10.2.
Le cœur battant à tout rompre, j'attends que le vigneron se retourne pour foncer vers le bout de papier dépassant d'une des étagères. Posé sur une bouteille de vin herbé, un petit rouleau orné d'un encrier dans son sceau doré m'attend. Mes doigts tremblent quand je le saisis et tremblent encore quand je le tends à Olive après l'avoir rejointe aussi discrètement que possible. Elle me regarde avec ses grands yeux de hibou, les baisse vers le parchemin, rejoint à nouveau vers les miens… Sa main attrape la mienne et l'empoigne fort. Je fais de même, malgré mon envie débordante de l'attirer dans mes bras, de la soulever de terre en hurlant qu'on a réussi. Je me contiens en l'observant sautiller sur place tandis qu'elle tente de se retenir de sourire – un échec : ce dernier lui mange le visage.
Lorsqu'Yves conclut enfin la visite par quelques mots de remerciements, Ollie et moi, on est dans les starting-blocks, prêtes à se précipiter à l'extérieur pour célébrer notre victoire. Il serre la main de chaque adulte de notre groupe en leur souhaitant une bonne fin d'après-midi et, malgré notre insistance, il nous serre la main en dernier.
— Venez avec moi, j'ai quelque chose pour vous, nous signale-t-il avec un éclat malicieux dans le regard.
Aussi intriguées qu'inquiètes, on trottine derrière lui jusqu'à l'accueil du Palais.
— Je vous ai vues farfouiller mon domaine tout au long de la journée, jeunes filles, nous révèle-t-il. Et vous avez fini par le trouver, ce fameux indice. Félicitations. Tenez, c'est pour vous. Avec les compliments de la maison.
Sa moustache frétille de joie quand il pose sur le comptoir un panier composé d'une bouteille de champagnes, de confitures, de saucissons et de pâtes de fruits. Le choc de ce cadeau soudain me fait perdre ma voix un instant. Qu'est-ce donc que cette offrande tombée du ciel ? Je balbutie plusieurs « merci » aux côtés d'Olive qui doit presque tirer en direction de la sortie. Une fois dehors, je reprends mes esprits et on dévalle la colline à toute blinde. Ce n'est qu'arrivées à notre tente que l'on crie notre victoire, que l'on se saute dans les bras en riant, que des larmes de soulagement nous échappent. Je ne contrôle plus rien. La voix d'Olive coule dans mes oreilles comme du miel, son sourire éclaire mes yeux et sa peau sous mes doigts ressemble à de la soie. Je vole sur un petit nuage de gratitude et je n'ai aucune envie d'atterrir.
La lecture de l'indice dissipe légèrement mon brouillard de félicité.
Trahison au tranchant acéré.
On pense tout de suite à des épées, à un combat, à une guerre. Pourtant, même avec l'indice précédent ; Amour tragique, on peine à voir quelle histoire précise pourrait rassembler ces deux éléments. Olive suppose qu'il pourrait s'agir de la légende arthurienne mais sans grande conviction. Je regrette de ne pas être plus callée en littérature ; ma partenaire n'aurait pas tout le poids de la résolution de ces énigmes sur les épaules. Elle me rassure d'un sourire, le bras autour de ma taille :
— Ne t'inquiètes pas. On a une bonne longueur d'avance sur les autres équipes, on peut se permettre de tatonner.
— Tu ne prendrais pas un peu trop la confiance ? la taquiné-je en touchant le bout de son nez de l'index.
— Je prends la confiance qu'il te manque, Cha. En attendant le jour où tu accepteras enfin de t'aimer, que je puisse te la rendre.
Elle dépose un baiser rapide sur ma joue avant de s'écarter en sautillant. Ma peau s'enflamme et je ferme brièvement les yeux pour savourer le souvenir de ses lèvres sur ma peau. Vaut mieux cela que d'obéir à mon corps qui me supplie d'attraper la main d'Ollie, de la tenir tout contre moi, de plonger mes doigts dans ses cheveux, de caresser sa nuque, de l'embrasser à en perdre mon souffle… Ma gorge relâche l'air longtemps bloqué dans mes poumons. Non, vraiment, il vaut mieux que je me contente de ce qu'elle veut bien me donner.
Parce qu'on reste dans le flou concernant ce nouvel indice, on décide qu'il sera temps de descendre vers le Sud, vers les arènes antiques que l'on avait envisagées plus tôt dans notre voyage. On ne s'embarrasse pas à réfléchir plus loin car ce serait stupide de gâcher cette soirée de victoire à planifier la suite de notre aventure.
Olive décide de piocher dans ses éconnomies pour nous offrir un repas chaud. J'ai beau protester, elle ne veut rien entendre. Alors, je commande le plat de pâtes le moins cher et elle me jette un regard agacé parce qu'elle est loin d'être dupe. Tant pis, j'ai gagné la manche. On débouche le champagne : Olive manque de s'éborgner en regardant le bouchon sauter de trop près, on s'en met plein les doigts car la mousse monte trop vite et je manque de renverser la bouteille dans l'herbe d'un bon coup de coude. Nos verres en plastique feraient hurler ou pleurer ce pauvre Yves. Alors on trinque à sa santé, en direction du Palais, notre dîner sur les genoux et l'orangé du soleil couchant sur nos visages.
Peut-être qu'on abuse un peu du champagne. Peut-être que, portée par l'ambiance, Olive va allumer son téléphone pour me faire écouter sa playlist spéciale victoire. Je vois ses mains se crisper autour de l'appareil, son visage devenir livide. Je m'approche d'elle. Mon inquiétude me serre le ventre. Ce n'est pas la première fois que quelque chose sur son portable la met aussi mal à l'aise. Ces occurences se sont multipliées depuis les derniers jours. Même si la curiosité me grignotait le cerveau, je n'ai jamais osé lui poser de questions par peur de m'immiscer trop intimement dans sa vie. Mais ce soir, j'ai assez de courage pour lui proposer d'en parler.
— Ollie… Est-ce que tout va bien ?
Elle se tourne vers moi, les yeux embués de larmes naissantes. J'hésite. À m'avancer un peu plus vers elle, à repousser une mèche dorée derrière son oreille, à lui proposer un câlin, à… Elle pose ses doigts sur ma joue, efface mes pensées d'une simple caresse.
— Viens, j'ai envie de danser.
Qui suis-je pour lui refuser quoi que ce soit ? Elle lance sa playlist, jette son téléphone dans la tente et joint ses mains aux miennes. Alors qu'on tournoie sous les étoiles, son rire se mêle au vent. Je n'arrive pas à m'arrêter de sourire, je me sens flotter hors de mon corps. On est un peu pompètes, je crois. J'essaye de me concentrer sur les traits d'Ollie pour m'ancrer au sol. Je pose un pouce hésitant sur sa joue, elle place sa paume sur mon poignet avant d'entourer ma taille de ses bras. Elle m'entraîne ensuite dans une chorégraphie encore plus stupide que les autres et, collée contre elle, j'explose de rire. Parce que les étoiles nous contemplent, que tout devient flou et que je me sens heureuse.
Lorsque la chanson se termine, Ollie ralentit notre cadence, son regard se plonge dans le mien.
— T'es si belle, murmure-t-elle.
— Arrête ton char, tu es une déesse.
— Tu ne sais vraiment pas accepter un compliment…
— Fais m'en un autre que je m'exerce…
Je me noie dans la beauté du marron de ses iris, dans son sourire lumineux. Nos souffles se mêlent Je devrais m'écarter, je sais que je le devrais. Je n'en ai aucune envie. Ses lèvres se posent sur les miennes. Je baisse la garde. Ses mains explorent mon dos, ma nuque, les miennes suivent le tracé de sa mâchoire, s'enchevêtrent dans ses cheveux. Le désir d'elle brûle mon bas ventre, explose dans ma poitrine. Je l'attire dans la tente, l'allonge sur nos sacs de couchage et comme si sa peau était ma seule réserve d'oxygène, je la parsème de baisers. Sa gorge, ses tempes, le bout de son nez… Son rire m'emplit les oreilles. Soudain, d'un mouvement de bassin, Ollie me fait basculer et je me retrouve sous elle. Perchée sur mes hanches, elle enlève son tee-shirt. Je saisis son poignet.
— Attends… Ollie, tu es sûre ? Tu…
— Oui, j'en suis sûre. J'ai envie de toi.
Chacunes de nos caresses me donne l'impression de me consumer. Elle joue avec mes envies, taquine mon besoin d'elle tandis que je traque le moindre de ses frissons, le moindre soupir de plaisir. Je m'amuse de sa frustration autant qu'elle amplifie la mienne. Nos gémissements guident nos gestes dans un jeu que je ne souhaite pas voir s'arrêter. Soudain, ses doigts se glissent sous la bande élastique de ma culotte.
— Olive, soufflé-je en lui attrapant la main. Je… Je suis une femme trans. Je comprendrais que tu ne veuilles…
— Je sais.
Son sourire me fait marquer un temps d'arrêt.
— Quoi ? Comment ?
— Ta carte d'identité. Tu te souviens ? Tu me l'as donnée pour que je nous inscrive aux Plumes.
La surprise me noue la gorge.
— Tu le savais depuis le début ? Et tu es quand même partie avec moi ?
— Quelle différence ça peut faire ? Tu es toujours Charlie, non ?
Je me mords les lèvres sous son regard brûlant puis hoche la tête, presque timidement. Son corps chaud se plaque contre le mien, elle m'embrasse. Ses mains glissent sur mon torse, mon ventre et je me perds dans sa douceur, dans sa lumière.
La chaleur du soleil embrase ma peau nue à travers la toile de notre abri. J'ai à peine ouvert les yeux qu'une migraine carabinée me scie la tête. Je grogne, cherche à taton la main d'Olive. Mes doigts ne rencontrent que la surface rugeuse du sol de la tente. À ma gauche, là où Ollie dort habituellement, il n'y a plus rien. Toutes traces d'elle, envolées. Seul vestige de sa présence, un petit papier plié en quatre, coincé sous mes chaussures.
Désolée.
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