Chapitre 26

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NERIO

L’escalier monte en colimaçon, marches de métal humide qui grincent sous ses pas. L’air se resserre, saturé d’odeurs de sang et de rouille. Au palier, une grille s’ouvre sur la salle en contrebas. En contre-jour, Nerio distingue l’inspecteur. L’homme occupe son ancien poste, raide dans sa veste intacte, gestes forcés, trop propres parmi les carcasses. Nerio détourne les yeux et reprend l’ascension.

La porte suivante s’ouvre sur la zone d’ingénierie. L’air change aussitôt : odeur d’ozone, de métal chauffé, d’huile rance. Ici, ce n’est plus l’équarrissage, mais l’assemblage. Des carcasses de machines éventrées s’empilent contre les murs, tandis que des établis croulent sous les outils. Des postes à souder crachent des étincelles, des câbles reliés à des modules vibrent encore de flux résiduels. On teste, on remplace, on réajuste, dans un vacarme de métal et d’arcs électriques.

Un frisson parcourt l’atelier quand il entre. Les ouvriers lèvent la tête. Certains se figent, d’autres replongent aussitôt dans leurs gestes. Tous savent. L’un de leurs supérieurs est tombé, et lui a pris la place. Pour quelques-uns, c’est une délivrance — l’inspecteur était honni. Pour d’autres, un scandale. Mais dans tous les regards se glisse la suspicion.

Un murmure s’élève, masqué par le crépitement des soudeuses : « bâtard », « sang gâté », « hybride ». Pas une haine frontale, plutôt une méfiance tenace, celle qu’on réserve à un intrus.

Le contremaître s’avance, mâchoire serrée, front barré d’une cicatrice. Ses bottes claquent sur le sol poisseux, l’odeur d’huile et de tabac froid l’accompagne.

— Ici, tu bosses, dit-il d’une voix sourde. Et tu fermes ta gueule !

Il désigne du menton un établi au centre de la salle. Pas une place d’honneur, mais une place d’exposition. La surface utile est à moitié dévorée par un énorme poteau bardé de câbles et de conduits. Un poste bancal, étroit, où chaque geste sera vu. Nerio comprend : on ne lui offre rien, on l’enferme sous les yeux de tous.

Nerio ne touche pas tout de suite aux modules entassés sur son établi. Ses yeux glissent autour de lui. Le vacarme couvre les murmures, mais chaque poste est lisible comme une scène ouverte. À sa gauche, un vieil ouvrier ajuste une pièce ronde incrustée de cuivre. Il gratte les contacts noircis, applique une fine couche de soudure, souffle dessus, puis reconnecte. L’éclat se ranime un instant, grésille, s’éteint de nouveau. Le vieillard hoche la tête, recommence sans un mot.

Un peu plus loin, une femme manipule une prothèse articulée. Son fer à souder minuscule crépite par touches rapides, raccorde deux câbles à un cristal translucide. Elle effleure l’interrupteur : le doigt mécanique se tend, tremble, retombe. Elle soupire et reprend. Chaque geste est mesuré, précis, comme si la patience seule pouvait dompter la matière.

Nerio suit chaque mouvement, compare. Pour lui, ce ne sont pas des câbles et des cristaux, mais des tendons et des os. Le fil chauffé pulse comme un nerf, la soudure se fige comme une cicatrice. Tout est familier, mais inversé : ici on recoud la machine, comme ailleurs on recoud la chair.

Les regards glissent parfois vers lui. Un jeune au visage creusé marmonne, trop haut pour masquer l’insulte : « sous-race ». Une autre détourne les yeux, mais ses lèvres murmurent quelque chose qui sonne comme une prière. Personne ne s’adresse à lui frontalement. On le laisse là, exposé, toléré.

Le contremaître passe derrière lui, s’arrête une seconde. Son ombre s’étire sur la table. Nerio garde les yeux fixés sur les autres établis, apprend en silence. L’homme renifle, crache à terre, repart sans un mot.

Il finit par plonger les mains dans le tas de modules posés sur son établi. Une plaque fendue, des câbles tordus, un cristal terni. Il les retourne, en cherche les lignes. Ses doigts suivent les arêtes, comme on suit une côte brisée sous la peau. Ici une fracture, là un point de tension. L’analogie s’impose : ce sont des organes qu’il faut reconnecter.

Il choisit un câble souple, le dénude avec ses griffes, rapproche les extrémités brûlées. Le fer à souder grésille, l’étain fond et se fige. La cicatrice est nette. Nerio souffle dessus, repose la pièce, raccorde au cristal. Rien. Alors il recommence, ajuste la pression, reprend le geste qu’il a vu deux établis plus loin. Cette fois, une lueur sourde s’allume au fond du cristal, persiste quelques secondes avant de s’éteindre.

Autour, deux ouvriers l’observent à la dérobée. L’un hausse un sourcil, surpris. L’autre crache un mot sec, presque admiratif malgré lui :

— Pas mauvais le clébard.

Nerio ne répond pas. Il enchaîne, change de pièce, tente un raccord plus complexe. Les gestes sont hésitants mais déterminés, comme dictés par une mémoire étrangère.

Le contremaître revient, s’arrête derrière lui. Il fixe le cristal qui pulse encore faiblement, hoche la tête sans un mot. Puis il repart, laissant Nerio seul dans le bruit des soudeuses et des souffles.

Chaque réussite, même infime, lui confirme la logique : ici aussi il s’agit de chair, simplement transposée. Le cuivre vibre comme une veine, la soudure tient comme un tendon. La machine et le corps obéissent aux mêmes lignes de force. Il suffit de les suivre.

L’établi n’offre qu’une moitié de surface utile. L’autre est mangée par le poteau massif qui traverse la pièce du sol au plafond. Nerio le vis comme une gêne, un obstacle où ses coudes se heurtent. Mais à force d’y être collé, il perçoit autre chose : une pulsation sourde qui traverse le métal, régulière par instants, puis vacillante. Dans la paroi, une boîte fendue laisse filtrer une lueur rouge, comme un battement malade.

Un frisson court dans l’air. Entre deux plaques du plancher, une silhouette chitineuse s’extrait : Noctua grimpe le long du poteau, ses pattes fines agrippées aux câbles humides. Elle s’arrête devant la fente lumineuse, y colle ses antennes. Son corps entier vibre un moment, puis elle recule d’un bond.

Je sens bien un signal, souffle-t-elle. Mais impossible de le comprendre.

Nerio approche la main. Sous ses doigts, le métal n’est pas mort : il palpite. Ses yeux suivent les creux, les prises muettes, les sorties étouffées. Tout est là, mais fermé. Des bouches qui n’ont plus de voix.

Il comprend qu’il faut un relais. Quelque chose qui traduise.

Il fouille les rebuts sans savoir exactement ce qu’il cherche. Il attrape une membrane de haut-parleur fendue, deux fils encore intacts. Oui, ça pourrait faire le taff se dit-il. Il dénude et soude les fils aux connecteurs du boitier. L’étain grésille, l’odeur âcre du métal fondu emplit l’air. Puis la membrane vibre, sèche, irrégulière.

Nerio se redresse.

Réessaie.

Noctua avance de nouveau, tend ses antennes. Cette fois, elle déploie de fins filaments translucides qui s’ancrent dans la membrane comme des racines dans une terre neuve. Elle se fige, immobile, absorbée par le rythme mécanique.

Le battement rouge s’éclaire, gagne en netteté. Autour d’eux, les ouvriers continuent d’assembler en silence. Seul Nerio sait qu’un passage vient de s’ouvrir. Et que Noctua vient d’entrer.

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