12. Amarinage

9 minutes de lecture

Période d'adaptation qui fait disparaître le mal de mer.

J'ai été kidnappée par une chouette aux grands yeux bleus qui, en plus de conduire une boîte à chaussures trouée et motorisée, est totalement sourde. Ce n'est pas faute de lui rappeler encore et encore le but de notre expédition ! Non, les arènes resteront hors de ma portée tant que Morgan n'aura pas décrété la fin de mon enlèvement. Ce qui ne semble pas près d'arriver. En effet, quand sa Tuture ne fait pas des siennes, iel invoque l'inspiration suprême ou l'envie pressante de se reposer. Mais je suis loin d'être dupe. Il est hors de question que je dessine, même pour lui faire plaisir.

Alors, notre voyage en pointillé vers Nibargues continue. Je me fais balader de ruisseaux brillants en clairières ombragées, de forêts fraîches en refuges montagnards, de prairies peuplées de vaches en lacs gelés. Qu'est-ce que j'aurais aimé échapper à ces crapahutages. Surtout ceux en direction de sommets enneigés ou de crêtes inaccessibles. Olive et moi, on aurait fait des pauses toutes les cinq minutes avec un tel dénivelé. En fait, on aurait préféré le confort d'un train ou d'un chocolat chaud sous notre tente. Ce n'est pas le cas de cette fichue chouette qui fend les chemins de randonnée comme si la gravité n'agissait pas sur elle. Je la sens bien, moi, la gravité. Mes muscles tirent, mes articulations craquent et mon moral est piétiné par la distance immense qui me sépare de Morgan. Si je m'aventure à râler, la menace d'un baiser me fait taire. Pourtant, j'ai souvent été tentée de me frotter à ce châtiment. Par pure expérimentation, rien d'autre. Ou peut-être pour effacer le souvenir d'Olive qui me colle à la peau. Mais je ne veux pas me servir de Morgan à cette fin. Ce serait cruel. Mes deux camarades n'auraient pas pu être plus différents·es. Rayon de soleil, Olive brille par son optimisme, m'éblouit de son insouciance, tandis que Morgan fend les nuages tel un vent d'orage, volant si haut dans le ciel que rien ne semble l'affecter.

Quoi qu'il y a une chose à laquelle iel reste profondément attaché·ée : mes illustrations. Au bout de quatre jours à me farcir des randonnées dans des coins perchés, je comprends qu'iel n'en démordera pas. Alors, sans lui accorder un seul mot, je sors mon matériel. Devant moi, le pic de la Flêche déchire le paysage. Le bleu de ses glaciers flirte avec les violets, les sapins sur ses flancs ont revêtu une cape sombre, sa pointe neigeuse accueille les dernières lueurs de soleil. Mes doigts tremblent autour de mon crayon. Je raffermis ma poigne. Ce n'est qu'une esquisse. L'avenir du monde ne dépend pas de la qualité de mon dessin. Mon premier trait est hésitant. Le deuxième l'est encore plus. À la vue du troisième, je manque de jeter mon carnet dans le vide. Le regard narquois de Morgan m'en empêche. Je lâche un grand soupir dans sa direction. Il n'efface pas la satisfaction sur son visage. Fichue chouette. Je me force à inspirer calmement. Et je continue mon croquis malgré toute l'horreur qu'il m'inspire. Dans ma tête, le résultat est clair. Une étincelle de colère au fond de mon ventre embrase mon corps. Dans ma tête, les couleurs s'entrelacent dans un ballet d'ombres et de lumières, les lignes soutiennent le tranchant de la roche, la blancheur du papier de coton appuie le brillant de ma peinture. Ce que je vois dans mon esprit n'a rien à voir avec ce qu'il se joue sous mes doigts. Le feu se répand dans ma gorge. Pourtant je m'acharne, convaincue que je peux faire coller mon désir à la réalité. En vain. Au bout de quinze minutes à m'échiner, je ferme mon carnet dans un claquement sec. Les flammes sur ma langue débordent de ma bouche.

— Je ne comprends pas pourquoi tu t'obstines, craché-je vers Morgan. Je n'ai pas assez de pratique, d'expérience et d'imagination pour continuer dans l'art ! Arrête d'essayer de me persuader du contraire !

Je devrais m'arrêter là, je le sais. Mais ma voix sort de moi avec la puissance d'un torrent.

— Il n'y a plus de carrière qui existe ! D'ailleurs il n'y en a jamais eue ! Vivre de sa passion est impossible ! Ce n'est pas l'argent de mes trois clients qui va me nourrir, me loger, payer mes factures ! Tout cela n'est qu'enfantillages ! vociférer-je. Il faut que tu t'y fasses ! Mieux, il faut que je m'y fasse !

Je hurle ma dernière phrase. Morgan ne bronche pas. Mon explosion d'aggressivité ne l'a pas secoué·ée. Moi si. J'ai mal à la poitrine. Mes propres mots m'ont charcuté la peau, les poumons, la trachée. Parce qu'au fond, je rêve de continuer à dessiner. C'est une vérité inscrite dans mes veines depuis que j'ai manié mon premier pinceau. Sa force s'est intensifiée quand j'ai compris que la vie d'analyste financier promis par mes parents n'aurait jamais aucune saveur. Mais, pour vivre, il me faut de l'argent. Même si cela me tue de l'admettre, je n'ai pas le choix : je dois reprendre ce boulot.

Je ferme les yeux et me détourne de Morgan. Je n'aurais pas dû me déchaîner sur iel. Parce qu'iel me le reprochera dans deux jours ou restera fâché jusqu'à ce que je lui demande pardon. Et iel aurait raison. J'endends ses pas s'approcher de moi. Mon souffle se bloque, mes ongles s'enfoncent dans mes paumes. Je dois m'excuser. Sans cela, Morgan partira. Sans cela, le même schéma se répétera, encore et encore. J'en ai marre de tout rater, que ce soit ma vie ou mes relations. Pourquoi ne pourrais-je pas… Deux bras entourent ma taille. Le menton de Morgan se pose sur mon épaule. Je sens une boule remonter le long de ma gorge. Mes yeux piquent. J'agrippe, presque tremblante, les doigts de Morgan. Iel ne dit rien, et moi, je n'arrive pas à articuler mes excuses. Alors je m'abîme dans son étreinte tandis que la peine qui me mange les poumons perd un peu de son intensité.

— Tant qu'on sera dans cette compétition, qu'on sera encore ensemble, tu peux dessiner, me chuchote Morgan. Tu n'es pas obligée d'abandonner.

— C'est l'hôpital qui se fout de la charité.

Je sens son soupir caresser ma nuque.

— Alors convaincs-moi. Convaincs-moi qu'il y a encore d'autres choses à vivre, comme tu l'as fait jusqu'ici, poursuit-iel, d'un ton doux. Et laisse-moi te donner le temps de peindre. Jusqu'à ce que tu sois prête à prendre une décision.

Je me mords la lèvre. Est-ce qu'attendre changera quoi que ce soit ? Ne serait-ce pas me mentir que de retarder encore ma prise de poste ? Mon regard se promène sur les montagnes qui nous entourent, sur le rose du ciel qui nous surplombe. Mon pouce effleure lentement le dos de la main de Morgan. J'en ai envie, de ce temps. Je veux savourer la moindre minute que l'on voudra bien m'accorder avant que la sentence du monde réel me rattrape. Je pose ma tête contre celle de mon·ma kidnappeur·se.

— D'accord, murmuré-je dans un souffle.

Ma résistance prend fin à ce moment-là. J'accepte les détours incongrus, les randos épuisantes, la fréquence de nos arrêts. Se rebiffer n'a plus de sens, pas quand Morgan et moi visont la même chose : vivre notre liberté au maximum. Alors que les paysages inconnus se succèdent sous mes yeux, j'apprécie le hasard des petites routes, la chaleur du soleil couchant sur mon visage, la musique grésillante de Tuture, le vent dans mes dreads. J'apprends à ne pas me presser, à moins penser. Bien sûr, je n'oublie pas de râler à propos du retard que l'on prend sur notre objectif. Mais c'est plus pour la forme que pour évacuer un véritable mécontentement.

Morgan me supporte sans grandes difficultés. Iel me distrait avant que le fantôme d'Olive revienne me hanter, estompe mon angoisse de l'avenir d'une blague, chasse mon manque de confiance en moi à coup de menaces dénuées de méchanceté. Rien n'échappe à son regard acéré, pas même mes nuits. Que l'on soit dans sa voiture ou dans ma tente, le bout de son duvet tombe toujours sur mes pieds. Sa compagnie ne me dérange pas. En fait, je crois bien que j'en ai besoin.

Par contre, s'il y a une chose dont je me passerais avec plaisir, ce sont ses petits poèmes d'amour glissés dans mes chaussettes au matin. Mes joues s'échauffent à leur lecture car depuis quelque temps, ils dérapent vers la sensualité. Quand je souligne ce penchant de plus en plus marqué, Morgan a l'audace de jouer l'étonné·ée.

Malgré ses petites frasques un peu mignonnes, j'aimerais lui dire merci. D'être toujours là, de tolérer ma personnalité difficile, de me remonter le moral sans rien attendre en retour. Alors, un jour, je profite de sa sieste à l'ombre d'un arbre pour sortir mes pinceaux et illustrer sa poésie. Mon amertume pour mon art est toujours présente. Toutefois, pour Morgan, j'essaye. Mes traits manquent de caractère, mes couleurs pêchent par leur absence d'harmonie mais offrir ce résultat plus que bancal suffit à orner le visage de mon·ma camarade d'un énorme sourire.

Dès que je trouve un papier dans mes chaussettes, je m'oblige à dessiner. Qu'importe combien je déteste le résultat ou mon envie débordante d'arrêter le massacre. Au fil des journées, les poèmes se détachent de ma personne pour tendre vers l'histoire d'un poisson, Pascal, qui a toujours vécu sur la terre sans jamais avoir vu d'eau. Grâce à ses facultés d'analyse, ce nouveau héros apprend comment se comporter comme les autres animaux terrestres. Enfin, jusqu'à ce qu'il glisse dans une flaque d'eau de pluie. Il se rend ainsi compte qu'il est plus à l'aise immergé. Les autres animaux ne voient pas sa découverte d'un bon œil : ils trouvent leur ami sale et l'encouragent à revenir sur la terre ferme. Plongée dans ce récit qui se construit au fur et à mesure de notre voyage, je suis chaque nouveau chapitre avec voracité. Morgan y réfléchit chaque seconde de notre périple, nettement plus investi·e dans cette histoire que dans les poèmes à mon honneur. Oui, je fais mine d'en être vexée. Mais lorsque Morgan, pour se faire pardonner, me propose de faire basculer sa poésie voluptueuse dans le réel, je ravale tout de suite ma fausse blessure d'ego.

L'envie de connaître la suite des péripéties de Pascal attise ma créativité. Dessiner un autre univers que le mien a ce petit quelque chose d'excitant, le sel d'une aventure que je me plais à tenter dès qu'un fragment de l'histoire atterrit dans mes chaussettes. La régularité nous vient facilement à Morgan et moi, tellement naturellement qu'iel achète un grand cahier afin que nos œuvres se côtoient sur les pages. Ainsi, pendant qu'iel construit son intrigue – dans sa tête durant nos randonnées ou à voix haute dans la voiture – je révèle les couleurs de notre poisson préféré.

Si Pascal occupe de plus en plus de place dans ma journée, Olive, vague éternelle, revient toujours sur le rivage de mon esprit. Parfois, je me demande si l'équipe de Morgan se tracasse autant pour iel. Un jour, j'ose lui poser la question.

— S'inquiéter ? Oh non, ils sont au courant de ma pause avec toi. Ils me rejoindront un peu plus tard, lorsqu'ils auront posé leurs congés d'été, me revèle-t-iel avec un haussement d'épaules. Non, le plus important, c'est qu'on ait encore plein de temps ensemble, toi et moi. N'est-ce pas ?

— Mouais. Moi qui pensait être tranquille…

Morgan roule des yeux, un petit sourire sur les lèvres.

— Le jour où tu auras fini d'être désagréable n'est pas près d'arriver. Enfin, d'un côté, ça me donne une idée du délai que j'ai pour proposer à ma beauté Olive de sortir avec moi. Je te promets de la chouchouter comme je te chouchoute.

J'ai fini par comprendre que Morgan ne connaît Olive qu'à travers les vidéos que je lui ai envoyé·ées. Cependant, la réalité de son attirance pour ma partenaire m'échappe toujours.

— Ne te fais pas d'illusions, lui répondé-je. Tu ne sens pas assez mauvais des pieds pour lui plaire.

— Ah ! Zut. Il ne me reste donc plus qu'à être comme toi : pénible.

— Arrête, tu sais que ça fait partie de mon charme, c'est toi même qui l'a dit.

— Pff, tu es crédule, ma belle.

— Et toi, pas crédible.

Morgan éclate de rire.

— Très bien, concède-t-iel en pouffant. T'as gagné, mon amour.

Je roule des épaules, fière de moi et iel m'assome avec notre cahier commun. Je lui lance un regard amusé tandis qu'iel s'en va chercher notre dîner dans la voiture. Je crois que je me suis habituée à Morgan et au mystère qui l'entoure. Oui, je regarde souvent mon portable dans l'espoir d'y croiser un message ou un appel d'Olive. Elle me manque, c'est indéniable. Si Olive m'apaise, me rassure, Morgan m'insuffle une énergie nouvelle, une volonté de continuer, malgré l'état catastrophique de ma vie. Alors, ensemble, on continue ce que l'on sait faire : transformer chaque jour en histoire, colorer notre existence avec le pinceau de notre créativité.

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