Chapitre 25

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Rester sur la berge, si proche de l’eau, est insupportable. Chaque reflet du courant semble l’appeler, lui promettre une nouvelle noyade. Elle détourne le regard, avance dans le sous-bois. À quelques pas, un replat moussu lui paraît assez loin du fleuve pour qu’elle y tienne.

Elle pose son sac, déroule la couverture, s’y assied en tirant le tissu sur ses épaules. Le froid la ronge encore. Alors elle gratte les braises, ajoute des brindilles, puis des morceaux plus secs tirés de l’inventaire. Le feu hésite, se ranime lentement, crache une fumée âcre avant de reprendre. Elle cale dessus un petit pot ébréché rempli d’eau.

Nahla ne tient pas en place. Tandis que l’eau chauffe lentement sur le feu, elle s’éloigne dans le sous-bois. Ses doigts reprennent leurs gestes d’herboriste : cueillir, frotter, trier. Elle coupe de jeunes pousses d’ortie, repère de l’alliaire entre deux pierres, ramasse du plantain, de la consoude, et s’accroupit près d’une touffe de menthe sauvage dont l’odeur vive la surprend.

Elle revient avec une brassée de plantes. La plupart disparaissent aussitôt dans l’inventaire, pour conserver leur fraîcheur. Elle garde seulement les orties, la menthe puis sort un petit pot en terre cuite contenant du thym séché.

Le pot d’eau posé sur le feu tremble légèrement. Elle y jette les feuilles et attend que la vapeur épaississe. L’amertume verte de l’ortie se mêle à la fraîcheur de la menthe et au parfum résineux du thym. L’air autour du foyer s’emplit d’une chaleur herbacée.

Ses paumes la lancent toujours. Elle sort la consoude, écrase quelques feuilles dans son petit mortier de bois jusqu’à obtenir une pâte épaisse. Elle l’applique directement sur ses coupures. La pulpe fraîche apaise aussitôt la brûlure, laissant à sa place une lourde fatigue.

Elle sort plusieurs petits pots de verre et en choisit un pour conserver le reste d’onguent. Le couvercle claque doucement quand elle le referme.

Un mouvement sec la fait lever les yeux. Sur une branche basse, une pie l’observe, l’œil vif, la tête penchée. Elle saute au sol, s’approche en sautillant. Son regard ne quitte pas les flacons. D’un coup sec, elle en attrape un avec son bec et tire dessus. Le pot roule dans la poussière.

Nahla se penche en avant, l’agrippe de justesse.

— ⟦ Stop ! ⟧

L’oiseau recule d’un pas, pousse un cri rauque, puis fait mine de se désintéresser. Elle lisse ses plumes avec application, détourne la tête… avant de lancer un nouveau coup de bec vers un second pot.

Cette fois Nahla le bloque d’une main, les sourcils froncés.

— ⟦ Voleuse. ⟧

La pie la fixe, œil brillant. Son plumage se hérisse, une tension étrange parcourt l’air.

Un claquement bref, comme une gifle de vent : l’oiseau n’est plus là.

Quand Nahla rouvre les doigts, le petit pot a disparu. Plus loin, la pie l’agite dans son bec, l’air triomphant.

Pas ma faute si tu laisses traîner.

Elle reste figée, le pot restant serré contre elle. Mais déjà l’oiseau s’envole, ailes claquant dans l’air du matin.

Le silence retombe. Nahla soupire, lasse mais un sourire aux lèvres.

Elle ramasse le récipient sur le feu à l’aide d’un tissu, verse l’infusion dans une tasse ébréchée et s’assoit en tailleur. La vapeur lui réchauffe le visage. Elle boit lentement, brûle un peu sa langue, mais la chaleur lui descend jusqu’au ventre. La menthe adoucit l’amertume des orties, le thym reste vif. Elle soupire, les épaules enfin relâchées.

De son sac, elle tire une petite miche dense de pain de châtaigne, brune et sèche. Claudine l’avait préparée pour la route. Elle en casse un morceau, le grignote par petites bouchées. Sa mâchoire travaille longtemps mais le goût sucré, farineux, finit par lui plaire. Avec la tisane chaude, c’est presque un repas.

Le calme ne dure pas.

Une vibration sourde, d’abord à peine perceptible, traverse la mousse sous ses jambes. Elle se fige, tasse à la main. Ça approche. Son souffle s’accélère. D’un geste nerveux, elle range tasse et pot dans l’inventaire. Puis les flacons, la couverture, le sac… et le feu de camp entier, encore en train de brûler, s’y retrouve aspiré avec le reste.

Tout. Flammes, braises, fumée. Le sol garde la trace noire de la cendre, mais plus rien ne brûle. Elle reste interdite. Son cœur bat fort. Ses pensées s’affolent : le feu va tout réduire en cendres là-dedans, ça va tout salir, tout détruire… Mais non. Rien ne se passe. L’inventaire reste silencieux, intact.

Elle n’a pas le temps d’y penser davantage. Les vibrations se renforcent. Comme des tambours lointains qui cognent sous la terre.

Elle se rapproche d’un frêne et grimpe. Ses griffes trouvent prise sur un tronc couvert de mousse. Elle s’élève, mètre après mètre, jusqu’à une branche assez solide pour la soutenir. De là-haut, le paysage s’ouvre, vallonné, vert sombre.

Et elle les voit.

Une masse sombre se déplace dans la vallée, compacte et mouvante. Des dos noirs, hérissés, des groins qui fouillent, des défenses blanches qui luisent au soleil. Une harde entière. Quatre-vingt, peut-être plus. Les sangliers avancent lentement, renversant buissons, écrasant fourrés et herbes hautes, une puissance irrésistible. Leur grondement sourd résonne jusque dans son corps.

Nahla retient son souffle. Leur trajectoire mord un instant vers elle, puis s’infléchit. Ils ne viendront pas jusqu’à la berge. Pas aujourd’hui. Elle reste perchée, immobile, le cœur encore battant dans ses tempes, à suivre le cortège de loin.

La jeune sorcière descend de l’arbre, les muscles encore tendus. Le danger passé, elle retrouve le sol avec précaution.

D’un geste mesuré, elle invoque le feu : les flammes réapparaissent intactes, comme si rien ne s’était produit. Le foyer reprend sa place, la chaleur renaît. Elle note mentalement que même un feu en cours de combustion peut être stocké sans dommage. C’est un fait, simplement enregistré.

Elle s’assied de nouveau près des braises, reprend une gorgée de tisane tiédie. Elle sourit. Même sa tasse à moitié pleine ne s’est pas renversée dans l’inventaire.

Les flammes dansent. Elle songe aux sangliers, à la pie, à la compétence gravée dans sa chair, et enfin à la noyade. Tout prend place peu à peu, comme des pièces qui s’emboîtent malgré elle.

Puis elle laisse le poids des heures retomber. Elle pense à Isabeau. Le visage blême qui l’a happée sous l’eau, les yeux larges où brûlait la panique, la main tendue vers elle. Cette empreinte vit maintenant dans son bras, inscrite comme la marque même de la malédiction.

Une fumée fine s’élève, âcre et douce à la fois, mêlée à l’odeur herbacée de la tisane encore tiède. Le bois se consume lentement, la chaleur pulsant jusqu’à sa peau.

Une guérisseuse … et ses gestes de soin palpitent encore dans ses paumes, comme si ses doigts avaient mémorisé un savoir venu d’ailleurs. Un mécanisme, une contrainte, un levier à comprendre. Elle structure simplement ce qu’elle sait : la Trame offre des capacités, mais exige un prix clair. Elle en a conscience désormais.

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