11.1. Bouée
Dispositif flottant pour le sauvetage de naufragés.
Désolée. Ce mot résonne dans ma tête comme un glas. Je relis le papier, encore et encore, comme s'il y avait une intention, un ton que je n'aurais pas su décrypter. Rien. Pire, j'étouffe un peu plus à chaque relecture. De l'air. De l'air, de l'air… j'ouvre ma tente d'un geste brutal. Le vent se mêle à mes dreads, s'infiltre dans ma maison et en fait vibrer la toile, me rappelant qu'il lui manque le poids habituel des affaires d'Olive.
À quelques centimètres de mes pieds, la vallée de Freston s'étire dans toute sa profondeur. Ses rues luisent sous le soleil de dix-heures, d'ici je vois quelques ombres s'y presser. Et si Olive en faisait partie ? Et si j'avais une chance de la rattraper ? Une bourrasque me gifle la joue. Est-ce que je peux garder espoir en cette possibilité ? Je plie bagage plus vite que jamais. Dans une poche de mon sac à dos, là où dormait la girafe d'Olive pendant la journée, je retrouve l'indice du Palais. Le parchemin me brûle presque les doigts. Je ne devrais pas l'avoir. Pourquoi ne l'a-t-elle pas pris avec elle ? Pourquoi… est-elle partie ? Ai-je seulement le droit de chercher une réponse à cette question ? Si Ollie avait voulu s'expliquer, elle l'aurait fait. Il faut que je la laisse partir. Elle sait mieux ce qu'il lui faut. Elle et moi, on ne se doit rien : c'est clair depuis le départ. Crotte, j'aimerais être assez mature pour me résoudre à continuer mon chemin sans un regard en arrière. Sans que l'envie de lui demander des comptes me grignote l'estomac. Mais je ne suis qu'une gamine capricieuse.
Il y a une gare pas loin de la mairie de Freston. Malgré sa vétusté et sa faible fréquentation, Olive avait insisté pour qu'on y aille : « Au cas où on doit filer vers le Sud ! » s'était-elle justifiée. Son regard s'était attardé sur les destinations : Delcy, Halcott et Sirtes, la capitale. S'ajoutent à cela ses coups d'œil à son téléphone, le tremblement de ses mains à chaque appel insistant d'Anthony… Aurais-je dû y voir son envie de s'enfuir ?
Mes pas claquent sur les pavés de Freston, j'essaye de retenir leur cadence. J'aimerais laisser à Olive l'occasion de partir. Toutefois mon envie de la questionner me pousse à accélérer. Peut-être que le problème vient de moi. Peut-être que, dans sa grande gentillesse, elle n'a pas osé me dire non hier soir, que cette nuit avec moi lui fait honte, qu'elle préfère continuer son aventure seule, loin de tous les problèmes qui pourraient émerger de notre moment d'euphorie. Au fond, je ne me fais pas d'illusions. Je sais qu'elle est partie à cause de moi. Ma malédiction continue de me coller à la peau. Comment ai-je pu croire qu'Ollie était à l'abri de ce poison ? Sa naïveté, son optimiste et sa joie ont estompé mes angoisses autant que ma méfiance. Je plante l'ongle de mon index dans mon pouce. Cette dernière barrière n'aurait jamais dû tomber.
J'atteins la gare avec une boule dans le ventre. Elle n'est pas là. Je le sais tout de suite. Je suis comme un moustique attiré par sa lumière. Je m'écroule sur un banc, inspire profondément. La chasse est terminée pour moi mais pas pour les autres. Je sors mon téléphone, ouvre Gallart et clique sur ma conversation avec Morgan.
Mon aventure s'est arrêtée. J'ai quelque chose à te donner.
Est-ce qu'on peut se voir ?
Mon doigt glisse vers mes autres notifications. Ivan est revenu à la charge avec son offre d'emploi. Mes dents se serrent, mon estomac se retourne. Maintenant qu'Olive est partie, que mes deux semaines de pause sont passées, qu'est ce qui m'empêche de retourner à la vraie vie ? Celle avec un travail, des enfants et une retraite ? Un pic de douleur me sort de mes pensées. J'ai tellement fermé le poing que mes ongles ont laissé des demi-lunes sanglantes dans ma paume. Je ne suis incapable d'y retourner. Rien qu'à y penser, je sens ma gorge se serrer, ma respiration s'entraver.
Je pourrais aller vers le Sud. Comme je l'avais prévu avant qu'Olive ne boulverse mes plans avec son sourire et sa beauté. Tant que j'y suis, je passerai une tête aux arènes. Par acquis de conscience. D'un mouvement du pouce, j'ouvre ma carte spéciale randonnée. Descendre à pied ne serait pas évident. Il me faudrait éviter une chaîne de montagnes, gravir un dénivelé important tous les jours, ne pas compter sur les rares villages pour me ravitailler… Mais quand on n'a plus que cela, ce qui compte, c'est le voyage, non ? Je lâche un soupir. Que se passera-t-il quand… Une vibration me coupe dans mon questionnement.
Que dirais-tu d'un petit rencard à Beligy ? Dans deux jours ?
Morgan. Son ton de drague a le mérite de m'arracher un faible sourire. Je zoome sur ma carte. En suivant l'Effoi, puis la Phobrie qui contourne les montagnes un peu plus loin, je devrais arriver à Beligy dans les temps. Je devrais me presser ; on parle quand même d'une centaine de kilomètres. Mais il n'y a pas de quoi s'inquiéter. Après tout, je n'aurais qu'à marcher pour m'éviter de penser. Marcher jusqu'à ce que je m'écroule.
Alors, c'est exactement ce que je fais. Je mange, je marche, je dors. Ma routine de robot, mon train-train dénué d'âme. Olive toque souvent à la porte de mon cerveau. Sa voix se faufile sous le bois, son ombre danse sur le plancher, son parfum m'entête et malgré toute ma volonté à me débarrasser de son souvenir, je l'invite trop fréquemment à entrer.
Beligy et son lac magnifique apparaissent devant mes yeux fatigués. Je longe le rivage, remonte les rues aux pavés inégaux, me fond dans la masse de touristes jusqu'à la gare d'où il en débarque des dizaines par minutes. Arrivée à destination, je m'affale contre un mur, à l'ombre. J'observe un moment le ressac de gens vomi par le bâtiment en pierre. Est-ce qu'ils sont tous aussi confiants qu'ils en ont l'air ? Sont-ils tous heureux ? Ont-ils le sentiment de réussir leur vie ? Je détourne le regard. Ma tête posée contre la paroi de pierre, j'envoie ma position à Morgan et ferme les paupières. Une petite sieste me ferait le plus grand bien.
— Aura…, chantonne une voix. Aura, ô belle au bois dormant…
Je me réveille en sursaut. Mon instinct de survie mêlé à ma panique m'incite à agripper mon sac comme bouclier. Deux grands yeux bleus occupent ma vision encore embrumée par le sommeil. Je recule vivement et me cogne contre le mur. Morgan éclate de rire.
— Je ne pensais pas te faire peur, s'excuse-t-iel, en repoussant une dread derrière mon épaule. Que t'arrive-t-il, jolie Aura ? Où est ta charmante Ollie ?
Malgré moi, mon regard coule sur le visage bronzé de Morgan. Iel a changé depuis notre première rencontre. Ses longs cheveux noir d'encre ne lui arrivent plus qu'à la nuque, ceux près de sa tempe droite sont rasés, ceux qui entourent son cou se sont parés d'or. Une boucle dotée d'une pierre verte orne son oreille gauche derrière laquelle iel coince une mèche folle. Son sourire en coin me déstabilise, l'éclat malicieux dans ses prunelles assèche ma gorge. Noyée dans son charme, je dois me concentrer pour ne pas bégayer.
— Ollie est partie. Je n'en sais pas plus.
— Mince… Mais alors, tu as enfin réalisé tes sentiments pour elle ? s'enquiert-iel d'un ton facétieux. Est-ce que tu as pu les lui avouer avant qu'elle ne se sauve ?
Un coup dans ma poitrine. Que… Comment sait-iel que… Ai-je été si lisible ?
— Oh, ne me regarde pas comme ça ! Il n'y avait pas plus évident. Allez, raconte-moi, exquise Aura.
Iel se glisse à mes côtés, si près que sa chaleur irradie ma peau.
— Je… Je ne veux pas en parler.
Morgan fronce les sourcils et pose sa main sur mon genou. D'un geste brusque, je me débarrasse de sa paume. Sa proximité m'empêche déjà de réfléchir alors on ne va pas en rajouter. Loin de se démonter, iel penche la tête vers moi et m'offre un autre de ses sourires. Mon cerveau pédale dans la semoule.
— Zut, ça a l'air grave. Bon, il n'y a pas le choix. Viens, on part en vadrouille ! décide-t-iel en sautant sur ses pieds.
— Quoi ? Non, je voulais juste te donner l'in…
— Rien du tout. Monte dans ma voiture, il est temps de prendre des vacances.
Mouais. Comme si j'allais encore me faire embarquer par une beauté sortie de nulle part. Non, je dois continuer seule !
— Je suis déjà en vacances ! rouspété-je. Je ferais mieux de…
— Rooooh ! Tu râlais aussi avec ton ex ? Ma pauvre Ollie, comment a-t-elle pu te supporter...
— On ne sortait pas ensemble !
Iel roule des yeux, un soupir sur les lèvres.
— Mais oui, bien sûr. Allez, ma belle. Tu m'avais parlé d'aller aux arènes antiques de Nibargues, n'est-ce pas ? C'est à six-cents kilomètres. En défiant quelques limitations de vitesse, on peut y arriver en une journée. Qu'est ce que je ne ferais pas pour ma douce Ollie…
— Il y a peu de chance qu'elle s'y trouve. Tu ferais mieux de continuer sans…
La suite de ma phrase meurt dans ma gorge ; Morgan s'approche de moi, les traits graves. Je recule contre le mur. Iel plante son regard dans le mien.
— Arrête de râler ou je t'embrasse.
Crotte. Mon cerveau, en plus d'être engoncé dans du quinoa, considère l'idée un instant de trop. Sa traîtrise ne passe pas inaperçue ; Morgan hausse un sourcil charmeur.
— Si pressée de te débarrasser du souvenir d'Ollie ? me taquine-t-iel. Non, ce n'est pas juste pour mon petit fruit. Pas de bisous avant que tu m'aies raconté. En attendant, direction les arènes !
Mes joues s'embrasent. Je n'aurais pas voulu de baiser de toute façon.
Parce que je sens qu'iel me chargerait dans son véhicule par la force si j'essayais encore de me défiler, je suis Morgan d'un pas timide. J'aurais aimé lui filer l'indice pour qu'iel finisse la chasse sans moi. Le visage ensoleillé d'Olive crève ma mémoire. Comment le prendrait-elle si j'abandonnais notre aventure ? Se sentirait-elle trahie ? Un soupir m'échappe. En même temps, pourquoi continuerai-je les recherches sans elle ? Le trésor des Plumes était son objectif, pas le mien…
La voiture de Morgan est un miracle de la technologie. Elle semble si vieille qu'une pichenette pourrait suffire à ce que ses pièces se désassemblent. À l'arrière, les sièges ont été rabattus afin qu'un lit puisse être aménagé par-dessus. Après m'avoir – menaces à la clé – délestée de mon sac dos, Morgan y jette mes affaires et s'installe à la place conducteur.
— Ton tacot démarre encore ? lui demandé-je, sceptique.
— Parle mieux de mon doudou. Elle me suit depuis des années, aucun risque qu'elle me plante avant mon anniversaire.
La mention de son anniversaire me glace le sang. Je m'assois à l'avant, la main crispée sur la portière.
— Quand le fêteras-tu ?
Un clin d'œil malicieux accueille ma question.
— Je ne vais pas te le dire, ça gâcherait la surprise.
— Attends. Arrête de blaguer une seconde. Pourquoi… Pourquoi tu veux mourir ?
Le visage de Morgan s'assombrit. Iel hausse les épaules.
— Parce que j'ai fais ce que j'avais à faire de cette vie.
Son ton sec met fin à la discussion. Je n'ose pas détacher mon regard d'iel. J'ai peur que d'une seconde à l'autre, son cœur s'arrête de battre. Iel ne sent pas mon inquiétude. Cheveux attachés en chignon lâche sur sa nuque, iel place ses mains sur le volant et caresse le cuir usé des pouces.
— Allez ma Tuture, tu démarres !
La magie doit exister car ladite Tuture s'exécute. J'arque un sourcil impressionné, ce que Morgan ne loupe pas.
— Quoi ? Tu n'y croyais pas ?
— Absolument pas.
— C'est pas bien de juger sur les apparences.
— Parfois ça évite de mauvaises surprises, grogné-je.
Iel m'envoie une tape sur la cuisse.
— Tss… Qu'est ce que t'es ronchon. Mais c'est pour ça que je t'aime, ma belle Aura, me glisse-t-elle avec un clin d'œil.
Ma peau s'échauffe. Je ne sais pas sur quel pied danser avec Morgan. Insaisissable, indescriptible, iel échappe aux conclusions que j'ai l'habitude d'émettre à propos de mes nouvelles rencontres. Observer, analyser pour mieux comprendre et m'adapter, voilà ma routine. Cette fois, je n'ai pas envie de me cacher. J'ai mal. L'absence et la fuite d'Olive creusent encore des sillons douloureux dans ma poitrine. Si j'avais envisagé d'être amie avec Morgan, peut-être que j'aurais construit un autre moi, plus aimable, plus sympa. En vérité, j'aurais aimé pouvoir faire cela pour ellui. Avec tous ses efforts pour moi, Morgan mérite que je fasse un effort. Mais j'en suis incapable.
Sa main sur mon épaule me sort de mes pensées.
— Hé, Aura. Ça va aller. On va prendre une pause, tu iras mieux après.
J'acquiesce bêtement. Je me sens tellement stupide. Mes relations finissent toujours dans la souffrance. J'aurais dû le voir venir au lieu d'espérer qu'avec Ollie, ce serait différent. Et qu'est ce que je fais dans cette voiture, kidnappée par une personne inconnue ? Je ne sais pas si j'ai envie d'aller à Nibargues ou si je me sens apte à continuer la compétition toute seule. Je ne sais plus trop rien.
— Morgan…
— Laisse-toi porter, je m'occupe de tout.
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