7. Déferler
Déployer les voiles.
Sac sur les épaules, valise en main et inscription validée, il est temps de mettre les voiles pour la gare. S'attarder plus longtemps serait donner une chance à Anthony de les rattraper, ce qu'Olive redoute terriblement. Sur le chemin, elle s'en excuse de nombreuses fois, à tel point que Charlie se sent obligée de poser une main sur son épaule pour stopper le torrent de remords.
— Hé, la tempère-t-elle. On va s'enfuir loin d'ici. Il ne te retrouvera que lorsque toi, tu le voudras.
Olive lève ses yeux vers elle, ses grandes prunelles dans lesquelles il est si facile de se noyer.
— Je suis désolée, bredouille-t-elle. Je ne veux pas t'obliger, je… Je te mets dans l'angoisse alors que…
— Alors que rien du tout, coupe Charlie. Arrête de te blâmer, tu n'es pas responsable de tous les maux du monde.
Les lèvres d'Olive se serrent, ses doigts tirent les manches de son col roulé. Une longue mèche barre son visage plissé par l'inquiétude. Pendant un instant, Charlie considère replacer celle-ci derrière l'oreille de la blonde et caresser sa joue pour tenter d'effacer ses tracas. Puis, elle secoue la tête afin de sortir cette idée saugrenue de son crâne. Ce n'est pas son rôle de la rassurer, enfin !
— La première action à prendre, c'est partir, reprend-elle avec un raclement de gorge. Le reste, on verra dans le train. Une chose à la fois, d'accord ?
Sa main devenue brûlante sur l'épaule de sa camarade, Charlie s'écarte. Au-dessus d'elles, le tableau des départs annonce que le train pour Delcy quittera Potiville dans dix minutes.
— Qu'est-ce que tu dirais de se tirer vers l'Est ? propose-t-elle en plongeant ses poings dans les poches de son sweat-shirt. On réfléchira à notre stratégie pour les Plumes quand on sera un peu plus tranquilles...
Le regard d'Olive retrouve le sien. Les nuages de peur s'estompent, une nouvelle détermination y brille. Elle rabat ses cheveux derrière sa nuque et se retrousse les manches.
— Oui, acquiesce-t-elle avec vigueur. Il ne faut pas qu'on reste là. Je vais prendre les billets !
À deux doigts de partir en sprint vers l'automate, elle se retient au dernier moment.
— Tu es sûre que ça ne te dérange pas de venir avec…
— Fonce, Edmond.
Elles échangent un sourire avant qu'Olive ne s'éloigne, sa longue natte ondoyant au rythme de sa course. Charlie la suit des yeux, sans se départir de son sourire. La question du remboursement effleure son esprit sans s'y accrocher. Non, ce qui s'y aggripe, c'est l'enthousiasme de sa camarade qui revient avec les billets et la joie dans son empressement à la tirer vers le quai.
Bras dessus, bras dessous, elles se choississent deux places côte à côte dans le train. À peine les fesses d'Olive ont touché le siège qu'elle sort ses écouteurs et en propose un à Charlie. En prime, elle lui tend même son téléphone.
— Tiens, c'est à ton tour de choisir, annonce-t-elle.
— Oh ! Hm, hésite Charlie, gênée. Je… je préfère découvrir qui tu es à travers tes propositions.
Un beau rouge se propage sur les joues de sa camarade, Charlie sent les sienne chauffer. Crotte, elle n'aurait pas dû dire cela à voix haute. Elle toussotte.
— Eurhm… J'aime bien la voix de l'artiste dans la chanson qui fait… tututu, bafouille-t-elle.
Si Olive tente de camoufler son rire derrière sa main, c'est un bel échec. Mais, dans son immense gentillesse, elle n'insiste pas.
Arriver à Delcy leur prendra une bonne partie de la matinée ainsi qu'un pan de l'après-midi. Quand leurs ventres se mettent à chanter famine à l'unisson, elles ouvrent les paquetages de nourriture empochées discrètement aux Plumes.
— On pourrait s'acheter un repas chaud ce soir, propose Olive, après s'être essuyé un peu de beurre au coin de la bouche. Une pizza te plairait ?
Les pensées de Charlie se tournent vers son pauvre risotto lyophylisé et ses autres congénères bientôt périmés au fond de son sac.
— Faut que je te le dise un truc, Edmond, grimace-t-elle. Je ne roule pas sur l'or. Alors si tu imagines qu'on va manger au restaurant et dormir dans des chambres d'hôtel tous les soirs… je risque de te décevoir. Cela dit, tu peux dormir et manger où tu le souhaites ! On se retrouvera dans la journée pour faire le chemin ensemble.
— Non, je…, proteste Olive d'une petite voix. Ce ne serait pas vivable sur le long terme. On ne sait pas combien de temps durera cette chasse au trésor.
Elle jette un regard vers le sac à dos de Charlie.
— Tu es bien équipée, toi.
— Disons que je suis une habituée du grand air…, élude l'artiste.
Olive la considère un instant. Un instant trop long pour ne pas être le signe d'une future question la poussant à étayer sa réponse. Chose que Charlie aimerait éviter. Elle doit rester à distance. Par chance, la petite blonde se détourne avec un air embarrassé.
— Je n'ai jamais fait de camping, révèle-t-elle.
Charlie n'a pas le temps de retenir sa curiosité :
— Et… tu aimerais tenter l'expérience ?
Une vague de stupeur mêlée d'indécision s'échoue sur le visage d'Olive.
— Oh, balbutie-t-elle. On m'a toujours dit que c'était inconfortable, qu'on risquait de se faire voler ses affaires… qu'en gros, ça ne valait pas le coup.
— Il est très bien, l'avis des autres, objecte Charlie. Quel est le tien ? Tu n'as pas répondu à ma question.
Olive papillonne des cils comme si cela pouvait chasser la confusion de ses traits. Charlie fronce les sourcils. Est-elle si peu invitée à dire ce qu'elle pense dans son quotidien ? N'a-t-elle jamais l'occasion d'explorer ses propres envies ?
— Je n'ai jamais essayé, répond Olive en entortillant le bout de sa natte autour de son index. Mais au fond… Oui, j'ai toujours voulu tester.
Il n'en faut pas plus à Charlie pour s'enflammer.
— Y a plus qu'à te trouver un sac de couchage, alors ! Un matelas ne serait pas de trop si tu veux éviter un dos en compote. Un sac à dos, aussi. Ce serait plus facile pour tout stocker et partir rapidement. Ma tente est assez grande pour deux, si tu veux t'économiser ce coût-là. En plus, elle est presque neuve ! Je…
Elle s'interrompt, horrifiée. Trop d'enthousiasme, trop de ferveur dans ses mots. Avec un tel discours, elle va juste effrayer sa camarade, elle…
— Génial ! se réjouit Olive, tout sourire. Dès qu'on arrive, on fonce m'équiper ! Ce serait dommage de passer à côté des conseils d'une pro !
Rassurée par la réaction de sa compagne de voyage, Charlie expire un souffle soulagé et acquiesce avec une pudeur qu'elle ne se connaissait pas. Les mains crispées dans les poches de son sweat-shirt, elle jette un regard en coin à Olive. Ses prunelles suivent le défilé des paysages derrière la vitre, sa tête se balance légèrement au rythme de la musique et ses épaules, ses bras, tout le haut de son corps en fait, bouge dans une danse en catimini. Charlie serre les lèvres pour ne pas rire. Cette fille est trop mignonne pour ce monde, pense-t-elle avant de fermer les paupières pour une petite sieste.
À Delcy, elles mettent leur plan à exécution. Le magasin de sport est vite repéré, tout comme le sac de couchage et le matelas parfaits. L'hésitation d'Olive se niche dans l'achat d'un sac à dos. Tous semblent plus grands et plus lourds qu'elle. Sauf celui qui a été coincé dans un coin, à l'abri des regards. Sa couleur jaune canari – une horreur aux yeux de Charlie – achève de convaincre une Olive aux yeux plein d'étoiles. Ensuite, direction les repas lyophilisés et autres outils incontournables comme la cuillère-fourchette, la gourde, le gobelet rétractable… Une petite peluche girafe est subtilement rajoutée au panier, ce que Charlie, devant la bouille innocente de sa camarade, ne commente pas.
Une heure et demie de shopping plus tard, Olive est une nouvelle femme, aborant avec fierté son beau sac à dos criard et son doudou dans les bras. Face à son grand sourire, difficile de critiquer son choix de couleur ou l'achat de leur nouvelle associée, Titi la girafe.
Prochaine étape sur leur liste : se débarrasser de la valise d'Olive. Determinée, la jeune femme entre dans une boutique arborant la marque de son bagage et, après des négociations impressionnantes de cran, la vendeuse reprend sa valise contre un bon d'échange. Charlie observe sa compagne sautiller vers la sortie, fière de son affaire. Elle camoufle un rire derrière son poing et se promet de ne jamais sous-estimer Olive.
Ensuite, histoire de compléter leur paquetage, elles font un crochet par un supermarché. Quelques fruits, noix et barres énergétiques atterrissent au fond de leur panier. Puis, à deux mètres de la caisse, Olive se rend compte qu'elle a oublié ses protections hygéniques.
— Je t'en prends aussi ? l'interroge-t-elle, prête à foncer dans les rayons.
La main de Charlie se referme autour du caddie.
— Non, j'ai les miennes, ment-elle.
Alors qu'Olive s'élance vers son objectif, Charlie expire doucement. Ses doigts touchent son patch œstrogène dans le bas de son dos. Elle a eu la présence d'esprit d'en emporter un de rechange mais il faudra qu'elle s'esquive en chercher dans une pharmacie si le voyage s'éternisait. Elle se mordille la lèvre. Comment expliquer ces fréquents détours à Olive ? Un mensonge suffirait. Parce que la vérité, Charlie ne prendra pas le risque de la dévoiler.
Après avoir payé leurs courses et demandé les invendus au supermarché, elles se mettent en quête d'un coin où s'installer. Delcy n'est pas une grande ville, aussi finissent-elles par voir les immeubles s'espacer et laisser place aux longues pistes cyclables, encadrées de colonnes d'arbres. Suivre la rivière qui s'écarte peu à peu de la piste les mène vers une petite clairière ombragée où elles décident de s'établir. Bien sûr, elles ne pourront pas rester longtemps au risque de se faire dégager par les autorités. Mais pour ce soir, ce petit domaine leur suffirait.
Par des gestes forgés par l'habitude, Charlie déroule la tente. Olive l'aide à planter les sardines, enfiler les arceaux, le tout avec un enthousiasme d'enfant qui déballe ses cadeaux pour Noël. Son entrain est attendrissant, rafraîchissant même. À tel point que Charlie sent sa propre fatigue la déserter à chaque fois qu'Olive lui dit qu'elle est trop contente d'être là, que c'est le voyage qu'elle a toujours voulu faire, qu'elle est super heureuse que Charlie ait accepté de venir avec elle. Un voile de chaleur se dépose sur ses joues. Elle n'a jamais été l'héroïne de quelqu'un, plutôt la méchante de l'histoire. Avec un coup d'œil discret à Olive, elle se hasarde à imaginer une narration changée, dépourvue de péripéties douloureuses ou de fin violente. Elle secoue la tête. « Tu es inapte à ressentir quoi que ce soit ». Les mots de Jérémy noient ses espoirs et la rivent à la réalité.
Autour du petit réchaud, elles dégustent un peu de pain, de fromage, des tomates cerises, du concombre… Un festin digne des soirées d'été.
— Et si on parlait stratégie ? lance Charlie avant de croquer dans sa pomme. Quelle est notre première destination, chef ?
— Faudrait que je regarde, réfléchit Olive en sortant son portable. En l'état, on a l'opportunité d'explorer un peu l'Est. Le premier indice, c'est…
— Amour tragique.
— Exact, sourit-elle. Je surveille le compte Gallart des Plumes depuis quelques mois et j'ai remarqué qu'ils repostent souvent des monologues de Racine, des passages de l'Odyssée d'Homère, des programmations de comédies musicales, des recommandations de livres fantasy basés sur les chevaliers de la table ronde… Alors je me demandais s'il n'y aurait pas des remakes dans ce genre-là au… bingo ! L'opéra d'Halcott a ouvert ses portes pour une nouvelle version de Roméo et Juliette ! Ça vaudrait le coup d'aller regarder ! Peut-être qu'on y trouvera un des trois parchemins qu'ils nous ont demandé de retrouver !
Mais, avant que Charlie ne puisse acquiescer, Olive se ravise.
— Enfin… C'est pas très antique, Roméo et Juliette. Je ne sais pas si cela rentre quand même dans le champ de compétence des Plumes. Peut-être qu'on ferait mieux d'aller vers le Sud ? Vers les ruines des arènes…
— Attends, attends, la tempère Charlie. On va faire une chose à la fois, d'abord. On va fouiner un peu l'Est, au moins aller à Halcott. Et puis si on ne trouve rien, on pourra toujours descendre.
Elle jette un regard à la carte affichée par le portable d'Olive
— Il y a un sentier de randonnée pas loin de Delcy, continue-t-elle en suivant la route du doigt. C'est le GR qui traverse les réserves naturelles et, tiens toi bien, il passe justement par Halcott. Après, si tu n'es pas fan de marcher, il y a le train…
— Vaut mieux garder cette option en cas d'urgence, contre Olive, le front plissé par la concentration. Si on doit aller vite à un endroit, on sera contentes d'avoir des sous pour se le payer.
L'assurance du ton d'Olive fait naître un sourire sur les lèvres de Charlie.
— Tu lis dans mes pensées, Edmond.
Annotations
Versions