9. Abigor (4/5)

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Sam sent un frisson partir du haut de son crâne jusqu'à sa voûte plantaire. La chair de poule lui fait dresser chaque poil de son corps qui ne l'était pas encore. Il se lève de sa chaise, quitte la salle de travail et gagne le couloir qu'il arpente de long en large.

Sam ? Tu m'entends ?

Il se fige. C'est la voix désincarnée de Cynthia qui résonne dans sa tête.

N'aie pas peur. J'utilise la télépathie pour communiquer avec toi.

— Tu es rentrée des Vosges ? s'exclame-t-il, faute de pouvoir répondre par sa conscience.

Oui. J'ai appris que tu es passé. Quelque chose n'allait pas ? Où es-tu ?

— Cynthia, il y a un démon dans l'école. J'y... j'y suis.

La sorcière fléchit sur son perchoir.

Sam, n'interagit pas avec lui. Laisse-le faire ce qu'il a à faire.

— Non, tu... l'autre jour, une fille de ma classe est passée. Elle a dû prendre le grimoire.

Possible, mais surtout, ne te mêles pas à ça.

— C'est que...

Il retourne dans la pièce pour zieuter à travers les rideaux en lamelle d'une fenêtre.

— Il est dehors. Il tourne autour de ma camarade. Elle est assise dans l'herbe du jardin.

D'accord. Comment s'appelle-t-elle ?

— Malorie.

Elle va bien ?

— Oui. Elle lit ton fameux livre. Sauf que...

Il ravale sa salive.

— Je crois qu'il y a deux démons.

Cynthia épure les profils infernaux qui pourraient correspondre.

À quoi ressemble celui qui accompagne Malorie ?

— C'est un cheval. Un grand cheval avec des pattes de chien, une queue de serpent...

Et des ailes de chauve-souris ?

— Voilà. Oh il ouvre la gueule, il a des dents pointues !

La jeune femme se lève du tabouret.

Samir, il s'agit d'Abigor. Comme tu l'as dit, il est en deux morceaux : la monture, et le cavalier. La monture est dehors, avec la fille.

— Le deuxième, c'est le cavalier ?

Exact. Celui-là prend l'apparence de la personne que l'on aime le plus au monde. Tu as vu ta mère dans l'école ou ses alentours ? Ou quelqu'un d'autre ?

L'étudiant garde le silence un instant. Il s'est détourné de la fenêtre pour croiser le regard de la personne qui partage la salle de travail avec lui. Une copie conforme de Cynthia le scrute depuis une table, les jambes croisées sur sa chaise, le menton posé dans le creux de sa main. Elle étire un faible rictus au moindre mot qu'il prononce.

— Euh... oui, ma... ma mère...

Écoute-moi. Abigor est l'instigateur des viols, des outrages à la pudeur et des violences physiques et sexuelles. Avoir envie de l'invoquer prend sa source dans la volonté d'humilier ou de se venger. Ça te parle ?

Sam reprend sa marche dans le corridor, gigotant telle une girouette en s'imaginant que le cavalier va surgir après lui de la pièce.

— Malorie a eut un différent avec une autre fille, Rosa, révèle-t-il. Une histoire de petit copain.

Où est Rosa ?

— Je... je ne sais pas. J'ai l'impression que tout le monde a disparu.

Il dévale les escaliers qui le mènent à l'étage inférieur. Aucun camarade en vue, pas plus que des membres du personnel ou de l'administration, dont les bureaux sont déserts.

J'arrive, Sam. Reste où tu es.

Le flux se stoppe. Si Cynthia ne se hâte pas davantage, elle sait que le malheureux garçon succombera de panique, à moins qu'Abigor ne l'intègre à ses manigance entretemps.

Pourquoi ne l'a-t-il pas fait, d'ailleurs ?

Même si elle se pose la question, elle est reconnaissante que cette infime possibilité se soit produite.

Dans son agitation, la gérante se remémore les désidératas implorés par l'ensemble de sa marchandise. De fait, elle sort de la boutique au pas de course, et se volatilise là-dehors. Le craquement qui résonne derrière elle est le plus fort jamais généré par ses déplacements inter-spatiaux.

Cynthia s'est rappelée du parking devant l'imposante maison réaménagée pour l'étude et la pratique des Arts. Elle y arrive dans un fracas qui laisse une fissure sur le bitume. La sorcière entre dans le bâtiment où Sam trépigne d'impatience. Son amie le trouve devant les escaliers qu'il vient de descendre.

— Samir ! Tu vas bie...

L'autre se jette dans ses bras, où il laisse aller des flots de larmes de soulagement.

— Règle le problème, Cyn, chevrote sa voix brisée.

La main de Cynthia passe du dos frémissant de Sam à la faille qu'elle connaît par cœur. La Lance de Longinus jaillit dans une pluie d'étincelles.

— Je ne sais pas s'il y a grand-chose à faire, Sam.

Elle s'écarte de lui et de ses jambes qui se dérobent. Celles de la sorcière accourent à une porte-fenêtre qui donne sur le jardin. La traverser lui confère une vitesse dans son prochain geste que la monture ne parvient pas à anticiper : la lance se fiche entre ses deux pattes avants, et le cheval se cabre dans un hennissement qui s'apparente à un cri d'indignation.

Malorie tressaille. Son compagnon a étiré ses ailes en réponse à la menace qu'elle ne voit pas encore. Cynthia ouvre le poing. Le grimoire s'arrache des mains de l'étudiante qui riposte par un cri d'indignation. Elle remarque l'inconnue qui extirpe son arme du gazon.

— Hé ! C'est à moi !

— Pauvre sotte, riposte Cynthia. Tu n'as pas idée du monstre avec lequel tu viens de signer.

— T'es qui, espèce de conne ?

La monture enrage derrière Malorie. Sa mâchoire clairsemée de crocs acérés crache une volée de salive puante. Cyn dresse la Sainte Lance devant le cheval qui trépigne en hurlant.

— Où est Rosa ?

— Quoi, mais comment...

— Où est-elle ? tonne la sorcière.

Malorie recule. Bientôt, elle heurte le poitrail de la monture. Le monstre l'encadre aussitôt de ses ailes. La fille comprend que son gardien redoute amèrement la nouvelle venue.

— Dans le sous-sol, articule-t-elle.

Il n'en faut pas plus à Cynthia pour s'évaporer du jardin. Elle revient auprès de Samir. Il a entamé un sévère rognage de ses ongles.

— C'est par où, le sous-sol ?

Il désigne une porte conduisant à une cage d'escaliers plongée dans le noir. Cyn l'emprunte immédiatement.

Sitôt la dernière marche franchie, elle constate les présences entassées des camarades soi-disant disparus de Samir, mais aussi les professeurs, les secrétaires. Tous les ouvriers de l'école se sont agglutinés dans l'espace réduit qu'offre la cave munie de matériel et de support de cours.

Cynthia se fraie un passage tout en prenant soin de pas éborgner quelqu'un de la pointe de sa lance.

Ces gens sont innocents. Abigor les contrôle.

Le petit monde est tourné vers la pièce la plus au fond du sous-sol. Cyn y pénètre, lorsque l'absurdité de la situation la rattrape : Rosa est morte. Son corps désarticulé git sur un sol maculé de sang. Trois personnes à moitié nues tournent autour des lambeaux de peau et de vêtements disséminés ça et là.

Ils sont innocents, se répète Cynthia. Innocents.

Les murs vibrent. La sorcière croit que la rage de ses souvenirs tente de ressusciter.

Le cavalier.

Elle fait marche arrière en disparaissant de la cave.

Samir a finit par se recroqueviller au sol. Lorsqu'il voit les pieds de Cyn, il étire le cou vers elle et son visage fermé. Il se détourne sur la lance, mais la situation ne lui permet pas de s'émerveiller devant l'objet.

— Où est partie l'autre moitié, Sam ?

Les yeux de ce dernier se sont arrêtés sur le grimoire qu'elle tient sous le bras.

— Premier étage, bafouille-t-il. Au bout du couloir, la salle de travail sur ta droite.

Cynthia repart. Elle se sépare de sa lance en cours de route. À l'inverse de la monture, le cavalier ne craint pas les intimidations, quelle qu'elles soient. Elle le devine par avance décontracté lorsqu'elle le confrontera.

J'ai horreur de ce démon-là, fulmine-t-elle. Il prendra assurément l'apparence de Samir dans le but de me déstabiliser.

Elle déniche la salle une volée de secondes de course plus tard. Cyn passe l'encadrement de porte, et c'est la douche froide ; Celui qui l'attend n'est pas l'étudiant timide et dévoué qu'elle envisageait. C'est un grand jeune homme qui la détaille d'un œil vif et résolu depuis sa chaise. L'image de Gabriel.

Une toute autre tactique surgit dans l'esprit de la jeune femme. La Sainte Lance retrouve sa place entre ses mains avant que la pointe ne se tende vers le démon. Au moindre mouvement de ce dernier, Cynthia le transperce.

— Tu ferais mieux de changer de visage, somme-t-elle fermement.

Comme prévu, Abigor garde sa quiétude olympienne auprès de lui. Il prend même la peine de sourire et ôte son menton de sa paume.

— Je ne décide pas de ce que tu vois, répond-t-il.

Le démon s'écarte de la table où il était accoudé. La sérénité dont il fait preuve lorsqu'il se lève contraste avec la férocité émanant de la sorcière. Abigor reluque le grimoire un moment.

— J'allais venir te le rendre, dit-il. Tu me voles mon boulot.

— Pourquoi tu n'as pas inclu Samir dans ton emprise ?

— Oh, sois contente qu'il y ait échappé.

— La fille est morte.

— C'est ce que voulait l'invocatrice.

— Qu'elle succombe à cette torture ?

Il hausse les épaules.

— Je n'ai jamais manqué d'imagination. Tu ne t'en rends compte que maintenant ?

— Et ces gens ? Que va-t-il se passer pour eux ?

— Ils ne se souviendront de rien.

Qui voudrait se rappeler avoir été manipulé par un démon dans le but de souiller et d'assassiner une jeune fille ?

Il fait un pas en direction de la lance. Les perles de sang à son bout gouttent de façon à ce qu'une minuscule flaque se forme sur le parquet.

— Pour être honnête, j'ai trouvé cela dommage d'ajouter ce garçon si gentil à mon œuvre, révèle-t-il. Pauvre petit.

— Ne parle plus de lui, crache Cynthia en poussant la pointe.

L'autre étire ses bras plutôt que de se défiler devant la lance tremblante de colère.

— Ce brave Samir... chantonne le démon. J'ai surtout repensé au précédent type que tu as laissé comme un chien derrière toi. Ça m'a fait de la peine.

Le plancher de la pièce se distord dans des courbes qui se joignent aux pieds d'Abigor. Une faille prend vie. Le portail tire de son centre la monture qui attendait dans le jardin. Afin de garantir au destrier tout l'espace dont il a besoin, les torsions de matière s'attellent à élargir les proportions de la salle de travail. Cyn voit la distance se creuser entre son arme et le fauteur de trouble.

Abigor grimpe d'un seul bond sur le dos de sa moitié. Le cheval s'ébroue, montre les crocs, et se dresse sur ses pattes arrières, ses ailes allongées au maximum. Les quatre membres reposés au sol, le démon effectue une volte fluide.

— Tu dois bien l'aimer, le petit Samir, lance-t-il depuis la gueule de sa monture. Dommage qu'il y en a visiblement un autre avant lui.

Les morceaux réunis filent dans le passage ouvert entre les lattes de bois. La porte de l'Enfer se referme aussitôt que la perspective de la pièce redevient celle qu'elle est réellement.

Au final, Cynthia peut laisser son arme de côté : le danger est rentré chez lui.

Quelle saloperie.

La sorcière évacue la pièce d'un pas incertain. Atteindre l'étage du bas se fait d'une démarche éreintée par la situation plus que par l'effort. Sam est toujours à genoux, face à l'escalier. Cyn se poste auprès de lui lorsque la ruche étudiante se remet en branle. Le personnel et les élèves quittent la cave comme des robots qui exécutent leurs ordres de concert. Chacun va à la place qu'il a désertée avant de perdre le contrôle de soi. Lorsque tout le petit monde a repris son poste, la magie cesse d'opérer.

Cynthia choisit de ne pas sacrifier plus de temps.

— Viens, Sam, dit-elle en prenant son ami par le bras. Rentrons au magasin.

Samir bronche à la commande mais titube. Un groupe de jeunes gens passent, les dévisagent, se partagent messes-basses et lancés d'œillades. Comme riposte, Cyn efface de leurs mémoires la journée toute entière. Les deux amis fuient l'école dans une discrétion spectrale.

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