9. Flûte

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Type de bateau.

On ne peut pas se permettre de différer trop longtemps notre départ vers le Palais de Dionysos. Chaque heure loin du domaine donne à nos adversaires une chance de nous voler l'indice, en plus d'accentuer notre frustration d'être en dèche d'argent.

Travailler dans un bar ou un restaurant pendant un mois serait trop long, voler les porte-monnaies des petites mamies, trop cruel. Le plus rapide – et le moins idéal, certes – c'est de faire la manche. Pour cela, mieux vaut profiter de la renommée touristique d'Halcott que de s'enfoncer dans le creux des montagnes où Freston et ses vignes jouissent d'une agréable tranquillité.

Un peu à contre-cœur, je considère l'idée de vendre mes stickers. Revenir sur ma promesse de gratuité ne me plaît pas des masses mais vu notre besoin de trésorerie, je n'ai pas vraiment le choix. Au fond, ils ne manqueront à personne. Ils représentent l'échec d'une carrière guidée par la passion, écroulée parce que j'ai la fibre commerciale d'un navet oublié au fond d'une armoire et les rêves d'une araignée qui aspire à loger dans la maison d'une maniaque de la propreté. M'en débarrasser m'apprendra à être plus réaliste sur mes choix futurs. Je sors la pochette de stickers des tréfonds de mon sac à dos et la pose sur les genoux d'Olive.

— Ce n'est pas grand chose mais on pourrait essayer de les vendre. Peut-être que ça suffira pour acheter au moins une place pour la dégustation.

Les yeux de ma collègue deviennent aussi ronds que ses lunettes roses. Ses doigts parcourent mes illustrations, effleurent leurs reliefs dorés, suivent les traits noirs de leurs contours.

— Ils sont magnifiques, me félicite-t-elle. T'es as un sacré talent.

Je hausse les épaules.

— J'ai juste beaucoup travaillé.

Elle m'observe un instant puis se reporte sur mes dessins. Elle en tire un de la pile, celui avec le panda peintre, le pose sur la peau de son avant-bras.

— Tu ne trouves pas que ça ferait un beau tatouage ?

— Ta liste de souhaits semble s'allonger de jour en jour… À ce rythme-là, on sera en vadrouille jusqu'en décembre ! soupiré-je.

— Tu n'as donc plus que quelques mois pour te former à l'art de l'encre !

— Parce qu'il faudrait que je devienne tatoueuse pour te satisfaire ? T'en as pas marre de me traîner dans tes plans foireux ?

— C'est ça, ronchonne. Je suis sûre que tu ferais des merveilles.

— T'as bien trop d'estime pour moi. Je te graverai une crotte sur l'épaule, tu l'auras bien cherché.

— Vilaine !

Le soleil est déjà haut dans le ciel lorsqu'on sort de la chaleur étouffante de la tente. On se rafraîchit à la fontaine d'eau potable dans le parc d'à côté et on chauffe nos repas lyophilisés qu'on avale en vitesse avant de se diriger vers le centre historique d'Halcott, tout près de la cathédrale. Dans un coin à l'ombre, on dispose les stickers à la vue de tous tandis qu'on s'installe un peu en retrait. Vient l'étape d'interpeller les passants. Ça ne fonctionne pas. Pas du tout. Car Olive a repris sa voix d'oiseau enruhmé, ses yeux de chaton effrayés, toute assurance récemment acquise s'étant évanouie. De mon côté, la honte de voir mes illustrations balayées par des regards indifférents me donne envie de creuser un trou sous les pavés brûlants et de disparaître à jamais. À quelques mètres de nous, son chapeau déjà bien rempli devant lui, un joueur de violon nous adresse un sourire compatissant.

Sur la montre d'Olive, les minutes s'égrènent. Lentement. Plus le temps s'écoule, plus la tension dans mon corps augmente. Je n'ose plus croiser les yeux des gens qui flânent, je trace des lignes rouges dans la paume de ma main avec mes ongles. Comment ai-je cru être capable de vendre ces dessins ? S'ils n'intéressent personne sur internet, il y a peu de chance qu'ils fassent fureur dans la rue ! Tout le monde s'en fiche de mes dessins d'enfants. Qui crois-je convaincre avec mes animaux mignons ? Je lâche un soupir frustré.

— Allez, on arrête les frais. On va proposer à un restaurateur de nous payer au black pendant un temps, ce sera plus efficace.

Olive pousse notre pauvre assiette en plastique un peu plus loin de nous, comme si cela pouvait convaincre les gens de se séparer de leur argent.

— Laisse-nous encore une heure, il faut qu'on s'imprègne du lieu, qu'on se fonde dans le paysage !

Je roule des yeux, septique.

— Un peu de positivité, Cha, me glisse-t-elle. Je te promets que ça ne te donnera pas de boutons.

— Pas de boutons mais une angoisse à faire boucler les picots des hérissons… Tu as la négoce dans le sang.

Sourire aux lèvres, elle me donne une tape sur le genou. Sa main s'attarde. L'envie d'entrelacer nos doigts pour y trouver un peu de réconfort m'inonde. Je la laisse me submerger, m'emporter jusqu'à ce que je sente la caresse du pouce d'Olive sur ma peau. La tête appuyée contre le mur derrière moi, j'expire doucement.

Le temps s'étire. Encore et encore. Des touristes s'arrêtent, s'approchent des dessins, nous jettent un coup d'œil puis passent leur chemin. Une boucle temporelle aussi déprimante que le fantasme de mon futur vu par mes parents. Je me penche vers ma camarade.

— Olive, s'il te plait. Partons.

Sa bouche se pince.

— Bon, j'ai une idée, lance-t-elle en fouillant dans son sac. Passe-moi ta cuillère.

Je lui lance un regard dubitatif mais je m'exécute. Nos deux ustensiles en main, elle les tord légèrement et me les tend.

— OK. Coince en une entre ton pouce et ton index… Oui, voilà comme ça, m'indique-t-elle en corrigeant la position, et l'autre entre ton majeur et ton annulaire… Parfait. Maintenant, frappe doucement sur ton genou avec…

Les deux cuillères s'entrechoquent, le bruit clair résonne dans l'air, assez fort pour stopper quelques conversations. Olive n'en a rien à faire, son attention reste focalisée sur mes mini-percussions.

— Tu peux mettre ta main libre au-dessus de tes cuillères pour varier. Oui ! C'est pas mal… tu peux…

Je l'arrête d'un coup de cuillère sur le nez :

— Qu'est ce que tu me fais faire là, Ollie ? Je suis ton singe d'attraction ?

— Non, pouffe-t-elle. Entraîne-toi, je t'expliquerai plus tard.

J'expire tout l'air de mes poumons pour lui faire comprendre à quel point j'apprécie son petit jeu. Ce n'est pas un exercice facile. Je dois serrer les doigts assez fort pour maintenir les cuillères parallèles mais pas trop pour qu'elles puissent se cogner. Toutefois, je ne la déçois pas. J'explore différents rythmes, d'autres sonorités et, puisque les passants ne nous achètent rien ou nous ignorent, créer un peu de tapage ne changera pas leur opinion sur nous. Alors je me perds un peu dans ce nouveau passe-temps. Je fais glisser les cuillères le long de mes phallanges, je les frappe sur mon genou, ma paume, je m'amuse avec leur cliquetis aléatoire.

Soudain, un son de flûte se propage dans le vent, sur le même tempo que mes percussions. Olive s'est dressée sur ses pieds, une flûte irlandaise entre les lèvres. Elle m'adresse un clin d'œil. Ses notes s'élèvent, fortes, leur cadence s'intensifie. Loin de la maladresse d'un débutant ou des mélodies bien sages des cours de musique au collège, l'art d'Olive est d'un tout autre niveau. Paupières fermées, elle se balance au rythme de sa mélopée. Puis elle se tourne vers moi, hoche la tête sur un rythme un peu plus rapide. Je la suis, intriguée et, à mesure que la complexité du chant de sa flûte résonne autour de nous, je comprends la puissance et l'expertise qu'elle tient entre ses doigts. Mes pauvres cuillères et moi, on ne fait pas le poids face à elle. Alors j'essaye de m'adapter du mieux que je peux. Cela reste très aléatoire. Parfois je loupe un temps, parfois j'arrive à chopper le bon tempo pendant quelques secondes. Olive semble se ficher de ma piètre performance. Cheveux lâchés, pieds nus, elle tournoie sur les pavés dans sa jupe aux milles couleurs. Le joueur de violon s'est approché de quelques pas et d'un signe de la tête, elle lui propose de se joindre à nous. La musique emplit la place, attire l'attention des passants qui se massent autour de nous. Trop d'attention. Le stress me griffe la poitrine, je perds le rythme quelques secondes. Le joueur de violon fronce les sourcils dans ma direction mais Olive a toujours un sourire pour moi.

Le premier tintement de pièces dans notre assiette de camping me fait sursauter. Une enfant de cinq ans me toise de toute sa hauteur. Elle me tend une autre pièce.

— J'peux avoir le dragon violet, là ?

Elle pointe un de mes stickers. Empêtrée dans un brouillard d'incompréhension et de surprise, j'hoche la tête sans m'en rendre compte. Seul le carillon métallique de son paiement me sort de ma torpeur. Elle repart en sautillant, son dessin entre ses petites mains, pendant que je me demande encore ce qu'il vient de se passer. La mère de la petite fille lui sourit, me sourit et, moi, ténanisée, je ne peux que grimacer.

En fait, j'aurais dû m'habituer à cet échange parce que ce genre d'interactions ne font que se multiplier. Attirés par la musique, les promeneurs nous écoutent, curieux. Ils s'approchent un peu plus pour détailler mes illustrations et, au bout d'un moment, ils se lancent. La peur au ventre, je les observe s'avancer vers moi pour me demander s'ils peuvent prendre un sticker en échange d'une ou deux pièces (j'ai oublié de fixer un prix – ai-je dit que j'avais la fibre commerciale d'un navet ?).

De son côté, Olive et son charisme ensoleillé ont subjugés d'autres musiciens. Une guitariste s'est assise près du violoniste, un type avec des tambourins m'aide à tenir le rythme et me relaye quand je dois m'occuper d'une vente. Olive, elle, danse. Ses long cheveux blond virevoltent autour d'elle, sa jupe flotte tel un arc-en-ciel et elle joue comme si c'était la dernière fois. J'avais senti, dans nos discussions précédentes, que la musique est une énorme partie d'elle. J'avais sous-estimé à quel point. Je la regarde, perdue dans son monde, alors qu'elle m'emporte, moi et mes cuillères, dans son univers de lumière.

Combien de temps on tient à folâtrer, dénuées du poids de nos peurs et de nos angoisses ? Aucune idée. J'ai le corps en apesanteur, le cerveau aux abonnés absents. C'est à peine si je vois les clients défiler devant notre assiette qui se remplit. Bientôt, la moitié de ma production a disparu entre les mains des passants.

Après une chanson plus entraînante que jamais – des gens se sont même mis à danser ! – Olive s'incline devant son public. On la récompense avec de longs applaudissements et une pluie de pièces tombe dans notre écuelle. Pendant que la foule se disperse, ma partenaire de bêtises remercie son groupe improvisé de musciens puis se penche vers moi, le visage luisant de sueur et le sourire plein de soleil.

— C'était bien ?

Bien ? Elle se fiche de moi ? En plus de l'aider à accomplir sa liste de souhaits, je me promets de lui faire réviser son vocabulaire. Mais pas tout de suite.

— C'était phénoménal, Ollie. Tu es phénoménale.

Je le lui dis parce qu'elle a besoin de l'entendre et parce que je le pense profondément. Elle baisse les yeux, gênée. Je lui donne un petit coup dans l'épaule en souriant et lui indique notre auge du menton.

— Regarde ce braquage.

On pouffe comme des enfants en comptant notre butin : plus de la moitié de notre objectif a été atteint.

— On remet ça demain ? me demande-t-elle avec un clin d'œil.

— Mes cuillères sont nées pour te servir.

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