La montre
de
Leïla Frat
Une peau lisse, des joues rosies par le froid d’un mois de décembre, des cheveux bruns, brillants d’un reflet cuivré, des lèvres sensuelles recouvrant un sourire éclatant, une silhouette fine et élancée, un dos légèrement cambré, des jambes gracieuses, une démarche assurée : il la voyait approcher lentement. Il ne pouvait détourner son regard d'elle. Elle était majestueuse, l'éclaboussant de sa beauté voluptueuse d'un frôlement d’épaule; ses pas glissaient sur le trottoir, un flottement de lumière dense se dégageait de sa présence. Il était subjugué, incapable de détourner les yeux de son corps subtilement parfait. Une fois qu'elle eut disparu, il se mit à contempler son absence, ce point fixe au bout de la rue, là où sa silhouette avait fini par s'échapper. L'image de cette femme le submergea tout le reste du jour, puis de la nuit. Le lendemain, inconsciemment, il se trouva à la même place que la veille quand elle apparut de nouveau. Il suivit ce même mouvement gracieux jusqu'à ce qu'elle tourne au bout de la rue. Cette fois, l'étonnement laissait place au contentement.
La présence éphémère de cette jeune femme lui imprimait un sourire béat qui ne s'effaçait plus de son visage. Chaque jour de la semaine, pendant sa pause déjeuner, il revenait et se gonflait de ce plaisir furtif jusqu'au lendemain. Lors de ses jours de repos, il se sentait comme vide de toute joie, comme sevré d’une jouissance que rien ne pouvait égaler. Il essayait de se gaver de son souvenir. Puis, ces moments de satisfaction ponctuels commencèrent à ne plus suffire. Lorsqu’elle passait devant lui, il se sentait emporté, sa jambe se mouvait sans même qu'il s'en rende compte, mais si lentement qu'il n'avait pas encore fait un pas qu'elle s'était déjà évaporée. Une fois rentré chez lui, il se demandait sans cesse quoi faire : il n'avait jamais vraiment connu de femme, il ne parlait pas beaucoup, ne savait pas regarder les gens dans les yeux. Il passait la plupart de son temps seul.
Alors, à défaut de savoir comment lui parler, il se mit à lui écrire. Une succession de lettres, souvent sans queue ni tête, un entassement de mots maladroits pour lui signifier son admiration. Au milieu de son salon, la table ne se recouvrait que peu souvent de quoi manger, il ne se nourrissait plus que de son amour frustré. Lorsqu’il eu noirci des pages et des pages de centaines de déclarations enflammées, qui ne furent jamais envoyées, il se mit au dessin. Il tentait en vain de reproduire chacun des traits de son merveilleux visage, de son corps si parfaitement construit. Il avait quitté son travail. Il ne sortait que pour retourner dans cette rue, attendant parfois des jours entiers pour n’apercevoir sa silhouette qu’un court instant, au loin. Il avait arrêté de regarder sa montre, indifférent au temps qui passait. Il n’avait pas la force de penser à autre chose qu’à cette femme. Il n’avait pas la force de constater que les minutes qu’il ne comptait pas s’écoulaient malgré tout.
Cela faisait quelques temps déjà qu’il ne s’était pas rendu dans cette rue où le cours de sa vie avait été suspendu. Il venait de constater encore une fois son échec à reproduire avec harmonie le souvenir si précis qu’il avait en mémoire. Il avait posé son crayon et s’était mis à courir. Il voulait la rejoindre. Il avait déjà oublié les lettres et les dessins et voulait oublier le souvenir. Il se sentait prêt à aimer une personne plutôt qu’une image.
Il faisait les cents pas en l’attendant, furieux d’impatience. Il crut la reconnaître enfin, après de longues heures d’attente, et s’élança vers elle. Pris d’une folie téméraire, il posa la main sur son épaule en se préparant à prononcer le premier mot de leur rencontre. Elle se retourna et aucun son ne sortit de sa bouche, sa tête se mit à tourner. Il était assommé par le poids des années qu’il avait oublié de compter.
Une peau ridée, un teint délavé par les années, des cheveux blancs, ternis de reflets gris, des lèvres gercées révélant un sourire gâté, une silhouette lourde et rabougrie, un dos désormais voûté, des jambes abimées, une démarche chancelante : il souhaitait la voir s’en aller. Vite. Il regarda sa montre, l’enleva de son poignet et l’envoya se fracasser sur le bitume.
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