6.1. Riper

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Déplacement de la cargaison sous l'effet du roulis.

Estompé par le soleil, émoussé par la musique, le plan a perdu de sa rigidité. Combien de danses ont-elles enchaînées ? Charlie n'en a aucune idée. Elle s'est égarée quelque part entre le sourire étincelant d'Olive, ses prunelles pétillantes, les quelques mèches dorées enfin délivrées de sa longue natte. Cette bulle d'insouciance éclate lors du départ de la fanfare étudiante. Olive jette un regard penaud à son téléphone, Charlie à sa montre et d'un hochement de tête, elles foncent à travers la ville, direction les Plumes Antiques.

Le centre culturel qui accueille l'évènement est immense. Grande bâtisse de trois étages, le bâtiment ouvre ses deux doubles portes sur une salle dotée d'une large scène, de deux rangées de tables agrémentées de biscuits apéritifs, de verre de jus de fruits, de toast salés et sucrés. Un espèce de buffet-brunch pour une centaine de personnes qui bavardent entre elles, sans se rendre compte qu'elles sont de plus en plus poussées aux coins du local par l'affluence grandissante. Qu'il soit plus de dix heures n'a pas l'air d'inquiéter les organisateurs ; en surcot ambre, des luths sanglés sur le dos ou le torse, ils évoluent dans la foule en scandant des bouts de chansons populaires juste avant de pester contre leur manque de mémoire. Leur théâtralité amuse le public ; il rit, tente de leur souffler les paroles suivantes, s'indigne gentiment de ces oublis.

— Je ne pensais pas que les Plumes seraient aussi populaires, se réjouit Olive, ravie. Pour une première édition, elles ont un succès fou !

Charlie n'arrive pas à se concentrer. Trop de monde se masse autour d'elle, oppressant et bruyant. S'ajoutent aux rires, aux conversations, le bruit des chaises que l'on tire pour préparer le discours d'ouverture. Le métal racle par terre, les dossiers en bois frappent les assises dans un tintamarre terrible, le brouhaha enfle, gronde…

— Faut que j'aille pisser, s'étrangle-t-elle.

Un éclair de panique traverse le visage d'Olive. Elle observe un instant la populace d'un air craintif puis carre ses frêles épaules, déterminée.

— Je te garde une place.

Son courage est inspirant, toutefois insuffisant pour convaincre Charlie de rester une seconde de plus. Malgré tout, la culpabilité de laisser la petite blonde affronter les flôts inépuisables de gens la rattrape. Elle pose une main hésitante sur son bras.

— Je reviens vite, promet-elle.

Olive acquiesce timidement et, sans qu'elle ne puisse ajouter quoi que ce soit, la cohue ambiante l'engloutit. Avant d'être elle-même submergée, Charlie s'enfuit vers le fond de la salle, vers l'escalier en bois caché par une porte de service entrouverte. Elle s'accroche à la rampe, désespérée de retrouver la terre ferme. Une marche après l'autre, elle reprend son souffle, chasse la panique au fond de son ventre, calme les tremblements de ses doigts. Depuis sa rencontre avec Olive, son tempérament solitaire est mis à rude épreuve.

Elle débouche sur un long couloir agrémenté d'affiches de concerts entre les bureaux vides. Une autre volée de marche l'attend au bout, juste à côté des toilettes. Parce que l'édifice semble être en libre accès et qu'elle n'a aucune envie de se jeter à nouveau dans l'océan de gens, elle se permet d'explorer un peu plus l'endroit. Rien de bien intéressant au deuxième étage, à part peut-être une construction de carton colorés ou des dessins loufoques scotchés au mur. Peut-être qu'ouvrir l'unique battant du troisième palier sera plus intriguant. Bingo. Dans une grande salle ronde, une jeune femme est assise près de l'unique fenêtre, la tête posée contre la vitre. Sa longue robe verte coule sur ses jambes repliées, ses cheveux, aussi noirs que les nuages d'orage, ruissellent sur son épaule droite jusqu'à se poser sur son poignet, lequel s'agite sur les feuilles d'un carnet.

— Je vais mourir à vingt-cinq ans, murmure-t-elle presque imperceptiblement.

La main de Charlie se crispe sur la poignée de la porte. Les vieilles planches craquent sous le pas qu'elle fait vers l'inconnue.

— Quand fêteras-tu cet anniversaire ?

La surprise poind dans de grands yeux bleu sombre. Puis un sourire espiègle tire ses lèvres.

— Cette année. Mais je ne t'en dirais pas plus, tu es trop curieuse.

Sa voix, presque aussi grave que celle de Charlie, est légèrement éraillée.

— Ce n'est pas tous les jours qu'une inconnue annonce son décès.

— Une… ? Ah ! J'avais oublié ma tenue, s'amuse-t-elle en lissant sa robe.

Charlie marque un temps d'arrêt. Aurait-elle mégenré son interlocutrice sans le vouloir ? Son regard glisse sur la machoire carrée, les ombres sur sa pomme d'Adam retravaillées au fond de teint…

— Pardonne-moi, j'aurais dû te demander tes pronoms, je…

— J'ai l'impression de t'avoir déjà vue quelque part, coupe la jeune femme d'un geste vague de la main. Ton autoportrait, tu ne l'as dessiné qu'une ou deux fois… Mais, en plus d'avoir une excellente mémoire des visages, j'ai passé trop de temps à regarder tes illustrations. L'étoile montante de Gallart, celle qui a rassemblé des centaines de milliers de fans en quelques mois… Tu es Aura Salacie, n'est-ce pas ?

Charlie croise les bras sur sa poitrine et hausse un sourcil interrogateur.

— Tu dis ça à toutes les filles à dreads que tu rencontres ?

— Seulement à celles que je trouve charmantes.

Difficile de retenir l'éclat de rire qui chatouille la gorge de Charlie.

— J'ai entendu mieux comme technique de drague, contre-t-elle.

Un clin d'œil malicieux accueille sa réplique.

— Il faut être efficace quand il ne nous reste plus beaucoup de temps à vivre. Je m'appelle Morgan, se présente-t-elle.

Cette facilité à parler de sa mort, jusqu'à en rire, lui glace le sang. Est-elle atteinte d'une maladie incurable ? Ou a-t-elle prévu de… Charlie s'empêche de réfléchir plus loin. Ce ne sont pas ses affaires. Ne plus s'attacher aux gens, elle se l'est promis. Ses actions, même bien intentionnées, leur causeraient du tort. Et sa nouvelle connaissance ne mérite pas plus d'afflictions dans sa situation.

Soudain, le téléphone de Morgan sonne. Sans jeter un seul coup d'œil à l'appareil, l'intéressée coupe le son.

— Il semblerait que le devoir nous appelle, annonce-t-elle dans un mélange d'agacement et d'enthousiasme. La chasse au trésor a démarré.

Elle ne se lève pas pour autant. Son stylo plume gratte le papier encore quelques instants puis elle déchire la page de son carnet et la fourre dans les mains de Charlie.

— Un petit souvenir de moi, Aura. Allez, viens. Fini de se cacher.

Fluide, le tissu vert de la combinaison de Morgan ondule à chacun de ses pas, les talons de ses chaussures plates raclent le parquet jusqu'à la porte, erraflent la moquette des escaliers. À bien l'observer, Morgan aurait très bien pu être un jeune homme aux cheveux longs. Se pourrait-il que, par gêne, il n'ait pas osé demander à Charlie de corriger son erreur et de le genrer au masculin ? Elle secoue la tête. Nul besoin de s'inquiéter. Avec sa franchise, Morgan est capable d'envoyer balader ceux et celles qui l'importunent. Si elle a décidé de la laisser utiliser le féminin, elle doit avoir ses raisons. Et puis, encore une fois, ce ne sont pas ses affaires !

Au rez-de-chaussée, la salle est en pleine effervescence. Gloussements, discussions excitées, mouvements de foule… Charlie retient sa respiration et, à la suite de Morgan, plonge dans l'océan d'humains. Une chance pour elle, le courant a changé de sens ; il emporte les gens vers la sortie, lui laissant ainsi un peu d'espace pour respirer. Encore quelques minutes de vidange et retrouver Olive sera un jeu d'enfants.

— Morgan !

Deux jeunes femmes se précipitent sur la camarade de Charlie. L'une est une brune à la peau hâlée, le visage plissé par l'agacement, l'autre a les cheveux fushia, un énorme sourire lui mange les joues.

— Pourquoi faut-il toujours que tu disparaisses ! râle la première. Je me suis fait un sang d'encre !

— Ils ont annoncé le prix, Momo ! s'écrie la deuxième en sautillant. Deux-cents mille balles, tu te rends compte ? On pourrait enfin s'acheter un chez nous !

Morgan sourit tendrement à ses deux amies.

— Aura, je te présente Alma et Rose, glisse-t-elle à Charlie. Elles attendent un heureux évènement.

Les yeux de l'artiste se posent sur le ventre rond, très rond, de Rose.

— Félicitations.

— Merci, rougit l'intéressée.

— Vous avez perdu Martin ? poursuit Morgan.

Le bavardage reprend sans que Charlie ne s'y associe. De un, il s'agit d'un flôt de banalités si insipides que même Morgan semble avoir du mal à supporter et de deux, son inquiétude pour Olive l'empêche de se concentrer sur autre chose que la recherche de sa compagne de voyage. Elle n'aurait pas dû la laisser seule, elle n'aurait pas dû ignorer la peur dans ses prunelles, elle… Les pensées de Charlie s'évanouissent. Au milieu de la foule, le blond nacré d'Olive. Avec son frêle mètre soixante, elle paraît minuscule face au grand brun avec lequel elle discute. Le soulagement de l'avoir trouvée déferle sur Charlie. Jusqu'à ce que le souci revienne l'inonder : plus son interlocuteur lui parle, plus Olive se recroqueville sur elle-même.

— Ah tiens ! Martin est juste là ! lance Rose. Martin !

Le type devant Olive se retourne vers leur groupe et, après un bref salut à la petite blonde, il se presse dans leur direction.

— Désolé, j'ai vu la meuf d'un pote, déclare-t-il. On est prêts ? Le premier indice, c'est amour tragique. Le meilleur…

Charlie n'écoute plus ; Olive est livide. Sans un mot pour ses nouvelles connaissances, juste un regard pour Morgan qui hoche la tête, elle s'en va retrouver sa camarade. Elle ne s'embarrasse pas à demander si ça va, elle lui tend le bras pour qu'elle s'y accroche. Ses doigts tremblent, son regard s'est éteint et, tel un corps qui aurait perdu son âme, Olive se laisse tirer dans un coin de la salle. Assise à l'écart, elle ramène ses jambes contre sa poitrine, trempe ses lèvres dans le verre d'eau que Charlie a attrapé sur le chemin. Les bonbons – autre denrée piquée sur le trajet, ont un peu plus de succès. Deux ou trois billes colorées machouillées redonnent un peu de lumière à sa peau presque devenue transparente.

— J'ai mis plus de temps que prévu, pardonne-moi… s'excuse Charlie. C'était qui ce type ? Il t'a fait du mal ?

— Non, croasse Olive en secouant la tête. Je ne l'ai jamais vu. Mais il savait qui je suis.

— Comment ?

— Anthony a dû lui montrer des photos.

Charlie comprend qu'il s'agit du boyfriend. Probablement celui qui fait vibrer le téléphone d'Olive et celui que cette dernière cherche de ses yeux craintifs sur le quai des gares ou dans la foule. Parce qu'il est sûrement la dernière chose dont Olive voudrait discuter, Charlie tente de changer de sujet.

— Tu veux toujours t'inscrire ? risque-t-elle d'un ton doux.

— J'ai besoin de cet argent, Charlie, souffle son accolyte , la lèvre tremblante. Je ne peux pas retourner chez…

Elle passe une main sur son cou, sur les marques violacées, avant de remonter le tissu de son col roulé. Charlie laisse son regard flotter sur sa compagne, à deux doigts de lui proposer de vider son sac, à deux doigts de la prendre dans ses bras et de lui dire combien elle est courageuse. Alors que ses phalanges menacent de se poser sur le genou d'Olive, elle se racle la gorge et cache sa paume derrière son dos.

— Eurhm, si… reprend Charlie, si Martin l'a prévenu, il ne faut pas qu'on reste là.

— Crotte, c'est vrai. Je dois vite trouver un partenaire, s'agite Olive. Je…

Les mots dévalent la langue de Charlie sans qu'elle puisse les arrêter ou y réfléchir.

— Pas besoin de chercher, je viens avec toi, lâche-t-elle. Il se trouve qu'un peu d'argent ne ferait pas de mal à mon compte en banque.

Ombre devenue floue, Olive se jette dans ses bras. Charlie met une seconde à comprendre ce qu'il vient de se passer. Et, avant que sa camarade ne regrette sa spontanéité, elle resserre ses bras autour de ses épaules.

— Allez Edmond, chuchote-t-elle, on se lance dans la chasse au trésor.

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