10. Cornedur (4/5)

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Cynthia se pencha à la toute petite fenêtre de sa chambre. Elle vit les rayons du soleil s'étirer au-delà des bois vosgiens. La communauté dormait encore.

Sauf Gabriel, qui doit préparer les petits-déjeuners à cette heure, et...

Elle s'arrêta de penser quand le renard détala des fourrés obscurcis pour gagner la clairière. Cyn avait repéré l'animal par hasard il y a quelques jours à peine ; chaque matin, le goupil revenait de sa ronde de ce côté-ci du terrain. Il secoua son pelage flamboyant, bailla à s'en décrocher la mâchoire, passa un coup de langue dans ses poils. Il répétait systématiquement ces trois étapes dans cet ordre.

Et la dernière phase de ta routine...

Le renard se recroquevilla sur lui-même. Son dos arrondi de la sorte grossit tout en perdant sa fourrure, qui ne subsista que sur la tête humaine émergeante. Bras et jambes athlétiques avaient remplacés ses pattes fines. Repliée ainsi sur elle-même, la personne demeurait inidentifiable, mais Cynthia savait de qui il s'agissait.

Cathy fit apparaître de quoi se couvrir. Ainsi donc, la jeune sorcière avait des dons de métamorphose et d'apparition.

Au détour d'une conversation, Cyn a entendu dire qu'il n'y avait pas plus fière que Cathy pour protéger la communauté par le biais de ses pouvoirs. Qui plus est, la sentinelle-renarde ne s'est pas privée de faire connaître son haut degré de responsabilité à la nouvelle venue.

« Vehuiah compte sur mes sens sur-développés pour surveiller notre chez-nous. Tu n'imagines pas le poids du devoir que j'ai sur les épaules. »

Cynthia s'habilla. Elle repensa à ce qu'elle aurait dû répartir à Cathy plutôt que de rester muette.

Je peux faire exploser tout ce que je souhaite. Ce n'est que l'entraînement qui m'aidera à choisir que faire péter entre un danger pour la commu' et toi-même, Cath'.

Elle chargea ses bras de livres et traversa le couloir de l'étage mansardé. Arrivée au rez-de-chaussée, elle hésita une seconde, puis se dirigea vers la cuisine. Campé devant la cuisinière à bois, Gabriel surveillait la chauffe d'une grande marmite de lait. Cynthia constata le pain déjà préparé depuis longtemps aux côtés de pots de miel et de confiture.

— Salut, dit-elle au garçon qui se tourna vers sa présence. C'est dingue, peu importe l'heure à laquelle j'arrive, tu as toujours tout fini.

— Tout ? Non, ma pauvre. Il reste les flocons d'avoine à transvaser.

Cyn exécuta la commande par l'utilisation naturelle de son flux. Les portes du cellier s'ouvrirent, puis les sacs de grains. De ceux-là même fila un cortège de céréales en direction de contenants plus adaptés à la manipulation du quotidien. La sorcière avisa le regard sévère de Gabriel lorsqu'elle termina sa tâche.

— Je t'assure que ça ne stresse pas les flocons, tenta-t-elle.

— Ce n'est pas ça, soupira-t-il.

Il alla touiller le lait frémissant avant de l'écarter du feu.

— Je te l'ai déjà dit : à trop compter sur ses pouvoirs, on en oublie l'essentiel.

Gabriel souleva la marmite à la seule force de ses bras pour en répartir équitablement le contenu dans des thermos.

— Le secret de ma rapidité, c'est la régularité associée à la persévérance. Des années que je prépare le matin pour les autres. Ma capacité spéciale n'est autre qu'un peu d'huile de coude.

Il reposa l'ustensile vidé avant de lever ses mains dans une exclamation de triomphe.

— Et voilà !

Cynthia avait conservé son mutisme du début à la fin de la morale du garçon, qui changea de sujet tout en comptant les pains.

— Tes recherches se passent bien ?

— À merveille ! Tu savais que les Huth se sont divisés en quatre branches ? Et que la sorcellerie moderne provient d'un maillage des quatre à la fois?

— Oui, je l'ai lu, le livre...

La jeune sorcière passa une main dans ses cheveux, gênée.

— Il n'y que la Brève histoire de la Magie qui mentionne les Huth, affirma-t-elle. Aucun autre ne le fait.

— Ah, tu es déjà arrivée au bout du rayon ésotérique de notre bibliothèque ? s'enquit Gabriel.

— Oui, pourquoi ?

Elle désigna du menton les ouvrages qu'elle tenait entre les bras. Le garçon émit un sifflement impressionné.

— Pourquoi les Huth ne sont évoqués que dans ce livre-là ? C'est le peuple fondateur, pourtant !

— Bonne question. Les racines primitives de la magie doivent avoir quelques secrets perdus ou bien cachés.

— C'est bizarre...

Gabriel lui tendit un plateau plein à craquer de thermos.

— Je te laisse dispatcher ça sur les tables, Cyn ? Et sans pouvoirs, s'il te plaît.

Cynthia passa le reste de sa matinée entre les pages des livres. Elle s'était installée à cette table au fond de la bibliothèque et entrepris de résumer le contenu acquis par sa mémoire. Hormis quelques généralités historiques barbantes, la jeune fille n'avait rien de nouveau à se mettre sous la dent. Son tour de France l'avait davantage contentée que ce peu de sources-là.

Je connais déjà tous ces sorts ! Je m'en servais sans même savoir leurs noms !

Elle redoutait que la communauté n'évolue que sur quelques fondements de la magie sans chercher à les approfondir. Apparemment, la vision de Gabriel l'emportait sur la soif de connaissances.

« À trop compter sur ses pouvoirs, on en oublie l'essentiel. »

Gabriel et elle étaient pourtant animés d'une identique et ambitieuse envie d'apprendre. Seules les valeurs changeaient. Alors, qui avait raison ?

Fais marcher ton radar à grimoire, Cyn ! se colla-t-elle en tête. Si ça se trouve, tu es passée à côté de bouquins intéressants !

Son instinct lui répondit en la faisant se lever de sa chaise. Elle déambula entre les étagères, l'œil affûté scannant les couvertures. Sa vadrouille l'amena étrangement à la porte du bureau de Nora, que Cynthia contempla bêtement.

Elle possède peut-être des grimoires spéciaux, du genre « ne pas toucher si l'on est pas un sorcier aguerrit ».

Bien-sûr, la serrure était verrouillée.

Mais l'est-elle par un sort en particulier ?

La jeune sorcière joua un peu avec son flux. Un clic léger s'échappa de derrière la poignée.

Non, elle ne l'est pas.

Cynthia s'engouffra dans la pièce en prenant un soin tout particulier à fermer l'ouverture derrière elle.

Elle alluma les ampoules par la volonté de sa magie de façon à contrôler leur intensité comme elle l'entendait. Il lui fallait assez de lumière pour se repérer dans le bureau, mais pas trop, de peur qu'un rayon sous la porte ne trahisse sa présence. Encombré de rangements eux-mêmes débordants de feuilles, pochettes et classeurs, l'endroit n'avait pas de fenêtre et sentait le vieux bois.

C'est parti, Cyn : trouve un grimoire magique digne d'un maître suprême !

À sa grande surprise, la sorcière ne dénicha dans les tiroirs que des dossiers nommés en fonction de l'enfant auquel ce dernier était rattaché. Le contenu ne s'avérait être que des évaluations typiques de la scolarité d'un humain normal, agrémenté de notes et d'appréciations. Quelques fiches de santé exprimant la croissance de l'individu accompagnaient le tout. Pour les bambins les plus jeunes, la moitié du fichier renfermait des dessins faits en période de maternelle et de classe primaire.

Des bulletins...

Cynthia tint à conclure sa maigre épopée là-dessus, quand un dossier particulièrement épais capta son attention ; le paquet de feuilles était tel qu'il remplissait un tiroir entier. Elle dénicha le prénom de celui dont les données et les résultats exemplaires remontaient jusqu'à l'époque où il n'était qu'un nourrisson.

Gabriel ?

Il était l'unique personne à posséder un fichier pareil.

Depuis combien de temps est-il dans cette communauté ?

Elle tira au hasards quelques papiers. Les notes obtenues par le garçon ne concernaient que la partie théorique de son apprentissage. Rien ne laissait transparaître quelles étaient ses aptitudes réelles.

Se pourrait-il qu'il n'ait pas de pouvoirs ?

Des bruits en approche la glacèrent. Cynthia reconnu le chevrotement de Nora et sans doute la seconde voix d'un élève.

Merde, il faut que je me cache !

La jeune fille coupa les sources de lumière. La conversation s'accentua jusque devant la porte. Cyn était encore plantée en évidence entre les dossiers.

Réfléchis, vite ! Réfléchis !

Un bruit de clé interrompit la discussion. Elles cherchèrent la serrure. La poignée s'actionna.

— Ah ? J'avais oublié de fermer derrière moi ? s'étonna Nora en entrant.

Cynthia vit la guérisseuse allumer la lumière, assise à la table où elle a posé ses livres. Elle peina encore à concevoir ce qu'il s'était passé.

Comment... ?

Elle avisa ses mains tremblantes.

Je viens de me téléporter ?

À l'heure du repas, Cynthia trouva les autres adolescents bien excités par le sujet — bien qu'elle ait omis de raconter précisément son affaire dans le bureau de Nora.

— Le sort de volatilisation ? Il est extrêmement dangereux, annonça Pat', une fille au visage constellé de tâches de rousseurs.

— Ouais, tu peux réapparaître avec un morceau en moins, ou téléporter autre chose par erreur ! renchérit une autre dont Cyn ne se rappelait plus le nom.

La tablée était unanime : la volatilisation était à proscrire. Les risques encourus par l'utilisation d'un tel sort étaient bien trop grands.

— Qui vous a dit ça ? demanda Cynthia.

Elle en profita pour se resservir des haricots. Les cuisiniers de midi en avaient équeuté une quantité qui n'allait pas disparaître de si tôt.

— C'est l'un des premiers chapitres que l'on étudie vers l'âge du collège, expliqua Pat'. Vehuiah et Nora disent que c'est à ce moment que les ados veulent se rendre intéressants, donc qu'il fallait tout de suite commencer un cycle préventif. C'est un coup à faire des accidents, sinon.

— Pas livre, ajouta Viktor. Rien pour lire. Voir pas possible.

— Il n'y aucun livre qui parle de ce sort ? traduisit Cyn.

— Non, aucun, confirma Pat'. Il vaut mieux ne pas s'y intéresser. Il n'y a qu'un ange comme Vehuiah qui peut s'en servir sans crainte.

Moi je l’ai fait, s’assura Cyn à elle-même. Bon, c’était un coup de stress, mais j’ai gardé tous mes doigts.

— Gabriel lui peut, dit Viktor. Non ?

— Gabriel ? s'étouffa la fille sans nom. Il n'a même pas de pouvoir.

Cynthia sourcilla.

— Enfin... je ne l'ai jamais vu s'en servir, se rattrapa-t-elle. Il n'aime pas trop ça.

En parlant du loup, le jeune homme déboula dans le réfectoire. Il empestait le crottin mais semblait ne pas s'en soucier, pas plus que les autres. Il s'installa immédiatement à table entre Viktor et Cynthia.

Cette dernière avait le privilège — ou le malheur — d'être "éloignée" de ses semblables qui laissaient un écart entre elle et eux. Elle remarqua ces derniers jours que Gabriel profitait de cet espace pour s'y glisser. Elle lui esquissa un sourire qu'il lui rendit aussitôt.

Cathy intervint soudain comme un chien dans un jeu de quilles.

— Décale-toi, Viktor, somma-t-elle à l'adolescent, qui obtempéra.

La métamorphe s'installa, s'assurant au passage que sa hanche soit en contact avec celle de Gabriel.

— Alors ? De quoi ça parle, par ici ? interrogea-t-elle vivement.

— Cynthia avait des questions sur le sort de volatilisation, répondit Pat'.

Le visage de Gabriel devint pensif. Peut-être réfléchissait-il à un argumentaire destiné à couvrir ce sujet, mais Cathy ne lui laissa pas le temps de s'exprimer :

— C'est super, ça ! Je suis sûre que si Cynthia s'en sert, ses points de départ ressembleront à des champs de bataille. Elle ne fait rien sans tout réduire en poussières, celle-là.

— Je peux essayer maintenant, si tu veux, riposta la concernée. Juste pour voir.

Ce fut à l'ensemble des personnes à table de hurler un « non ! » désespéré. La spéculation de Cathy les avaient assez échauffés pour que Cyn comprenne qu'elle ne gagnera pas aujourd'hui contre la fille-renarde. Seul Gabriel ne s'était pas manifesté.

La sorcière termina en vitesse son repas. Ceci fait, elle quitta le réfectoire et Cathy, peinant à dissimuler le triomphe d'avoir fait décamper cette « boule de nerfs », s'en réjouit.

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