10.1. Mouiller
Immobiliser le bâteau avec une ancre.
Notre récolte est plutôt bonne ; des billets plein les poches, on part vers Freston deux jours plus tard. Soixante kilomètres séparent ce petit village de la grande Halcott. On emprunte un long sentier qui nous guide entre les montagnes, à travers une grande zone forestière. Le soleil nous grille la peau, on sue des cascades et chaque ombre sur notre chemin est un refuge. Bien qu'étouffante, je n'arrive pas à me concentrer sur la chaleur. Deux semaines ont passé depuis qu'on a décidé de partir à l'aventure ensemble, Ollie et moi. Je peine à comprendre la facilité avec laquelle on s'est habituées l'une à l'autre ainsi qu'à notre précarité. De nombreuses personnes auraient abandonné le projet depuis longtemps, moi y compris. Mais pas elle. Sa détermination la pousse au-delà des limites qu'elle s'est fixées, l'encourage à effleurer les rêves auxquels elle n'aurait jamais pensé. Que fera-t-elle quand notre expédition prendra fin ? Retournera-t-elle à ses chaînes aux côtés d'Anthony ? J'aimerais croire qu'elle ne le fera pas mais je la connais assez maintenant pour deviner sa culpabilité d'avoir abandonné ce type et d'avoir dérangé leur vie parfaite. Quand bien même, j'ai espoir qu'elle n'y revienne pas. Qu'elle réussisse à se convaincre qu'elle mérite mieux, qu'elle parvienne à se sauver de ce simulacre d'existence. Je ne peux faire que cela, espérer. Les rares fois où elle l'allume, son téléphone vibre toujours pendant de longues minutes. Anthony ne l'a pas oubliée. Il la cherche. Et on s'enfuit en espérant ne pas le croiser au détour d'une rue. Pourvu que la chance nous sourie encore de ce côté-là.
On arrive à destination le surlendemain de notre départ. Perché au milieu des vignes, Freston a ce charme médiéval des villages aux maisons boisées, aux pavés irréguliers, aux allées aussi sinueuses que fleuries. On visite les lieux comme des touristes, à s'émerveiller du torrent qui longe la route principale ou des boutiques aux deventures alléchantes. Il n'y a qu'Olive pour s'infiltrer dans une échoppe de pâtisseries locales et s'empiffrer des petites tartines posées à disposition sur le présentoir. Je l'y aide, par esprit d'équipe naturellement : il ne faudrait pas qu'elle chope des maux de ventre. La gérante ne s'offusque pas en nous découvrant la bouche pleine, des miettes sur les lèvres.
— Vous devez avoir faim, nous sourit-elle avant de nous ramener une assiette remplie de ses meilleures créations.
On ne se fait pas prier : on se jette dessus telles les gourmandes que nous sommes. En échange de cette dégustation, on lui raconte nos péripéties, nous gardant bien de mentionner que l'indice se trouve probablement dans la bâtisse qui surplombe le village. Lorsque nos estomacs sont gonflés à éclater, on la remercie une dizaine de fois. Elle nous arrête d'un geste de la main.
— Ce n'est pas si souvent que l'on voit des randonneuses aussi jeunes par ici. Tenez, pour votre voyage.
Elle pousse vers nous des sandwichs accompagnés de deux pots de confiture : un de mûres – la préférée d'Ollie – et un autre d'églantines – la meilleure à mes yeux car elle s'appelle gratte-cul. On tente de la payer pour la remercier mais elle nous envoie bouler à grand coup de « foutaises » et de « c'est un cadeau pour votre long voyage, vous me payerez quand vous aurez gagné ». Olive insiste pour lui faire un câlin d'au revoir et, par obligation sociale – comprendre le regard terrible de ma chère et tendre collègue – je m'y colle aussi.
On se dirige vers les hauteurs, là où les vignes commencent à gagner du terrain. À mesure que l'on grimpe le sentier, le Palais de Dionysos nous dévoile son impressionnant domaine. Le soleil couchant dessine le contour d'un ancien monastère, ses murs de briques irrégulières soutiennent des toits de tuiles rougeâtres qui constrastent avec le vert profond des pins encerclant le terrain. Sur le portail de fer noir, un verre de vin dont le liquide se jette hors du récipient, symbole du vignoble, brille de mille feux.
On bifurque avant d'en apercevoir plus. Demain aura son lot de découvertes.
Dans la tente, Ollie n'arrive pas à tenir en place. L'espoir d'être si près du but l'enthousiame à tel point qu'on doit dormir dehors afin que la vue des étoiles la plonge dans une contemplation plus paisible. Je cache mieux mon excitation parce que je suis tétanisée à l'idée qu'on soit arrivées trop tard.
Bercée par les petits ronflements de ma camarade, j'allume mon portable pour surveiller l'arrivée d'un message de Morgan. Ces derniers jours, j'ai pris l'habitude de lui envoyer des photos. Son temps de réponse me fiche la trouille ; j'ai toujours peur que son anniversaire soit arrivé et qu'elle ne soit plus de ce monde. Même si cela ne sert probablement à rien, j'essaye de lui prouver qu'il y a encore plein de choses à voir dans sa vie. Hier, je lui ai montré la vidéo de Maurice, un hérisson rencontré à la tombée de la nuit. Sur celle-ci, Ollie lui tend de l'herbe pour l'appater comme s'il n'avait pas que cela autour de lui. Elle aurait d'ailleurs voulu qu'on l'accueille au chaud dans la tente mais j'ai refusé. Elle a boudé pendant dix minutes avant de m'envoyer ses cheveux dans la face, signal que l'on pouvait recommencer à se chamailler. Un sourire aux lèvres, je transmets à Morgan une image de la ribambelle de confitures dont on s'est délectées aujourd'hui et éteins mon téléphone avec l'espoir d'avoir bientôt des nouvelles d'elle.
Le lendemain, on se présente au palais de Dionysos avec un mélange de peur et d'excitation dans le ventre. Le lourd portail grince sur notre passage, le gravier que l'on foule se tasse sous nos pieds et le vent porte l'odeur sucrée du raisin. Un petit écriteau posé près d'un bâtiment couvert d'une magnifique glycine nous indique l'accueil. Sans perdre un instant, on se faufile à l'intérieur pour s'inscrire à la visite complète des lieux. Aucun parchemin caché ne résistera à notre œil acéré ; Olive m'a fait promettre de creuser entre chaque vigne s'il le fallait.
Nous ne sommes pas les seules à avoir opté pour le grand tour. En prévision du calvaire de leurs vacances d'été avec leurs marmots, certains parents – et grands-parents semble-t-il – ont décidé de se la coller pendant que leur chère progéniture est encore à l'école. Je ne désaprouve pas le projet, j'aurais fait de même à leur place.
Un grand barbu en short et chemise à carreaux se présente à notre groupe, tout sourire. Il s'appelle Yves et se chargera de nous balader de vignes en vignes pendant la matinée avant de nous présenter les caves l'après-midi. Comme prévu, cette journée promet d'être riche en picole. C'est Ollie qui va être ravie.
On commence la première dégustation près des vignes avec un rouge dont j'oublie vite le nom – je ne suis pas une fine connaisseuse, j'ai une grosse préférence pour le jus de pomme pétillant pour enfant. Yves nous explique comment sa famille a acquis le terrain, comment ses vignes ont brûlé à cause des grosses chaleurs et du vent battant la région. J'écoute d'une oreille, trop occupée à faire rouler le vin sur ma langue comme on nous l'a appris. Je ne peux m'empêcher de glisser un regard vers Olive qui tire une de ses plus belles grimaces. Un éclat de rire monte dans ma gorge et je manque de tout recracher par surprise.
— Tu n'aimes pas ?
— Berk. C'est si âcre ! lâche-t-elle en secouant la tête. Comment les gens peuvent aimer ce truc-là !
— Le dis pas trop fort, tu vas le vexer. Tu vas survivre à la dizaine que ce bon Yves nous a prévu ?
— Me parle pas de malheur, j'espère ne pas lui vomir sur les pieds à la fin de la journée.
La matinée se déroule au gré des singeries de plus en plus terribles d'Olive et des vins qui réchauffent mon estomac. Je réserve le même compliment à tous les liquides qu'on me sert : d'abord une exclamation du type « Oh ! » ou « Ah ! » suivi de « Il a un petit goût sûcré celui-ci, je l'aime beaucoup ». Cela fait briller les yeux de Yves et c'est tout ce qui compte.
Question parchemin, on ne trouve pas grand chose. Impossible de creuser entre les vignes avec nos verres vides, Yves se plante toujours près d'elles et ne lâche pas notre groupe du regard. Tant pis, on range notre frustration avec l'espoir de trouver notre indice cet après-midi, dans les caves à vin.
Vers midi, Yves nous conduit à un petit espace pique nique avec une vue dégagée sur le domaine et Freston en contrebas. Assises dans l'herbe, on mange nos taboulés premiers prix et nos compotes pendant que les adultes sortent leurs plats préparés, s'installent aux tables et discutent entre eux. Je n'ai aucune envie de leur parler, d'autant qu'Ollie a regagné sa timidité. Alors on reste dans notre coin, loin des questions sur les enfants, notre réussite professionnelle et notre avenir.
Dans les caves, à trois mètres sous terre, il fait presque froid. Des bouteilles de collection s'étalent sur les étagères encastrées dans les murs de pierre, des caisses trainent sur le sol, sur la longue table où on nous fait asseoir pour un énième verre. Derrière nous, une armée de tonneaux de toute taille, disposés sur plusieurs lignes nous toisent. Yves nous explique le processus de récolte du raisin, de fabrication du vin et honnêtement, je décroche. Pendant qu'il a le dos tourné, je donne un léger coup de coude à Olive.
— Psst. Va fouiner un peu, je te couvre.
Elle hésite, un peu déroutée mais s'exécute. Pendant ce temps, j'occupe l'attention d'Yves, je lui pose des questions, je l'encourage à détailler ses annecdotes, je le pousse à répéter ce qu'il a déjà dit ce matin, même quand le groupe commence à me jeter des coups d'œil agacés. Olive revient la tête basse, la joue creusée par la déception. Sans y réfléchir, ma main s'empare de la sienne. Elle prend une grande respiration et pose sa tête sur mon épaule.
Yves nous conduit ensuite de boyau en boyau dans lesquels Olive et moi cherchons à tour de rôle ce maudit parchemin. Sans succès. Peut-être a-t-il déjà été pris ou peut-être que cet encrier n'était qu'un leurre ? La mort dans l'âme, on se traîne jusqu'à une salle qui sent la poussière et où reposent mille et une bouteilles, chacune d'entre elles étant exposée comme un livre dans une bibliothèque.
— Et nous voilà dans le cœur de mon domaine, roucoule Yves de sa grosse voix. Dernière étape de notre voyage ! Vous savez…
Je lance un regard vers Olive. C'est notre dernière chance. Je me faufile entre ces vieilles bouteilles pendant qu'elle bloque mes mouvements de la vue d'Yves. Celui-ci continue de nous abreuver de ses histoires aussi longues qu'anciennes.
— J'ai toujours aimé les pièces de théâtre, surtout les tragédies. N'avez vous jamais remarqué qu'elles donnent souvent une grande place au vin ? Regardez, dans Lucrèce Vorgia de Donizetti, Genaro est empoisonné par du vin. Dans L'élixir d'amour du même auteur, Nemorino, croyant boire une potion destinée à lui faire obtenir le cœur d'Adina boit un simple vin d'Aujac… Les exemples sont multiples.
Il se tourne brusquement vers l'étagère derrière laquelle je me suis planquée. Crotte. Je me recroqueville contre le mur, mon corps se coince tout juste dans une petite alcove.
— Ici, vous avez notre spécialité, le vin herbé, continue Yves. Dans Tristan et Iseult, c'est le vin que donne la mère d'Iseult à sa fille afin qu'elle et son fiancé, le roi Marc de Cornouailles célèbrent leurs noces. Seulement, Iseult ne savait pas que dans ce vin avait été placé un puissant filtre d'amour …
Je n'entends pas la suite. À force de gigoter pour me soustraire au regard perçant d'Yves, un reflet entre les bouteilles attire mon attention.
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