— Je me tâte. Il y a du monde sur le coup. Perdrix Gavreau a répondu à l'appel aussi.

— Tu penses que ça ne vaut pas la peine de te joindre à eux ?

— Puisque Perdrix est là, je le pense fort, oui. Elle va plier cette histoire en moins de deux. C'est son truc, de chasser des bêtes.

— Et tes runes ?

— Je les garde au cas-où la situation dégénère vraiment.

En espérant qu'une seule rue ravagée passe pour une fuite de gaz, une suite de cas similaires seront plus compliqués à camoufler...

Ils sortent dans la rue. Sam enfile maladroitement les bretelles de son sac avant de se tourner vers son amie.

— Alors si ça repart en cacahuète, promets-moi d'arrêter de tirer la tronche et d'attraper ce chien par la peau du cou ! Sinon, j'aurais plus qu'à m'entraîner à invoquer ta lance magique pour le faire moi-même.

— J'aime beaucoup tes plaisanteries, Sam.

— C'en était pas une.

Samir agrémente son affirmative d'un sourcil levé.

— Je vais devoir te donner des cours d'invocation, déplore Cynthia. Je te préviens, ce ne sera pas facile.

L'étudiant étire un autre sourire conquis. La sorcière le regarde s'éloigner de la boutique de son pas vif et caractéristique.

Si elle ne doute pas de la ténacité de Sam face à la souffrance de l'apprentissage, elle craint que l'invocation d'une arme comme la Sainte Lance ne soit pas faite pour lui.

Il s'en sortira pour la théorie. Mais pour la pratique, c'est peine perdue... ça lui prendra toute sa vie.

La porte d'entrée se verrouille derrière elle, en pleine récapitulation des préparatifs à emporter dans son voyage.

Rien. Mieux vaut ne pas s'encombrer. On verra ce qu'il en est sur place.

Cynthia visualise cet espace potager qu'elle et Vehuiah ont traversé la première fois. Elle distingue nettement les carrés de fruits séparés des légumes, les tuteurs de bois qui s'élancent vers le ciel avec leur grappes de tomates pendantes, le dallage de pierres entre les parcelles.

Je vais atterrir dans ce coin-là.

Enfin, elle se volatilise pour le parc naturel du Ballon des Vosges.

Comme prévu, Cyn retrouve ses pieds sur ce chemin de pierres dont elle a revu le souvenir. Entre le passé et le présent diffère cette mousse verte et entendue d'un pas à l'autre. Lorsqu'elle voit les hautes herbes ponctuées de vivaces qui l'encerclent, Cynthia suppose que les cultures ont été déplacées ailleurs. La terre où elle marche a dû être mise en jachère.

Elle traverse la zone négligée. Le bâtiment le plus proche est l'ancien couvent, dont les pierres grises et les vieilles tuiles demeurent inchangées.

Cynthia voudrait éprouver de la joie face à cet élément actuel de son passé, mais elle ressent un curieux vide. Le silence aux alentours ne la rassure pas. Les oiseaux eux-mêmes semblent ne pas se risquer à voler trop près du cloître.

Aucune silhouette humaine à l'horizon.

La sorcière observe davantage l'environnement qu'elle a sous-estimé ; le sol est jonché de restes de tuteurs et de ficelles de jardinage. Un carreau sur deux de la maison a été brisé. D'après les colonies de mousses, de lierres et d'herbes folles, les lieux aux abords de la bâtisse n'ont pas été entretenus depuis un temps indéterminé.

Bon sang, ne me dites pas que c'est abandonné ?

Cynthia entre par la porte fracturée de l'entrée. La poussière et le bazar qui lui saute aux yeux lui pincent le cœur. Jamais la jeune femme n'a constaté autant d'inhospitalité. Les graffitis qui remplacent les tapisseries rongées par la vétusté trahissent des passages d'indésirables qui ont profité de la place déserte. Il ne reste que des meubles sens-dessus-dessous dans chaque pièce que la sorcière visite à la hâte.

Il doit bien y avoir quelque chose, pas seulement des murs et un toit !

Elle va dans la grande salle à manger. Les tables ont été renversées sur les côtés de façon à dégager le centre. Là, des symboles occultes grossiers ont été gravés sur le parquet par des incultes, des imbéciles ou les deux ensembles.

Cyn monte à l'étage. Tous les sommiers ont été ramenés dans le couloir qui départage les chambres. La sorcière écarte les morceaux de lits et de matelas d'un revers de la main. Au bout se trouve sa petite chambre. Elle ne reconnaît là-dedans que l'emplacement de la fenêtre. Le reste a été tagué, arraché, saccagé.

— Mais où sont-ils passés ? s'exclame-t-elle. Vehuiah ! Où es-tu ?

Son écho lui fait remarquer à quelle point sa solitude en ce lieu est pesante.

Cynthia poursuit son exploration qui s'apparente de plus en plus à ses habituelles recherches d'articles. Sauf que l'excitation de faire une découverte n'est pas au rendez-vous. Avec elle se balade l'inquiétude de ne pas savoir ce qu'il est advenu de la communauté de la Cynthia passée.

La sorcière tombe sur une bibliothèque, sa carcasse faite d'étagères pratiquement à nu et de livres qui recouvrent le sol. Le soleil isole de ses rayons la bruine formée de poussières accumulées.

Cyn se penche sur quelques ouvrages malmenés par l'humidité. De la littérature française, des romans jeunesses, des livres de jardinage, de sciences mêlés aux spirituels... la bibliothèque regorge de tout, et le tout agonise à terre.

La sorcière décide à mettre fin à ce calvaire. Son flux emporte les rayons mélangés jusque sur les planches de bois. Cynthia ne trie pas les genres. Voir les livres retrouver une place qui leur est digne lui suffit. À la fin de l'opération ne git que les feuilles volantes séparées de leur reliure originale.

— Que vous est-il arrivé...

Sa voix n'est plus qu'un chuchotis. Cyn tend la main à un ouvrage. Elle n'a que le temps de sentir la fraîcheur de la couverture qu'une étincelle remonte de la pulpe de ses doigts jusqu'à sa tête.

La vision survient sans prévenir.

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