11.2
On prend l'autoroute, fenêtres ouvertes, la musique des années quatre-vingts dans notre sillage. Quelques mèches de cheveux de Morgan ondulent au gré du vent. Iel me lance un regard équivoque lorsqu'iel me surprend en train de le·la mater. Je me détourne vivement. Pourquoi a-t-iel répondu à mon appel ? Iel aurait très bien pu m'ignorer. Oui, on se parle régulièrement par message mais pas depuis assez longtemps pour se devoir quoi que ce soit.
On s'arrête au bout d'une heure. Loin des routes fréquentées ou des aires d'autoroutes bondées, Morgan a bifuqué sur des départementales pour se garer en bordure de forêt, tout près d'un lac. Je consulte ma montre en fronçant les sourcils : il n'est même pas quinze heures.
— Qu'est-ce que tu…
— Est-ce qu'on prendrait pas un peu de temps pour nous ? me propose-t-iel avec une œillade. Regarde comme il fait beau ! C'est idéal pour se détendre !
— On devrait continuer. On peut encore arriver avant…
— Nope, j'ai la flemme.
— Mais…
— Et je dois écrire, assène-t-iel. Le lieu m'inspire.
Ouais, d'accord. Insister me mènera nulle part. Je prends donc le parti d'attendre mon·ma ravisseur·se. Si l'inspiration exhalte Morgan, celle-ci ne s'allume pas chez moi. Je sais que je n'ai plus le niveau et je ne veux pas me décevoir en voyant la faiblesse de mes traits sur mon carnet. Toutefois je ne suis pas dupe. Morgan n'attend que cela : que je dessine. Perché·ée un peu plus loin sur un rocher, iel me jette des coups d'œil réguliers accompagnés de sourires enjôleurs. Je comprends qu'iel n'a aucune intention de repartir avant de m'avoir vue manier mes aquarelles. Eh bien, iel peut aller se gratter ! Je m'assois au pied d'un arbe, à l'ombre et me plonge dans une sieste réparatrice.
Mon ventre me réveille par ses gargouillements quelques heures plus tard. J'installe mon réchaud, et prépare deux plats lyophilisés. J'en tends un à Morgan.
— Moi qui pensait sauter le dîner en toute impunité, commente-t-iel. Heureusement que mon ange gardien veille au grain. Merci.
Je hausse les épaules.
— Tu n'avais pas à courir me chercher comme tu l'as fait. Alors je te dois bien un repas chaud.
— Devoir… Tu penses vraiment qu'en amitié les actions de chacun doivent être comptées et pesées comme dans un espèce d'équilibre comptable ?
— Nous ne sommes pas amis·es ! m'insurgé-je. Ce n'est pas possible, je ne… Je te blesserai ! Tu ne…
Iel éclate d'un rire tonitruant.
— Doucement, belle Aura. C'est un peu tôt pour me demander en mariage. Laisse-moi le temps de te faire la cour, enfin !
Je m'étouffe avec ma salive.
— Quoi ? Je… je ne…
— Tiens, regarde.
Son cahier atterrit sur mes genoux. Je bloque la page couverte de lignes d'une main.
Ailes bleues, feuilles d'une branche,
Pétales de fleur sur le vent.
Traits de teintes tranchantes, soleil couchant,
Tes plumes ravivent la flamme de mon présent.
Vole, petit oiseau.
Esquisse ton futur.
Pars à l'assaut du beau,
Ta peinture manque à mon écriture.
L'oiseau m'apparaît dans une explosion de couleurs. J'imagine l'orangé du ciel se mêler au rose des nuages, la profondeur du bleu fendre le rouge brillant du soleil. Sous mon pinceau mental, le violet se pare de notes dorées, s'accroche au ramage de mon sujet. L'éclat enthousiaste de son œil malicieux…
— Est-ce que, par hasard, ma poésie te donnerait envie de dessiner, belle Aura ?
Je lâche un soupir agacé avant de me redresser.
— Je vais monter ma tente.
— Tu es la bienvenue dans mon lit ! Mais attention ! Pas plus que pour dormir, mon amour…
La chaleur brûle mon visage mais j'ai assez de contrôle sur moi même pour rouler des yeux d'un air désintéressé.
Quand je me glisse dans mon sac de couchage, l'absence d'Olive me saute à la gorge. Elle me manque. Terriblement. Mais je sais que je ne peux pas me laisser aller à la mélancolie. Je dois m'habituer à être seule. Je dois reconstruire mes barrières. C'est l'unique moyen de me préparer à mon avenir.
Ziiiiiiip. Le visage de Morgan apparaît dans l'ouverture de la tente.
— Mais qu'est ce que tu…
Sans me laisser finir, iel se faufile à l'intérieur de ma maison de toile et s'allonge à mes côtés, sa couette déjà enroulée autour d'ellui.
— Simple précaution, m'assure-t-iel. Tu vas te mettre à pleurer si je te laisse dormir seule.
— Aucune chance. Je n'ai plus pleuré depuis un moment.
— Oh, Aura, cœur de fer. Totalement mon type.
Mon rire me cueille avant que je ne puisse le retenir. Morgan m'observe avec un petit sourire au coin des lèvres, le regard espiègle.
— C'est quoi tout ce cinéma ? lui demandé-je une fois calmée. Pourquoi me dragues-tu aussi ouvertement ?
— Ce serait bête de perdre mon précieux temps à cacher ce genre de choses, affirme-t-iel d'un ton doux. Allez dodo, ma belle. On a de la route demain.
Je la·le regarde me tourner le dos tandis qu'un bout de son duvet tombe sur mes pieds. Je lâche un soupir discret. La solitude et les barrières, c'est pas pour tout de suite. Les bras croisés derrière la tête, je me demande combien de temps on prendra pour rejoindre les arènes de Nibargues. Parce qu'il est clair que Morgan semble loin d'être pressé·ée.
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