7.2
Vers 21h, la nuit commence à tomber sur leur campement. Elles s'offrent alors une toilette sommaire avant de se changer en pyjama dans le secret de leur sac de couchage. Gérer la proximité est complexe : Olive gigote dans tous les sens, parfois jusqu'à rouler tout contre Charlie. Elle bafouille des excuses, la tête encore coincée dans son tee-shirt rose bonbon et Charlie taquine son absence de dextérité.
Enfin en tenue pour la nuit, et chacune d'un côté de la tente, elles comprennent que celle-ci ne leur offre pas un espace très spacieux. En effet, malgré tous les efforts d'Olive, ses pieds finissent toujours par toucher ceux de Charlie.
— Ne t'inquiète pas, la rassure la concernée. Je ne mords pas.
Le silence se dépose sur elles, entrecoupé du chant de quelques criquets et le hululement d'un hibou.
— J'aurais jamais cru faire mon premier camping avec une inconnue, chuchote Olive avant de rire. C'est plus de risques que je n'ai jamais pris.
— Vrai, confirme Charlie. J'aurais pu être un tueur en série qui attend le bon moment…
Sa collègue de dodo tourne des yeux effrayés vers elle.
— Que…
— Nan, Edmond, c'est une blague, la tranquilise Charlie. Je me sens coupable quand j'écrase des escargots alors buter des gens… Je t'assure que tu es en sécurité.
Un soupir rassuré s'élève dans l'air.
— De toute façon, je connais ton point faible, fanfaronne Olive. Il me suffit d'une sucette…
— Ne te moque pas, j'essaye d'arrêter de fumer.
— Tu sais que je n'ai jamais essayé ? De fumer ?
De désespoir, Charlie claque une main contre son front.
— Bordel de crotte, le camping, la fumette… T'as loupé plein de trucs dans ta jeunesse, se désole-t-elle. Qu'est-ce que tu faisais ?
— J'ai… passé mon temps à étudier, grimace son acolyte.
— Dis-moi que tu es déjà allée en boite, que t'as déjà été saoule…
La beuglante d'une chouette perce le silence.
— Non…
— Edmond…
— Je… on m'a dit que c'était pas terrible, se défend-elle, que je ne loupais rien à rester dans ma chambre étudiante…
Dans une gesticulation plus qu'élégante, Charlie se tourne vers Olive. La lumière déclinante du soleil illumine le tissu de la tente, caresse les longs cheveux détachés de sa camarade, effleure ses traits gênés.
— On t'a menti, proteste Charlie. Si on arrive à s'accorder une pause pendant notre voyage, tu y goûteras. Pas à la cigarette parce que c'est naze mais au moins à la bière ! Ou à l'alcool en général. Il est hors de question que tu ne saches pas ce que tu aimes et ce que tu n'aimes pas, enfin !
Devant son monologue scandalisé, Olive ricane.
— Très bien, j'accepte, concède-t-elle. À une seule condition, cependant ! Que tu te départisses de ton mystère, chère serial killeuse. J'ai envie de te connaître.
Ces mots envoient une décharge électrique dans la poitrine de Charlie. Toutes ses amitiés brisées défilent derrière ses paupières. L'histoire est sur le point de se répéter, à moins qu'elle n'ait déjà entamé son cycle funeste. Si c'est le cas, Olive est déjà condamnée. Charlie serre le poing dans son sac de couchage. Hors de question qu'Edmond subisse le même sort que Katia, Jérémy ou les autres avant eux. Elle semble déjà avoir son lot de souffrances et nul besoin que Charlie en rajoute. Cela dit, il est logique qu'elle veuille en savoir plus. Personne de sain d'esprit n'accepterait de voyager avec quelqu'un muré dans le silence. Que faire ? Se cantonner au mutisme ferait passer Charlie pour une sociopathe et trop en dire la mènerait au désastre. Seule solution possible ; ne jamais révéler les tréfonds de son âme. Rester en surface, juste assez pour ne pas trop s'attacher ou devenir amies. Oui, ce serait parfait. Pas de vérités profondes donc pas de malédiction ou de blessures. Une stratégie de génie.
— Très bien, vieux mollusque, accepte-t-elle avec un sourire.
Toute contente, Olive se trémousse sur son matelas.
— Génial ! jubile-t-elle. On pourrait faire un jeu pour mieux se connaître ! Quelqu'un pose une question et on y répond toutes les deux. Vu que ça fait deux jours qu'on s'est rencontrées, on a le droit à deux questions chacune.
Si elle avait pu, Charlie aurait plié bagage et aurait changé de continent dans la seconde. Au lieu de cela, elle se maudit intérieurement. Une stratégie de génie ? Vraiment ? Cette histoire sent les problèmes, elle les voit venir, gros comme un ptérodactyle.
— Fonce, grogne-t-elle à contre-cœur.
Olive ne se le fait pas dire deux fois.
— Première question ! pépie-t-elle. C'est une facile. Quelle est ta couleur préférée ?
— Le noir.
— Non, fais un effort. Tu n'as même pas réfléchi.
Touché. Charlie lâche un soupir de défaite.
— J'aime le bleu, murmure-t-elle après un instant. Le bleu de minuit, le bleu du ciel avant l'orage. Le bleu des profondeurs de l'océan.
— Oh…
L'artiste tourne discrètement la tête vers sa compagne de voyage. Les mains enroulées autour de Titi la girafe, elle s'est perdue dans ses pensées. Rêve-t-elle à l'océan comme elle ? Ou se rémémore-t-elle l'odeur de la pluie, la chaleur de l'air, la danse des éclairs entre les nuages… Un criquet particulièrement énervé s'essaye au métal. Son chant strident pousse Charlie à retourner la question à Olive.
— Et toi, ta couleur préférée ? Non, laisse moi deviner… C'est le rose.
— Pas du tout, pouffe la petite blonde. Le jaune.
Cette fois, c'est au tour de Charlie d'être outrée.
— Quoi ? s'offusque-t-elle. Mais tu as une montre rose, des boucles d'oreilles, des lunettes roses ! Toute ta tenue est dans les teintes de rose et de violet ! N'essaye pas de m'enfumer !
Olive ricane contre Titi, son rire se perd dans la légère obscurité de la tente.
— C'est juste qu'on m'a toujours dit que le rose m'allait bien, révèle-t-elle. Et que le jaune était difficile à porter.
— Je comprends mieux ton choix… critiquable de sac à dos à présent, grimace Charlie. Mais tout de même, Edmond ! Tu aurais pu t'acheter une valise jaune, non ?
— Oui, c'est vrai… Mais ça n'aurait pas été très… féminin.
Charlie fronce les sourcils.
— Parce que les couleurs ont des genres ?
— Non ! Non, bien sûr que non. Mais tu vois ce que je veux dire…
— Pas vraiment. La prochaine fois que tu vois un vêtement jaune en boutique, un vêtement que tu aimes, tu te l'offres. Peu importe ce qu'on te dit.
Leurs regards s'accrochent un instant. Juste assez longtemps pour que cette promesse navigue entre elles et s'y ancre. Olive détourne la tête la première et s'évertue à faire tenir Titi debout sur son ventre.
— C'est à toi de me poser une question… tente-t-elle après un moment.
— Ah ! Hum… Quel est ton plus grand rêve ?
Charlie aurait voulu se taper la tête contre un mur. C'est quoi cette question ? Ne s'est-elle pas dit de rester en surface, d'éviter de creuser trop profondément ? Bon. Restons calme. L'avantage de cette gaffe est que sa curiosité de connaître la réponse d'Olive serait satisfaite. Quant à sa propre réponse, elle n'aura qu'à déblatérer un mensonge ou une platitude. Elle s'en sortirait sans perdre une plume.
De son côté, Edmond prend un peu de temps pour réfléchir.
— J'ai… toujours rêvé d'aller au Japon.
Un sourire tire les lèvres de Charlie.
— Avons nous une fan de mangas dans l'assistance ?
— Oh oui, rigole Olive. Je suis tombée dedans quand j'avais douze ans et je n'en suis jamais ressortie. C'est pas faute d'avoir essayé. On me disait souvent…
— Laisse-moi deviner. Que ce n'est pas approprié pour les jeunes femmes de ton âge ?
— Plutôt que c'est la honte d'être… une geek.
— Dis-moi que tu n'as rien écouté.
— Je… Je les lis en cachette. Dans les toilettes, sous la couette à trois heures du matin. À force, on s'y fait. C'est pas si mal… Flûte, tu es la première personne à qui je raconte ça, rougit-elle. Tu dois me trouver bizarre, maintenant.
— On s'en fiche de mon avis, rétorque Charlie. Vraiment, on s'en fiche. Tu as le droit d'aimer ce que tu veux, qu'importe ce que les gens en pensent.
L'hésitation dans la voix d'Olive est presque palpable.
— Parfois… pour quelqu'un qu'on aime, on doit faire des sacrifices, non ? souffle-t-elle.
— Renoncer à une part de toi-même ne devrait jamais être le gage d'une relation amoureuse. Une relation amoureuse n'est pas sensée prendre, arracher ou gommer. Elle t'épaule, te conforte, t'encourage.
Le silence qui suit est épais. Charlie regrette presque immédiatement sa tirade. Pourquoi ne peut-elle pas s'empêcher de donner des leçons de vie ? Katia le lui avait déjà reproché de nombreuses fois, en plus de lui rappeler à quel point elle était hautaine quand elle s'attelait à ce genre de choses. Et Katia a raison. Olive n'a pas besoin de ses conseils. Elle n'a pas demandé d'avis sur sa vision de l'amour, elle n'a sûrement aucune envie que l'on critique sa relation avec Anthony même si celle-ci semble loin d'être saine. Charlie ouvre la bouche, prête à se répandre en excuses mais Olive la coupe dans son élan.
— Et toi, c'est quoi ton rêve ?
Sa camarade a les yeux un peu mouillés. Son sourire, devenu maigre, a perdu de son éclat. Charlie se mord la lèvre. A-t-elle déjà tout gâché ? Ce ne serait pas surprenant. Elle se pince la peau du bras, la fait rouler entre ses doigts, jusqu'à ce que la douleur la sorte de sa prison de regrets.
— Je suis désolée, je ne voulais pas te mettre mal à l'aise avec mes paroles sur l'amour, bafouille-t-elle. Je n'y connais rien, je…
— Non, non ! Ne t'excuse pas. C'est… Tes mots ont du sens. Peut-être ont-ils sonné un peu trop fort en moi, murmure Olive avec un rictus gêné. Peu importe. Allez, raconte-moi ton rêve !
Elle aurait pu hurler « Changeons de sujet, je t'en supplie », l'injonction aurait eu le même effet. Et Charlie, après l'avoir peinée contre son gré, ne peut que venir à son secours.
— Mon plus grand rêve, c'est… traverser l'océan en voilier.
Elle ne peut pas lui mentir, pas après l'avoir blessée, pas à propos d'un sujet aussi important.
— L'immensité à perte de vue, les vagues qui se cassent sur la coque de ton bateau, les voiles qui claquent, le soleil brûlant, le sel dans le vent… Plus rien d'autre n'existe, poursuit-elle, le regard rêveur. La terre ferme est loin derrière, les problèmes, les attentes du monde aussi… Il n'y a plus qu'à embrasser ta propre liberté. Oui, c'est cette idée-là qui me pousse en avant.
Formuler son plus grand rêve à haute voix crée une étincelle de magie dans l'esprit de Charlie. Y mettre de la voix, c'est comme y insuffler un peu d'espoir, de réalité. Comme s'il était possible qu'un jour, son souhait se réalise.
— Oh… wow. J'avais jamais… pensé à ça, chuchote Olive.
— Je rêve peut-être un peu trop grand, grimace l'artiste.
— Ou c'est moi qui rêve un peu trop petit. Ou peut-être que comparer les rêves est idiot.
Elles se jettent un coup d'œil et, avec un rire léger, elles acquiescent de concert.
— Allez, c'est l'heure de ma dernière question, annonce la petite blonde. Alors… Oui ! Décris-moi ton plus beau souvenir.
La réponse sort de la bouche de Charlie avant même qu'elle ne puisse y réfléchir.
— La fête du bac, à la fin du lycée.
— Pourquoi ?
— Euhm…
Est-il vraiment nécessaire de creuser la question ? Celle-ci ne dépasse-t-elle pas les limites qu'elle s'est fixées ? De toute façon, c'est déjà trop tard, elle a déjà un pied dans la tombe. Alors perdu pour perdu, autant répondre.
— Tous mes potes étaient là. On était tous autour d'une grande table de jardin, à se promettre qu'on ne se quitterait jamais, qu'on resterait soudés malgré les années, qu'on serait présent les uns pour les autres. Bon, bien sûr, c'était des promesses en l'air parce qu'on a été éclaté aux quatres coins du pays…
— Ça te ferait du bien de les revoir ?
La question coupe le souffle de Charlie. Personne ne l'a jamais mise face à cette interrogation. Généralement, les gens s'arrêtaient avant ou passaient vite à leur propre expérience. Elle-même n'a jamais osé imaginer que de telles retrouvailles pourraient se produire. Elle a passé trop de temps à enfouir la douleur de cette séparation au fond d'elle, à chasser l'amertume de voir, au fil des années, les appels et messages s'estomper, à rejeter l'idée qu'après sa décision de mieux vivre dans sa peau et ses interventions chirurgicales, ses amis du lycée et elle puissent encore avoir quelque chose en commun.
— Dans l'absolu, je crois que oui, j'aimerais les retrouver. Mais c'est une utopie, se défend-elle. Vaut mieux ne pas se faire trop d'espoir. Bref, à ton tour, ton meilleur souvenir.
En plus d'être trop rapide, le changement de sujet est mal camouflé. Heureusement, Olive n'insiste pas et accepte la transition.
— Sans hésiter, mon dernier voyage au bord de la mer avec mes parents. Mon père s'est gavé de crêpes, presque à en vomir, et ma mère n'a pas fait beaucoup mieux en enchaînant les glaces, ricane-t-elle. On n'a plus trop eu l'occasion de s'évader depuis la fin de mes études d'ingénieur. Ils m'invitent toujours mais c'est toujours compliqué de mon côté...
Charlie note que le prénom d'Anthony n'a jamais été prononcé. Est-ce qu'Olive a été un minimum heureuse avec ce type ? A-t-elle eu l'occasion de vivre ou s'est-elle juste conformée à ses attentes : mettre du rose, abandonner sa passion pour les mangas, ne plus partir en vacances avec ses parents… Un frisson de dégoût et de haine pour ce type qu'elle ne connaît pas remonte le long de son dos. Il vaut mieux ne pas demander à Olive de développer sa réponse ; Charlie ne pourrait pas s'empêcher de faire un commentaire déplacé.
— OK, c'est la dernière question, lâche-t-elle. On va y répondre en même temps, ça te va ? La voici…
Un sourcil arqué, elle crée une pause dramatique pour plus de suspense. Olive lève les yeux au ciel et pouffe de rire.
— Quelle est ta plus grande peur ? reprend Charlie. Réponse dans cinq, quatre, trois, deux, un…
Leurs voix s'entremêlent dans la pénombre.
— N'avoir fait que des mauvais choix, souffle Olive.
— Mourir seule.
Au moment où les paroles de sa camarade frappent ses tympans, Charlie se rend compte que la peur d'Olive pèse lourdement sur sa propre poitrine. Au fond, au creux de son âme, elle craint d'avoir fait une erreur en quittant son job de comptable. L'idée qu'après deux ans d'inactivité dans ce domaine, plus personne ne voudrait d'elle, hante ses moments de doute. Regretterait-elle un jour d'avoir tout lâcher pour tenter de vivre sa passion ? Ne s'est-elle pas ostracisée toute seule ? N'aurait-elle pas dû serrer les dents et continuer à se raccrocher à son salaire comme seule bouée de sauvetage pendant qu'elle dépérissait de jour en jour ? Elle aurait pu avoir une vie tellement plus facile. Un appartement, une vie sociale, peut-être même des projets de famille…
— Tu ne mourras pas seule. Personne ne meurt seul.
Sa bulle d'angoisse éclate. Elle tourne la tête vers sa coloc de tente.
— T'as raison, opine-t-elle après une grande respiration. Mon fantôme pourchassera les gens qui ne sont pas allés à mon enterrement.
Olive lui sourit. Ses mains jouent nerveusement avec Titi et elle baisse les yeux vers sa peluche.
— Je viendrais, moi, à ton enterrement, murmure-t-elle.
Les fossettes de Charlie se creusent.
— C'est gentil. Alors j'essaierai de te convaincre, autant que de me convaincre, qu'il n'y pas de mauvais choix. Parce qu'on fait tout ce qu'on peut pour essayer de vivre au mieux.
Elle tend son poing serré et Olive y cogne le sien. Ensuite, parce que l'obscurité a commencé à s'épaissir dangeureusement, Charlie fouille dans son sac de randonnée et en sort sa magnifique veilleuse baleine.
— Ne te moque pas… j'ai peur du noir, avoue-t-elle d'une toute petite voix.
— C'est une jolie baleine.
— Oh, tu l'as fait rougir. Elle s'appelle Rorki, elle est un peu timide.
— J'espère qu'elle s'habituera vite à moi, taquine Olive. Veille bien sur nous, Rorki.
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