9. Abigor (2/5)
Sixième jour à la communauté. Sixième jour à éplucher des légumes d'automne pour la soupe, chaque fois avec un compagnon de travail différent.
Cynthia encaissait mal ce roulement destiné à ce que les jeunes et les adultes mettent la main à la pâte au moins une fois dans la semaine. En premier lieu, il lui fallait se présenter à son nouveau partenaire de labeur, puis subir les mêmes questions que, apparement, tout le monde se posait à son sujet.
« Tu viens d'où ? Et quel âge as-tu ? »
« Toi aussi tu as quitté ta famille ? Ou bien es-tu orpheline ? »
« Tu as quel genre de pouvoirs ? »
« C'est vrai que tu as fait n'importe quoi à ton arrivée ici ? »
Elle avait tenté de répondre sobrement au disque rayé qui se jouait sans arrêt. Elle changea d'approche quant elle vit la marmite d'eau bouillir en moins de dix secondes. La fulmination qu'elle gardait en elle allait bientôt faire sauter la cuisine. Alors, munie de son couteau de découpe, elle commença son sixième jour ainsi :
— Bonjour, je suis donc Cynthia, j'ai bientôt dix-huit ans et je suis originaire du Massif Central. Maintenant, je préfère qu'on bosse en silence. Merci.
Cynthia avait estimé que ces deux réponses suffisaient aux oreilles de son collègue, qui se tut jusqu'à ce qu'ils ne se séparent. Un duo d'adolescents vint mettre les couverts sur les tables quand la jeune fille quitta la bâtisse.
Cyn avait gardé un réflexe de ses deux années de vagabondage : prendre l'air dès que l'occasion se présentait. Elle avait arpenté les villes françaises, dormi dans un nombre incalculables d'hôtels, fréquenté des tas de restaurants, de magasins, de bibliothèques, mais il lui fallait toujours se dégourdir les pieds à un moment ou à un autre dans son périple, que ce soit en traversant une rue ou en changeant de cité.
La jeune fille ne pensait pas qu'il s'agissait d'un appel de la nature. En effet, l'emplacement calme de la communauté dans ces petites montagnes vosgiennes ne lui faisait ni chaud ni froid. En revanche, partir à l'aventure était ce qui lui trottait le plus souvent en tête.
Mais c'est vrai que c'est intéressant d'avoir une maison où retourner, concéda-t-elle.
Elle traversa le potager et ses plants balancé d'une légère brise. Les effluves des derniers plants de tomates embaumaient agréablement l'atmosphère. Cyn monta la petite pente afin de contempler le territoire aménagé par les sorciers et les bons soins de Vehuiah.
D'ailleurs, où tu te caches, toi ?
L'ange demeurait hors d'atteinte. Si la sorcière l'avait aperçu quelques fois discutant avec des membres ou des Sœurs, impossible de l'alpaguer avant qu'il ne se volatilise.
Tu me sors tranquillement que mes pouvoirs sont si exceptionnels qu'ils rappellent ceux d'une ancienne tribu, et tu te barres sans me donner plus d'explications ?
Sa marche dans la prairie l'amena jusqu'à l'enclos des chèvres. Cyn identifia une masse noire parmi les animaux qui ne pouvait être qu'Onyx. Le bouc n'avait plus tenté de s'évader depuis qu'elle l'avait reconduit entre les barrières.
Et si j'explosais ? Quoique... Vehuiah doit sûrement m'espionner. Ça fait deux ans qu'il le fait.
La jeune fille s'étonna de ne trouver que Viktor dans les parages, le garçon de quatorze ans qui passait son temps à s'occuper des caprins, équipé de sa fidèle fourche. Cynthia le salua brièvement avant de scruter les alentours. Viktor s'arrêta un instant de jeter du foin dans la mangeoire basse de l'enclos.
— Gabriel n'est pas là ? demanda-t-elle.
Le garçon s'appuya, pensif, sur le manche de l'outil. Il secoua la tête pour signifier un « non ».
— Tu ne sais pas où je pourrais le trouver ? poursuivit Cynthia. J'avais des questions à poser à Vehuiah, mais il n'est jamais disponible, alors je vais demander à Gabriel. Il sait sans doute deux ou trois trucs.
Viktor parut décontenancé devant autant de mots. D'origine slave, il avait appris un sort de compréhension qui lui permettait de décoder les propos de ses interlocuteurs. Cependant, il avait du mal à retransmettre ses réponses dans ladite langue. Sa maîtrise n'était pas encore au point.
— Partir en bas, dit-il en français hésitant.
Il pointa un doigt vers le cloître pour étoffer sa réponse. Cyn le sentait déçu de ne pas pouvoir dialoguer davantage.
— Tiens bon, l'encouragea-t-elle tandis qu'elle faisait demi-tour. Tu vas y arriver.
Le visage de Viktor s'illumina de joie. En route pour le cloître, Cynthia l'entendit reprendre son travail de bon train.
Pour sa part, elle avait assimilé ce sort de compréhension en autodidacte, lors d'un arrêt dans la chaîne des Pyrénées. Elle se rappelait y avoir déniché un hameau fort sympathique et des habitants qui l'étaient tout autant. Pour cause, elle n'avait pas eu besoin de les manipuler pour obtenir leur hospitalité. L'unique bémol avait résidé dans le dialecte qui lui avait échappé complètement. Le flux de Cyn s'était alors accordé petit à petit sur ce parlé authentique, jusqu'à ce qu'il ne fut plus un obstacle ; sa magie avait évolué.
Il y a mille façons d'apprendre une chose, songea-t-elle. Le plus dur, c'est de trouver la bonne.
Cynthia entra dans le bâtiment de pierres. Passer l'ancienne porte de bois la plongea dans le calme de la demeure où chacun vaquait à ses occupations.
Elle n'avait pas quitté le hall d'entrée quand Nora apparut, les bras chargés de feuilles et de classeurs.
Elle devait donner un cours.
La guérisseuse l'aperçu aussitôt.
— Bonjour, Cynthia. Comment vas-tu ?
— Bien, merci.
— Comment se passe ton séjour ici ?
J'adore éplucher des carottes pour me rendre utile.
— Fabuleux.
Cynthia elle-même n'y croyait pas vraiment. Elle était persuadée que Nora aussi doutait derrière son masque d'impassibilité.
— Mais j'ai besoin de temps pour m'adapter, compensa-t-elle. Ça va le faire.
— Bien dit, sourit la guérisseuse. Je crois en toi. Il n'y a pas de raison que tu n'y arrives pas.
Étrangement, la sorcière le prit avec une pointe de malaise.
— Au fait, je cherche Gabriel, dit-elle pour changer de sujet. Viktor m'a dit qu'il était ici.
Nora hocha la tête.
— Il est à la bibliothèque. Tu y es déjà allée ?
— Non.
— Je vais t'y conduire. Mon bureau est juste à côté.
— Nora ?
— Hm ?
— La tribu des Huth, c'est un sujet que les enfants étudient ici ?
— Du tout. C'est un sujet que je connais moi-même trop peu. Suis-moi.
Elles s'engagèrent dans un couloir sombre.
Partout, les murs étaient tapissés de papier peint à motifs décolorés. Idem à l'étage, où seules les poutres apparentes de la structure et de la charpente avaient échappé à cette couverture vieillotte. Les fenêtres étaient étroites, ce qui renforçait le manque de luminosité dans les pièces et les corridors. Les salles exemptées de revêtement se trouvaient être les plus anciennes, reconnaissables par leurs fenêtres en ogive, leurs murs de pierres nues et leurs voûtes en guise de plafond. La salle à manger, la cuisine, le cloître étaient ainsi, et désormais la bibliothèque, que Cynthia découvrit pour la première fois.
D'une hauteur un peu plus basse que le réfectoire, la bibliothèque atteignait presque une surface identique à celle de ce dernier. Ici, les fenêtres et leurs carreaux clairs étaient les plus grandes. Par beau temps, la lumière du soleil garantissait une luminosité adéquate pour le travail intellectuel. Autrement, une multitude de lampes de bureau orientables à souhait étaient disposées des tables jusqu'aux murs. Certains lisaient sous leur faisceau, installés dans des fauteuils.
La quantité de livres rangés dans les immenses étagères laissait Cynthia bouche-bée. Après des dizaines de bibliothèques fréquentées, jamais elle n'aurait pensé tombé sur un espace aussi garni que celui de cette petite communauté.
Nora indiqua le fond de la salle à Cyn, puis la guérisseuse gagna une pièce adjacente fermée à clé. La jeune fille s'approcha du coin un peu à l'écart où s'échappaient murmures et chuchotis. Gabriel était assis là, des livres éparpillés devant lui. Il n'était pas seul. Une personne occupait la chaise à côté de la sienne, mais Cynthia ne vit que son dos et un bout de son profil. Elle détermina qu'il s'agissait d'un autre garçon et préféra ne pas les déranger pendant leur conversation.
Elle alla flâner près des rayons lorsque Nora l'interpella à voix basse.
— Gabriel est juste là-bas, répéta-t-elle en montrant le fond du nez.
— Oui, mais il est avec quelqu'un. Je vais attendre pour ne pas les embêter.
La guérisseuse fronça les sourcils, pivota vers le fond, et à nouveau confronta Cynthia.
— Que dis-tu ? Il n'y a que lui.
Cyn regarda à son tour. Nora ne mentait pas : le jeune homme partageait sa table avec lui-même.
Mais... ? Je ne suis pas stupide, il y avait quelqu'un.
Confuse, la sorcière rejoignit un Gabriel concentré dans sa lecture. Peut-être devait-elle tout-de-même attendre qu'il achève son travail.
Tout à coup, il leva la tête avant de jeter un œil derrière lui. Cynthia se sentit épinglée telle un voleuse prise sur le fait. Gabriel marqua une pause dans son étude en refermant l'ouvrage devant lui.
— Ah, bonjour, Cynthia, chuchota-t-il. Comment vas-tu ? Tu m'as presque fait peur.
Peur ? C'est toi qui aime bien surprendre, on dirait.
— Ça va, merci. Je te cherchais. Tu as une minute ?
— Bien-sûr.
Il ajusta sa posture de façon à paraître pleinement à l'écoute.
— Voilà : saurais-tu de quoi s'agit la tribu des Huth ? Apparemment, ça ne parle pas à grand monde.
Gabriel ne cacha pas l'étonnement soudain peint sur son visage, mais il resta silencieux, à l'affût d'une suite.
— J'ai lu beaucoup de livres à travers toute la France, contre-attaqua Cynthia. Sauf que je n'ai jamais entendu parler de cette tribu. Personne, en fait. C'est Vehuiah qui l'a évoquée lorsque je suis arrivée. Je n'ai pas eu l'occasion de lui reposer la question.
— Ah, très bien, alors...
Il sait ?
Le jeune homme isola un livre parmi ceux étalés sur la table.
— Tu as de la chance, ce bouquin-là éclaire bien le sujet.
Il lui tendit « Une Brève Histoire de la Magie ». Cynthia le prit tandis que Gabriel réserva une feuille vierge et un crayon au traçage d'un schéma.
— Le livre l'expliquera mieux que moi, commença-t-il, mais pour faire simple, tout commence en Afrique vers la fin du Paléolithique, autour d'un grand arbre connu sous le nom de Tiaan Yora Ouadli. À cette époque, le continent n'avait rien à voir avec celui que l'on connaît. Il régnait un massif forestier tropical qui allait bien au-delà des limites de celle du Congo.
Son dessin représentait vraisemblablement une plante aux racines étendues sous un trait - la terre - et dont les feuilles dépassent en hauteur un cercle bordé de rayons - le soleil.
— Le Tiaan poussait jusqu'au ciel ? déduisit Cynthia.
— C'est ce que l'on croit. Il aurait pu être le plus grand arbre que la Terre ait jamais porté. Sous l'épais feuillage du Tiaan et dans son tronc vivait une tribu : les Huth. Leur nourriture, leur abri, leur vie était rythmée par ce géant à qui ils devaient tout, notamment...
Gabriel esquissa quelques bonshommes qu'il entoura de vagues rondes ou acérées.
— ...des pouvoirs. D'après les plus récentes recherches, on pourrait supposer que les Huth jouissaient de ces capacités car le Tiaan les leur offrait à travers ses fruits, l'oxygène qu'il produisait, sa sève...
— On parle de quel genre de capacités ?
— Puisque les sorciers modernes sont leurs descendants, on peut dire qu'ils avaient à peu près tout ce que l'on connaît. Métamorphose, télékinésie, télépathie, projection astrale, création, destruction...
— Tout ça à partir d'un arbre ?
Gabriel leva les sourcils.
— Le Tiaan était unique. Il possédait son propre flux, un flux qui reliait les alentours et se déverseraient en eux.
Il reposa le crayon.
— C'est alors qu'une éruption volcanique recensée comme l'une des pires ayant eu lieu sur Terre provoqua la fin du Tiaan, et de la tribu des Huth.
Cyn s'attendait à ce que cette chute soit tirée du lot, puisque Vehuiah lui-même l'évoquait devant le bloc. Très vite, elle cogita sur un autre point pendant que Gabriel rangeait son brouillon parmi ses affaires.
— Mais si les Huth ont été annihilés, alors d'où venons-nous, nous, les sorciers modernes ?
— Parce que ce n'est que le Tiaan qui a été détruit. Les Huth ont été dispersés après la catastrophe, pas annihilés. Et on en est là. Notre magie est celle de cet arbre qui n'existe plus, mais qui vit encore à travers nous, les lointains descendants de cette tribu.
La sorcière entend la réponse, hoche la tête, mais réfléchit encore.
Vehuiah avait dit « décimés ». Les Huth ont été décimés par cette éruption.
— Je t'encourage vivement à lire le livre, assura Gabriel. Moi, je ne suis pas un très bon professeur.
— Non non, c'était super, ça m'a appris plein de trucs !
— Pour tout te dire, ce ne sont que des histoires préhistoriques. Ça ne branche absolument personne.
Cathy avait l'air de savoir. Elle a peut-être lu le bouquin... mais pas question de lui demander son avis, à celle-là.
La jeune sorcière avisa la couverture de l'ouvrage avant de le serrer contre elle.
— Ce sont des cours ? questionna-t-elle à propos du travail commencé par le garçon.
— En quelque sorte. Je suis un intellectuel. J'ai un objectif de vie tout simple : en apprendre le plus possible !
— Ah. J'espère que tu es ambitieux car personnellement, je trouve qu'il y a du boulot...
— Pas de problème, j'ai un plan B. Le jour où j'en aurais marre, j'irai élever des chèvres à la montagne. En fait, c'est un peu ce que je fais déjà.
Il rit. Cynthia finit par se dandiner sur ses pieds. Elle craignait embêter le jeune homme dans sa quête, un sentiment renforcé par le nouveau livre qu'il ouvrit devant lui.
— Bon, je vais m'occuper de cette brève histoire. Merci encore !
Gabriel inclina la tête en retour. Cyn se dirigea vers la porte de la bibliothèque et soudain vers un fauteuil sur sa droite. Elle se laissa tomber dans l'assise couinante.
Autant lire. C'est le seul moment où je ne provoque pas de catastrophe...
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