Chapitre 24

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La rivière s’étend devant elle, sombre et glacée. Nahla ne voit pas seulement l’eau, elle voit une tombe : elle perçoit les noyées qui attendent dessous. Son bras pulse, veines blanches et noires, brûlure qui ne lui laisse aucun répit.

Ici, elles ont été jetées. Ici, elles ont suffoqué. Et c’est ici qu’elle doit descendre.

Elle recule d’un pas. Tout son corps dit non. Mais la malédiction serre son avant-bras comme un étau. Le choix est déjà fait.

Alors elle détache son sac, le pose sur l’herbe. La couverture roulée, la serpe, tout reste là. Elle garde seulement le couteau. Elle enlève la tunique rêche, la dépose, garde la sous-robe contre sa peau. Le froid du matin la mord, mais ce n’est rien face à l’eau enserrant ses jambes.

Un instant, elle se fige encore. Les galets brillent sous le courant, comme des yeux qui l’épient. Ses lèvres s’ouvrent pour inspirer une dernière fois. Alors elle plonge, d’un geste sec, et l’eau se referme sur elle.

Le froid la transperce. Ses bras s’engourdissent. La clarté du jour, au lieu de rassurer, fait briller l’eau comme une vitre infranchissable au-dessus d’elle. Elle bat des jambes, mais chaque mouvement la tire plus bas. L’eau la tient, l’écrase.

Sa gorge brûle. Ses poumons hurlent. Elle garde la bouche close, les yeux ouverts malgré la douleur. La lumière se brouille. Tout devient vert et mouvant.

Alors elle la voit. Un visage qui flotte devant elle. Cheveux bruns épars, yeux larges, teint blême. Pas un spectre — un corps en train de mourir. La bouche s’ouvre, laisse échapper des bulles. Les doigts se crispent, se tendent vers elle.

Isabeau.

Le nom s’imprime en elle, net, irréfutable. La Trame le lui donne, et avec lui l’évidence : c’est sa mort qu’elle revit. La panique devient totale. Ses poumons se vident, l’eau s’infiltre, arrache un spasme à sa poitrine. Son propre corps s’éteint en même temps que celui de la noyée. Tout s’effondre. Le monde se brouille, sombre.

Puis la surface éclate.

Nahla surgit, toussant, rejetant l’eau, agrippée aux galets qui lui griffent les paumes. Elle se hisse sur la berge, haletante, secouée de spasmes, chaque souffle est une douleur. L’air du matin brûle autant que l’eau glacée. Elle vomit encore, retombe à demi sur la vase.

Sous sa peau, le bras pulse une dernière fois avant que les veines ne se fixent. Noires et blanches, incrustées dans la chair comme des racines figées.

Et dans sa tête, la sentence tombe :

Sœur libérée — Isabeau, guérisseuse.

Le silence revient. La rivière coule comme si de rien n’était. En elle pourtant reste l’impression d’avoir sombré pour de bon, et d’avoir porté le dernier souffle d’une autre.

Elle gagne l’herbe à genoux et tire de l’inventaire une serviette sèche. Le tissu rêche lui arrache la peau, mais elle frotte sans ménagement : bras, jambes, torse, jusqu’à sentir ses muscles revenir sous le picotement. Ses cheveux cessent peu à peu de dégoutter.

Elle remet sa tunique, encore humide de rosée mais supportable, puis resserre la ceinture et s’enveloppe dans une couverture. Le froid recule un instant, mais ses dents claquent toujours. La chair reste glacée en profondeur.

La jeune sorcière invoque d’un geste les morceaux de bois mort ramassés sur sa route, ils tombent en un tas maladroit. Ses mains tremblent quand elle gratte le briquet. Une étincelle jaillit, s’éteint. Elle recommence, encore, jusqu’à ce qu’une flamme s’accroche à l’amadou. Elle souffle doucement, cale une brindille, puis une autre. Le feu hésite, mais finit par prendre, dévorant les copeaux secs.

La chaleur l’atteint enfin. Nahla tend les paumes au-dessus des flammes, ferme les yeux, la couverture serrée autour des épaules. Son corps entier se décrispe par à-coups. Dans son bras, la pulsation s’apaise aussi : le noir et le blanc s’estompent, remplacés par des teintes de mélanine plus sombres et plus claires que sa peau.

Compétence archivée

Écho d’Isabeau : Soin mineur

Coût d’acquisition : incision des paumes + perte temporaire d’endurance

Effet potentiel : apaiser la douleur, réduire la fièvre, accélérer la cicatrisation des plaies simples

Nahla reste un moment immobile, le souffle encore haché. Tout son corps hurle encore la noyade : la gorge serrée, les poumons brûlants, les muscles glacés. Et pourtant, au milieu de ce chaos, la Trame impose une évidence.

Sa malédiction n’est pas qu’une souffrance. Elle offre aussi. Ce qu’elle a traversé lui laisse une trace, et cette trace peut devenir un outil. Les gestes d’Isabeau ne sont pas perdus : ils dorment maintenant en elle, prêts à renaître si elle ose payer le prix.

Elle serre les poings. Ses paumes picotent, comme si la coupure y était déjà inscrite. Le simple fait de savoir qu’elle pourrait hériter des mortes, la fait trembler d’un autre frisson.

Sans réfléchir davantage, ses griffes s’enfoncent. La chair cède, le sang perle. La Trame résonne aussitôt :

Compétence acquise

Soin mineur Niv. 1

- Effet : apaise la douleur, réduit la fièvre, accélère la cicatrisation des plaies simples

- Coût d’utilisation : 5 mana / seconde

Elle reste immobile, à regarder le sang perler de ses paumes ouvertes. Une pensée la traverse, brève, incrédule : elle l’a prise sans réfléchir. Ses griffes ont décidé avant elle.

La fatigue retombe aussitôt, écrasante. Ses muscles tremblent et son souffle pèse comme du plomb. Impossible de dire si cette lassitude vient de la noyade ou de la compétence.

Elle se couche sur le côté, la couverture serrée autour d’elle. La chaleur fragile du feu lui lèche la joue. Au bord du sommeil, elle croit sentir encore un souffle étranger dans sa poitrine, celui d’Isabeau. Puis ses paupières cèdent. Le sommeil l’emporte.

Elle se réveille en sursaut. Le soleil a grimpé, la chaleur lui colle au visage, mais le froid de la noyade est resté ancré dans ses os. Elle resserre la couverture, rassemble ses affaires d’un geste fébrile. Il faut partir. Quitter la berge, mettre de la distance avec l’eau.

Mais à peine a-t-elle hissé le sac que ses veines s’embrasent. Noires et blanches, elles battent sous la peau, brûlure sourde qui la traverse jusqu’à l’épaule. Elle s’immobilise, haletante.

Une injonction s’inscrit dans son corps : tu dois y replonger.

Nahla secoue la tête, recule d’un pas. Impossible. L’idée seule de retourner sous l’eau lui retourne l’estomac. Ses poumons protestent, sa gorge se serre comme si elle étouffait de nouveau.

Alors la vérité s’impose, nette : elle ne peut pas partir. Pas encore. Il reste d’autres sœurs à libérer ici.

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