10. Cornedur (2/5)

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Après une matinée banale de vente, Cynthia entreprend de passer la totalité de ses livres au peigne fin. Comptant sur la présence de Samir pour gérer le mimic et les clients, elle cherche quatre insignifiantes lettres qui ne reviennent pourtant jamais ensembles sur les pages analysées.

Il n'y a rien au sujet des Huth ? Même pas un article, une citation, une exclamation ?

C'est le vide absolu. La tribu des Huth est partie pour ne subsister que dans ses souvenirs.

— Tu trouves quelque chose ? interpelle Sam depuis le comptoir.

— Niet.

Elle raccroche son exploration littéraire le temps d'une pause, à ce moment de non-affluence de l'après-midi. L'étudiant l'a devancée : Samir retente son expérience de boulangerie magique assis sur le tabouret vacillant. Cynthia le surprend tandis qu'une miche de pain - plus belle que la précédente - apparaît dans une bouffée de vapeur.

— C'est super, Sam ! s'exclame-t-elle. Depuis le temps que tu t'entraînes à ce sort !

L'étudiant détourne le regard, les oreilles rougissantes.

— J'ai encore du chemin à parcourir.

— Ce n'est pas une raison pour laisser cette réussite de côté. Tu peux être fier de toi.

Samir entreprend un partage équitable de sa création sans vraiment suinter l'enthousiasme. Cyn accepte volontiers la part qu'il lui tend. Lui-même englouti la sienne en quelques coups de mâchoire.

— Ça me donne archi faim, constate-t-il. Ça ne me fait pas ça quand j'utilise mon grimoire à moi.

— C'est un effet secondaire, révèle Cynthia. Comme moi et mes yeux. Ton grimoire encaisse ce que tu prendrais de plein fouet sans, comme maintenant.

— C'est pas cool, du coup ?

La sorcière prit une bouchée de pain.

— Ça s'apprend. Viendra un moment où tu ne le sentiras plus, mais la vraie question est : « quand » ?

— Franchement, Cyn... si je n'arrive pas à encaisser la fabrication d'une baguette, comment vais-je me défendre quand les démons reviendront à l'école ?

Quand les mirettes soudain implorantes de Sam la confrontent, la jeune femme se contente de baisser le regard sur le morceau entre ses mains.

— Pourquoi les démons reviendraient, Sam ?

— Il a suffit d'une fois. Une seule fois...

C'est au tour du garçon de courber le dos, les épaules rentrées vers son torse et les genoux serrés l'un contre l'autre.

— Les gendarmes sont venus, sanglote-t-il. La colocataire de Rosa a signalé sa disparition dans la nuit, car elle n'est pas du genre à s'absenter comme ça. Personne ne sait rien.

Il renifle.

— Sauf moi. Moi, je sais ce qu'il lui est arrivé. Si j'avais pu, j'aurais tout de suite affronté...

— Stop, Samir, coupa Cynthia. Même avec toute la magie du monde, tu n'aurais pas pu.

— C'est ce que tu fais, pourtant ! rugit-il.

— Je ne me bats pas avec les démons, Sam. Je limite leurs dégâts. C'est tout ce que les sorciers peuvent faire. Autrement, c'est du suicide.

Elle se mord la lèvre. La Cynthia du passé choisit ce moment pour se baigner dans son esprit. L'adolescente lui susurre qu'elle aurait pu, elle, renvoyer le monstre en Enfer dans une éruption digne de celle qui a rasé le Tiaan Yora.

— Ferme-la, toi. Tu n'en sais rien. Tu as tout oublié.

— Je n'ai pas oublié Gabriel, moi. Même Abigor l'a dit.

La sorcière pose ce qu'il lui reste de la miche sur le comptoir.

— Et Elyas ? argumente farouchement Sam. Tu l'as sauvé, lui.

— C'était le hasard ! Il était trop tard pour Rosa.

— Si tu avais été là dès que je suis revenu à la boutique, peut-être pas. T’es partie chercher un type qui ne te disais rien il y a même pas deux semaines pendant qu’un chien de l’Enfer fait péter la ville !

— Sam…

— Les démons foutent la merde par dessus le marché et toi, tu restes dans ta putain de bulle !

Cynthia appréhende la tournure catastrophique de la discussion, déjà dramatique de base.

C'est l'instant que choisissent ses pires réminiscences pour rappeler qu'elles existent : les ravages causés à Nancy, l'incendie de la maison de ses parents, et même l'illusion que la place Kléber de Strasbourg devienne un no man's land en un battement de cils. Autant d'images qui font lâcher à la sorcière la bride de son envie de prouver à Samir qu'il se trompe.

Il n'y avait pas de bonne fin à ce problème.

— Elyas a signé un pacte, rappelle Cyn d'une petite voix tiraillée par l'émotion. Je ne l'ai pas sauvé, je n'ai fait que retarder l'inévitable.

Elle inspire un grand coup, Sam muet qui écoute tout en admirant ses pieds collés entre eux.

— Vingt ans, c'est le temps qu'il reste à Malorie maintenant qu'Abigor détient son contrat. Quand son maître viendra, passé ce délai, ce qui attendra cette fille sera mille fois pire que ce qu'à subit Rosa avant d'expirer.

Cynthia dépasse l'étudiant en vue de gagner l'escalier de l'appartement.

— C'est tout ce que tu dois garder à l'esprit, Samir. Le reste, tu peux l'effacer.

— Non, je ne peux pas. Je ne suis pas comme toi. Je n'oublie pas comme bon me semble.

Pas une réponse de la part de la gérante qui lui tourne désormais le dos. Cyn monte lentement les marches, laissant Sam et son dernier mot qu'il lui jette à la figure :

— Si tu pars comme ça, je ferme la boutique et je rentre chez moi !

La compagnie aphone qui subsiste au départ de son amie provoque chez le jeune homme une descente de larmes incontrôlées. Samir ne se sent pas capable de quitter le magasin dans cet état. Son seul geste se résume à prendre d'une main tremblante le quignon de pain abandonné par Cynthia quand brusquement, le tiroir de la caisse enregistreuse s'ouvre.

L'étudiant observe le compartiment d'un air absent. Son réflexe suivant consiste à y placer le morceau de nourriture à l'intérieur, et d'attendre. Le tiroir se referme lorsque ses doigts sont hors d'atteinte d'un possible pincement. Le mimic entame ensuite un tremblement familier.

— J'ai compris. Tu aimes le pain.

Samir renonce à poursuivre Cynthia à l'étage. Il parie que son amie est partie méditer sur cette espèce éteinte que sont les Huth ou ce maudit Gabriel. Il la connaît, cette femme : quand elle a une idée en tête, elle cherche, elle farfouille, elle explore. Tant que Cyn ne dénichera pas la réponse, elle ne s'arrêtera pas en cours de route.

— J'aurais dû lui dire ce qu'il s'est passé, gémit-il. Au lieu de ça, je l'ai insultée et tout reproché...

Il repense à Abigor, ce traître qu'il a pris pour la sorcière au détour d'un couloir de l'école.

— Elle... il m'a demandé de le suivre. On est monté à l'étage, comme s'il savait que la salle de travail-là était inoccupée.

Il se sent stupide, vraiment stupide d'y avoir cru. Un démon était là, les signes aussi.

— Son comportement... ce n'était pas elle, et pourtant...

Le mimic n'a pas cessé de frétiller. C'est à penser qu'il se délecte du pain fait maison de l'apprenti-vendeur.

— Je n'ai compris que lorsqu'il m'a demandé de regarder par la fenêtre, et je l'ai vue...

La monture. Cette bête à la fois terrible et majestueuse, qui s'extirpe de son trou damné pour bondir autour de sa nouvelle adepte. L'émerveillement qui était apparut sur le visage de Malorie lui avait glacé l'échine tant il l'avait trouvée naïve. Lui-même s'était perçut comme le roi des imbéciles lorsqu'il réalisa que la chose à ses côtés n'était pas Cyn. Juste un démon curieux qui voulait papoter.

« Je connais Cynthia, avait dit Abigor. Je n'aurais jamais pensé qu'elle se serait fait un ami. Il faut la forcer un peu pour cela... »

Le monstre maîtrisait à ce moment une copie parfaite de la voix de la sorcière.

« C'est en cet honneur que je vais te laisser en dehors de ce que j'ai prévu. »

Samir s'était paralysé depuis longtemps déjà. Ses yeux fonctionnaient toutefois bien. Ce fut ainsi qu'il vit ses camarades marcher telles des machines pour revenir à la grande demeure. Un groupe d'entre eux s'était emparé de Rosa. Elle aussi avait conservé sa conscience et se débattait tout en trouvant cette blague de très mauvais goût.

« Je vais quand-même te poser la question : veux-tu assister au spectacle ? »

Là, il avait pu décamper. Comme un coup de feu tiré lors d'une course de sprint, Samir s'était enfuit. Il alla à la boutique, ne trouva personne, paniqua davantage.

— J'aurais pas dû retourner à l'école. Cynthia avait raison, je ne pouvais rien faire, qu'est-ce qu'il m'a pris de croire ça...

Tout cela pour revenir aux pieds du démon... et se figer une seconde fois.

« Donc, tu as choisi d'assister au spectacle. »

— Je ne le voulais pas...

« Tu es un brave petit. »

Quand Abigor étira ses lèvres en un sourire torve scindé de canines inhumaines, Cynthia l'avait contacté de justesse.

— Je n'aurais jamais dû revenir.

Il lui semble que le mimic a arrêté de frémir.

— Revenir où ça ? demande quelqu'un. Dans ce magasin miteux ?

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