10. Cornedur (3/5)
Samir bondit, manque de chuter dans la précipitation, se rattrape sur le bord du buffet devant la femme qui surveille son étrange comportement. Il reconnaît les traits sérieux de Perdrix Gavreau, mais bloque sur son nom.
Il n'a pas l'occasion de la saluer que la sorcière enchaîne :
— Dis-moi, où est la gérante ? Elle se cache derrière un livre ?
— Elle... est occupée.
Perdrix mime une moue d'enfant gâté qui réfute l'existence de la réponse « non ».
— Donc, elle a laissé son stagiaire se débrouiller.
— Je suis son apprenti.
Non. Je suis son ami. Son meilleur ami.
La semblable de Cyn réplique par un rire cristallin. Voir son visage se détendre ainsi rend Samir suspicieux ; il a l'impression que cette fille possède deux masques bien distincts.
— Son apprenti ? se moque-t-elle. L'apprenti de cette gnan gnan ?
— C'est pas une...
La sorcière balaie la rétorque du garçon d'un revers de la main, le nez relevé.
— Je viens prendre de quoi régler ce petit problème de chien de l'Enfer. Ta patronne t'en a-t-elle parlé, ou non ? Elle a été conviée à se joindre à la chasse mais son manque d'entrain lui fait cruellement défaut.
Samir bute sur son début de phrase. Perdrix s'éclipse déjà entre les rayons surchargés.
— Comment ça, « prendre » ? s'offusque-t-il en suivant la femme.
— Ne fais pas l'effarouché, mon grand, dit-elle posément. Je sais pertinemment que Cynthia ne veut pas d'argent pour elle, seulement pour nourrir ce truc en forme de caisse enregistreuse.
Perdrix s'arrête devant un étalage de lames rutilantes parmi d'autres complètement ternes. Elle laisse ses doigts se balader sur le métal et commente quand cela lui prend.
— Tiens, de l'acier de Damas originel...
— Vous n'avez pas l'intention de vous servir comme si c'était chez vous ?
— Si, pourquoi ? Ah, j'aime bien celui-ci, dit-elle en brandissant un poignard. Ce fer a été utilisé par l'Inquisition et fondu à mainte reprises. Je me demande s'il n'y a pas un résidu de consécration...
Elle le lâche brutalement sur l'établis. Sam observe la pulpe rougie de Perdrix, qui se frotte la main.
— Mouais. Il brûle encore un peu. Il va me falloir des gants ou un charme de protection pour pouvoir le porter...
La chasseresse se tourne vers le jeune homme, balançant ses cheveux en une ronde gracieuse autour de ses épaules.
— Tu vas me coller encore longtemps ?
— Je ne vous laisserai pas partir avec quoique ce soit.
Elle lève les yeux au plafond. Au passage, elle commente le conséquent peuplement d'araignées et de leurs toiles tissées à chaque coin de mur.
— Relax, mon grand. Cynthia n'attend qu'une seule chose : qu'on lui demande la permission. Je suis déjà venue ici plusieurs fois, donc elle me connaît.
— Elle n'est pas là. Il faudra revenir un autre moment pour l'avoir, la permission.
— Ce que tu peux être pénible ! Puisqu'elle n'est pas là, c'est toi le responsable. Donc je vais prendre ceci.
Perdrix s'empare à nouveau de l'arme par un sort de lévitation. La lame vacille dangereusement dans le vide, incitant Sam à s'écarter par sécurité.
— Mes sorts de lévitation ne sont pas terribles, se justifie-t-elle. Voilà pourquoi il me faut des gants. Je suis plus habile avec mes mains, de toute façon.
Elle part ailleurs dénicher la paire qu'elle évoque, le poignard à sa suite. Résolu dans son sillage, Samir remarque un client entre les étagères de livres. Il cherche, cherche, cherche, et soudain tire le fameux grimoire.
Oh bon sang...
— Que pense-tu de cette paire-là ?
Sam fiche son regard au bout des bras tendus de Perdrix. Ses gants de cuir noir apportent une touche supplémentaire de sériosité à l'apparence de la chasseresse.
— Mon engagement auprès des démons m'empêche de toucher les objets bénis. Jusqu'à présent, je n'ai jamais eu besoin de m'en servir, mais il fallait bien que ça arrive un jour.
— Quel engagement ?
Perdrix appuie son séant contre le rebord du meuble face à elle. Elle penche la tête sur le côté lorsqu'elle dévisage Samir.
— J'ai signé, moi.
— Avec ces sales bêtes ?
Tout à coup, la force insoupçonnée qui s'accroche au col de Sam lui fait ployer le cou à hauteur des yeux sévères de la femme.
— Respecte ceux qui rappliquent quand tu cries à l'aide, gamin, siffle-t-elle. Jamais un ange ne viendra à ta rescousse aussi vite qu'un démon, tu peux me croire.
Elle le lâche. Le jeune homme part en arrière dans un périlleux jeu de jambes.
— Un démon a tué une amie, crache-t-il, les talons plantés au sol.
Perdrix se contente de lui souffler au visage.
— Dans le monde de la magie, la mort n'est pas un facteur déterminant, mon grand. Seul l'interêt l'est. Tu n'as pas trouvé le tien, et Cynthia non-plus, voilà tout.
Le tintement du carillon résonne à leurs oreilles. L'homme qui entre porte une tenue garnie de couleurs et de motifs, élargi par la coupe de son veston mais serré par ses collants. Il enfonce son chapeau safari piqué de plumes sur son crâne, tout en ajustant le cordon aux perles multicolores qui se balance sous ses grandes lunettes. Samir se demande si le client ne fait qu'exprimer ses goûts fracassants ou s'il tenait vraiment à sortir déguisé en arc-en-ciel.
— Bonjour, tout le monde ! clame-t-il au maigre public qu'il confronte.
L'homme parade entre les articles d'une démarche hybridée entre le pas chassé et la gigue. Il n'y a que Perdrix pour s'amuser devant le spectacle et applaudir l'artiste.
— Cette fois, tu as fait fort en terme de mauvais goût, Cornedur !
Le prénommé riposte par une révérence, son chapeau à la main, révélant un crâne clairsemé de cheveux gris.
— Ça alors, s'écrit-il. Miss Gavreau se serait associée à Cynthia la Vendeuse ?
— Moi, associée ? Tu rêves, mon ami. J'avais des emplettes à faire.
— Un peu plus et j'allais rendre ton grimoire à Cynthia.
— Un grimoire ? tique Sam. Ne me dites pas que vous êtes...
Cornedur arrive à sa hauteur. Sous les couches de vêtements clownesques respire une peau parsemée d'écailles que Sam voit au niveau de son cou. C'est un démon qui le fréquente à nouveau, ses pupilles fendues telles l'étaient celles de Mammon.
— Alors, jeune homme, poursuit le démon, tourné vers un Samir mortifié. On ne se connaît pas, nous deux. Qui peux-tu bien être ?
— Voici Samir, répond Perdrix. C'est l'apprenti de Cynthia.
Sam toise la sorcière d'une expression scandalisée. Il n'y a qu'un seul moyen pour la chasseresse de savoir son nom alors qu'il ne le lui a jamais appris : la télépathie. Perdrix ne se prive donc pas de piocher dans l'esprit du jeune homme des informations qu'elle n'a pas l'intention de réclamer de vive voix.
Cornedur ne laisse échapper qu'un « ah » puis, tirant de sous son veston un ouvrage identique au fameux livre de Cynthia, s'adresse à Perdrix par un sourire qui se veut charmeur, mais qui ne dévoile que des rangs de dents noires ou jaunes.
— Mon nouveau poulain est brillant, dit-il. Ses projets urbains sont à couper le souffle, et je pèse mes mots. Imaginez un peu une tour, un squelette d'acier sur une base de béton, recouverte de verre, une oeuvre qui s'élance vers le ciel avant que la mairie ne s'aperçoive... que le bâtiment saccage la vue de la montagne au building derrière eux !
— Le client s'est-il aperçu de ce dernier détail ? interroge Perdrix en récupérant son bien.
— Non. Ni lui, ni personne. Il faudra attendre la fin du chantier pour qu'ils s'en aperçoivent, mais je rigole d'avance.
— Regarde, Sammy, enjoint la sorcière. Tout ce qui est inélégant et inharmonieux relève de l'influence de ce corniaud. Si tu veux défigurer les plus beaux paysages et apporter partout avec toi la laideur, c'est avec lui qu'il faut sympathiser ! Cornedur est un grand créateur.
Elle prend le bras du garçon après s'en être donnée le droit.
— Toi qui étudie l'art, je suis sûre que vous avez pleins de choses à vous raconter.
Les luminaires de la boutique vacillent un instant. Au moment où il repousse Perdrix, Samir remarque la personne qui fouillait la bibliothèque quitter le magasin dans la précipitation.
Il a sûrement pris le grimoire de Cyn !
Une voix familière se manifeste depuis le comptoir.
— La Foire d'Art de Bâle a appelé. Elle voudrait récupérer un infâme tableau intitulé « Cornedur ».
Cornedur prend l'allégation comme une plaisanterie. Ses dents se montrent. Il replace son chapeau et ses lunettes, et part non sans jeter une politesse joviale à Cynthia. Après tout, sa visite n'était pas destinée à cette sorcière-là.
La gérante arrive auprès de Sam, faisant trembler les lumières des ampoules à chaque pas.
— Bonjour, Perdrix.
— Bonjour, marmonne l'autre. J'embarque ça.
Perdrix désigne le couteau qui flotte tout en présentant ses mains gantées.
— Tu es là, finalement, minaude la chasseresse. Ton stagiaire m'a pourtant dit le contraire.
— Je viens constater l'efficacité de mes talismans de prévention. Je les trouve un peu trop lents.
— Pourquoi faire ? Les démons te dérangent, tout à coup ?
Par son silence, Cynthia jette un froid à l'ambiance déjà glaciale entre elle et sa semblable.
— Si tu as ce qu'il te faut, tu peux t'en aller, gronde Cyn.
— C'est ça, renchérit sèchement Perdrix. J'ai un chien de l'Enfer à tuer. Après tout, Epinal peut bien brûler autour de ta boutique, tu l'as sans doute immunisée contre le feu...
La chasseresse s'en va à son tour. Ne reste que la gérante et Sam, qui choisit de parler avant que la gêne ne se répande davantage.
— Ton grimoire est reparti. Je n'ai pas vu clairement l'homme qui l'a pris...
Cynthia soupire. Elle a le regard vague et les épaules affaissées sous son pull.
— Je verrais bien ce qu'il en sera...
Elle entreprend son retour à l'appartement. Les menaces ont été écartés, et sa méditation ne peut pas attendre plus longtemps.
— Tu peux fermer la boutique, Samir.
Rien de plus. Contentée par l'état de santé correcte — quoique au pouls anormalement rapide — de l'étudiant, Cyn remonte.
Sam se sent démuni. Pour le laisser en plan comme tel, c'est que la sorcière n'a pas encore digéré sa précédente remarque. C'est l'intégralité des résidents de l'échoppe qui le fixe dans l'incapacité de le rassurer sur la situation.
Au passage du jeune homme venu récupérer son sac à dos près de la caisse, Samir-miroir écarte les bras pour lui donner à sa façon un peu de réconfort. Samir pose sa main à plat sur la plaque de bronze.
— Merci.
Il coupe l'alimentation du courant. Sa clé personnelle tournée dans la serrure, Sam retourne à son logement d'une allure qui ne lui correspond aucunement.
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