5. Corne de brume

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Instrument de signalisation qui fait « pffoooont »

Olive est un étrange énergumène. À l'inverse de Charlie et de ses paupières encore collées par le sommeil, la petite blonde l'attend dans le hall de l'hôtel, fraîche comme un gardon. Un quart d'heure qu'elle patiente avec ses étoiles dans les yeux, à faire les cents pas, à réviser le plan du voyage toutes les trente secondes. C'est trop d'informations pour le pauvre cerveau de Charlie. Elle se laisse aller dans un fauteuil, un énorme baillement en travers de la bouche. Olive en profite pour lui expliquer le trajet une dizaine de fois avec un twist ludique pour chaque occurrence. Aussi intriguant que divertissant soit le discours, Charlie lui indique avec un sourire qu'elle n'est pas une enfant et qu'elle a tout compris depuis le début.

— Oh ! Oui, je suis désolée, s'empourpre Olive. C'est… une mauvaise habitude.

D'une main un peu tremblante, elle sort son téléphone où s'affiche plusieurs appels manqués. Puis, le range dans sa poche comme si elle s'était brûlée.

— Tu es vraiment sûre de vouloir m'accompagner ? bafouille-t-elle. Je ne veux pas t'obliger…

— Le jour où quelqu'un me couvrira de chaînes n'est pas encore arrivé. Je viens avec toi de mon plein gré.

La lumière regagne le visage d'Olive. Elle se fait même un peu plus intense lorsque, par acquis de conscience, Charlie lui demande de répéter les étapes du trajet.

Celui-ci se décompose de cette façon : une heure de train jusqu'à la capitale, puis un subtil jonglage entre les métros et pour finir, une autre heure de train. Tout cela les ferait arriver à 9h30 à Potiville, soit trente minutes avant le début des Plumes Antiques. En fin compte, même si elles se perdaient entre les multipes changements, elles auraient largement le temps de rattraper un éventuel retard. Mais un délai n'est pas envisageable du côté d'Olive : l'improvisation, elle préfère éviter.

— C'est parti ? On y va ?

— C'est toi le chef, l'encourage Charlie.

Olive empoigne sa petite valise rose pastel et se rue à l'extérieur, sa longue natte ondulant joyeusement dans son dos. Un rire se promène sur les lèvres de Charlie. Elle jette son sac sur son dos, décoince ses dreads des lanières puis se tourne vers la réception. Le sticker bourdon a été collé en évidence sur l'ordinateur, un bouquet de jonquilles a fleuri le comptoir du bureau. Souriant, Jean-Eustache lui souhaite un bon voyage. Elle lui adresse un signe de la main :

— Prenez soin de vous !

À la gare, les wagons leur tendent les bras. C'est presque décevant. Dans un coin sombre de son esprit, Charlie a très envie de faire capoter le plan. Juste pour contempler la réaction d'Olive face à l'imprévu. Mais aujourd'hui n'est pas un bon moment. Les Plumes Antiques lui tiennent trop à cœur.

Le small talk semble aussi beaucoup compter pour elle. Une certaine habitude empâte ce laïus de banalités, comme s'il s'agissait d'un air sifflé inconsciemment. Charlie n'est pas cliente de ce genre de musique, surtout si elle est utilisée pour combler un silence. Elle glisse les doigts dans son sac, sort ses aquarelles, ouvre son carnet. Sous son pinceau se dessine un Edmond plus calme, à l'aise dans sa coquille sur les genoux d'une grand-mère endormie près d'une cheminée. Elle pousse doucement le calepin vers Olive. Ses yeux ont à peine effleuré la peinture que l'embarras déforme ses traits.

— Désolée…

— Ne t'excuse pas.

Charlie l'observe appuyer sa tête sur son siège dans un soupir de dépit. L'a-t-elle vexée ? Son illustration se voulait une invitation à se détendre, pas une critique.

— J'imagine que ça te dérange que je parle…

— Pas du tout.

— On m'a souvent dit que je n'étais pas très intéressante, sourit-elle. J'aurais dû t'écouter, au lieu de bavasser.

Charlie fronce les sourcils. Comment peut-elle arriver à cette conclusion-là ?

— Au contraire, quitte à parler, je souhaiterai en savoir plus sur toi que sur l'épaisseur des nuages et la formation des cumulonimbus.

— Oh. Oui. Pardon.

— Ne t'excuse pas.

Olive lui lance un regard hésitant. Ses mains se nouent et se dénouent, un carré de soleil se réfléchit sur le mauve de ses ongles.

— Ça ne te fait pas peur, de partir vers l'inconnu ?

— Non. C'est ce que je préfère.

— Il faudra que tu m'apprennes. C'est la première fois que je me lance toute seule.

Charlie lui offre un sourire compatissant.

— Tu verras, c'est libérateur. C'est toujours dur, de lâcher le contrôle, au début.

Olive n'a pas l'air très convaincue. La tempe contre la vitre, ses yeux se fixent sur le quai. La mélancolie s'insinue sur son visage. Elle jette un coup d'œil à son téléphone, bricole quelques réglages et le retourne, face écran sur le plateau.

Une voix grésillante annonce le départ vers la capitale. Au lieu de se saisir du pinceau réservoir, Olive abandonne un écouteur au milieu du carnet. La première fois, une playlist assez connue a bercé leur voyage, pour cette seconde expédition, des morceaux aussi célèbres qu'obscurs s'enchaînent dans l'oreille de Charlie. Chaque mélodie déversée dans ses tympans est un coup de pinceau sur la toile de la personnalité de sa compagne d'aventure. De la pop sucrée pour les petits mouvements de danse qu'elle n'arrive pas à cacher sous la table, de la funk lumineuse qui éclaire ses traits anxieux. Un peu de rock vengeur, de rap triste sont vite passées, telles des ombres qu'on n'oserait pas trop montrer. Plusieurs OVNI musicaux échappent au bouton suivant à la faveur d'un regard timide et d'un sourire rassurant. Dans l'esprit de Charlie, le portrait d'Olive s'affine sans se départir de son mystère ; les nuances vibrantes s'entrelacent aux pastels, des paillettes d'or dansent sur les crêtes du gesso, des gris intenses étouffent la saturation des coloris, comme pour occulter une lumière trop intense. Charlie mentirait si elle affirmait qu'Olive et ses secrets ne l'inguaient pas. Pire, elle serait presque tentée d'extirper la blonde de cette prison de gris. Mais les cadenas sont trop gros et elle s'est promis de ne pas s'attacher.

La capitale ne tarde pas à montrer ses tours de fer. Sa pollution irrespirable, son monde pressé engloutissent les deux jeunes femmes qui, à peine sorties de leur wagon, sont entraînées vers les couloirs oppressants du métro. Elles sautent dans une rame, s'enfoncent dans les entrailles de la terre, se perdent à nouveau dans un labyrinthe de galeries, se jettent dans une énième boîte métallique qui les mêneraient peut-être à leur train pour Potiville. Au milieu de tous ces gens collés, Charlie suffoque. Les regards la transpercent, la dissèquent. Jugent-ils ses rondeurs ? Les traces de duvet sur sa mâchoire trop saillante ? Non, ils ne voient probablement que sa peau noire, comme une tache qui souillerait les leurs ou un fantasme exotique tiré de leurs cerveaux malades. Serrée contre elle, Olive doit sentir le poids de ces regards. Les discrets, les insistants, les curieux, les lascifs… Peut-être n'y fait-elle même plus attention, elle a dû renoncer à son corps depuis longtemps. Celui qui, au lieu d'être le sien, appartient à ceux se permettant de le détailler, d'en tirer des conclusions, de le prendre comme une invitation. Jeune, Charlie avait souçonné une exagération. Tout le monde est à égalité, après tout. Elle le croyait avec ferveur. Jusqu'à ce qu'elle les vive, chacun de ces regards. Jusqu'à ce qu'elle comprenne qu'elle ne pourrait jamais se débarrasser de l'étiquette proie sur son front. D'un geste discret, Olive referme sa veste sur son col roulé. Se taire et se faire le plus petite possible, voilà les saints principes qu'elles ont en commun. Toujours en apnée, Charlie se rive aux ronds lumineux au-dessous des arrêts, l'envie de s'extraire de là au plus vite tambourrinant contre ses tempes.

Comme prévu par le plan à mille étapes d'Olive, elles finissent par poser leurs fesses dans le train pour Potiville. Avant le départ, Charlie cherche le réconfort d'une cigarette. Sa solitude lui manque, elle en regretterait presque la tranquillité que lui promettaient les paysages d'Aujac. Parce qu'elle a la mémoire d'un phacochère sous stupéfiant, elle tombe à nouveau dans le panneau de sa boîte à sucette. Edmond, en plus de lui en chiper une, n'arrive pas à contenir son amusement.

— Tu te moques de moi ? Tu vas t'inscrire toute seule, à tes Plumes !

— Oh… Pourtant je suis sûre qu'ils ont des bonbons, là-bas.

Il n'en faut pas plus pour convaincre Charlie d'arrêter de ronchonner.

Une heure plus tard, elles atteignent enfin leur destination. Sortir de la gare, sentir l'air frais sur son visage et refuser catégoriquement d'être trimballée à travers la ville en bus sont les premières actions de Charlie.

— La salle de spectacle se trouve à une demi-heure de marche… Je t'assure que nos jambes supporteront un tel périple.

— Mais le plan…

— Fais-moi cette faveur, s'il te plaît.

Olive lui jette un regard hésitant. Puis accepte d'un hochement de tête. Charlie laisse échapper un souffle soulagé. Même si elle n'a pas la moindre idée d'où aller, son instinct la guide à travers les rues pavées, les allées fleuries, les passages étroits où des artistes ont embellis les murs de leurs œuvres fluorescentes. Derrière elles, les roulettes de la valise rose d'Olive fredonne une petite mélodie qui se mêle de plus en plus à des bruits sourds provenant du cœur de la ville. Poussée par la curiosité, Charlie entraîne Olive vers la place centrale où une vingtaine de personnes se sont regroupées autour d'une fanfare étudiante. Trompette, saxophone, tuba, leurs instruments brillent entre leurs doigts, les sonorités se cherchent, se croisent et s'imbriquent pour former une revisite d'airs connus que le public apprécie sans oser le montrer. Charlie les voit, ces mains timides qui battent le rythme, ces lèvres qui miment les paroles, ces hanches qui se balancent. Olive coche toutes ces cases et plus encore. Avec son sourire, ses pomettes rosées et ses prunelles marrons aux touches dorées, elle rayonne. Soudain, un couple brise la barrière de la pudeur et se met à danser. Les spectateurs les observent avec un mélange d'envie et de gêne. Sans perdre un instant, Charlie tend la main à Olive.

— Non… rougit la petite blonde. Je ne sais pas danser.

— Est-ce que c'est important ? Tu en as envie, non ?

— Mais on va être en retard aux Plumes…

— Arrête de te trouver des excuses. Viens.

Leurs paumes se touchent, leurs regards se verrouillent et Charlie sait qu'il n'y aura pas de retour en arrière pour elle. Voir Olive éclater de rire, l'entendre chanter même si les paroles exactes lui échappent, la sentir libérée, même pour une minute ou deux, de cette chape de plomb sous laquelle elle est écrasée, vaut toutes les péripéties de ces deux derniers jours. Peut-être même qu'Aujac et le Sud pourraient attendre encore un peu.

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