Oueca la maudite
La ville d'Oueca avait été abandonnée par ses habitants, une épaisse forêt avait poussé à plusieurs endroits. Çà et là, on pouvait trouver des ruines de maisons, des pans de murs, quelques poteries. On s'y perdait facilement et le réseau ne passait pas, ne s'y aventuraient que les fous, les suicidés et les aventuriers. J'étais de ces gens-ci, étudiant en dernière année de thèse pour l'université de Greyvole.
Depuis toujours s’exerçait sur moi une fascination pour la civilisation assecariote du Sud, dont la ville fut jadis la capitale. Les quelques rares expéditions menées par le passé n'avaient rien donner de concret : la cartographie était toujours mauvaise, même avec nos appareils numériques modernes. On avait l'impression que la forêt faisait exprès de perdre ses visiteurs.
Quand quelqu’un parlait d’aller voir les ruines du château d’Oueca, il recevait plusieurs préventions de la part des habitants de la région. Sur différents sites Internet, on parlait d’un lieu hanté par un fantôme vieux d’environ six mille ans. Situé dans de hautes montagnes en Chine, il était à quinze heures de marche de Greyvole. La tradition orale et les contes se souvenaient du Marquis d’Oueca, né femme et devenu homme après un sommeil de treize ans. En lisant le Roman du Bâtard aux ours, dont l’université de Greyvole possède un manuscrit, la phrase d’un sonnet retint mon attention :
Le sommeil est à l’image de la mort,
À moins que la vie ne soit un songe.
Les guerres intestines de l'ancien empire d'Assecare avaient fait tomber l'ancienne confédération quelques siècles après la mort du Marquis. Certains arrivaient aux restes de la ville d'Oueca situés hors de la forêt par un autre chemin, mais aucun mortel n’avait réussi à percer le secret de cette peur, de ce malaise qui empêchait même les plus téméraire de rester trop longtemps ou de s’aventurer trop longtemps dans les ruines du château. Les habitants au pied de l'un ou de l'autre côté des collines, autour desquelles était le plateau où se dressait le château, n'appréciaient pas ces étrangers un peu trop curieux qui se pressaient, en quête de frissons.
Pour autant, certains y trouvèrent un filon et comptèrent bien exploiter l'histoire du marquis dormant : amulettes, prières contre l'insomnie et attrape-nigauds en tous genres étaient vendus par certains personnages peu scrupuleux. D'autres se servaient de la légende afin de faire connaître leurs talents : les artistes rivalisant de talent pour vendre leurs fan arts, figurines, porte-clef et autres bibelots à l'effigie du marquis. Des pâtisseries ou des pains à l'ail-des-bois, des menus à l'ail-des-bois et autres préparations culinaires à l'ail-des-bois avaient envahi les rues — ce n’était pas une herbacée qui manquait dans la région !
En gravissant la montagne par le chemin dégagé, je découvrais un plateau nu de toute présence humaine. En faisant attention, où devinait sur le chemin d'antiques constructions. Il s'agissait probablement de fabriques primitives de soie et de poterie, comme on en avait retrouvé par les pasteurs, les gamins audacieux et les archéologues au fil des décennies. Durant mon ascension, il m'était difficile d'imaginer que ce qui était aujourd'hui un désert était jadis une vallée florissante. Je dus abandonner ma voiture à la moitié du sentier, le chemin ne devenant praticable qu'à pieds.
Le vent me fouettait le visage, mais il allait faire beau. Pourtant, les rayons du Soleil me semblaient froids, comme si je les observais à travers l’eau. En voyant les fondations informes des bâtiments, je compris quel était ce sentiment de malaise : il n'y avait plus rien d'humain sur cette terre, il n'y avait plus que la sauvagerie ayant provoqué le cataclysme qui souffla toute vie.
Je plantais ma tente, mais je n’avais aucune sérénité. La lune brillait vivement ce soir-là. Je faisais face au château d'Oueca, le corps crispé. Les ruines de la bâtisse étaient maudites, j’en eu la certitude dès que je les vis. Non, ce n’était pas à force d’avoir lu cette affirmation sur Internet, d’avoir parcouru des forums de paranormal pendant des heures et des mois : j’en avais la certitude. Je le sentais dans mes poils hérissés, mes mains moites et mes pieds poites. Je ne dormis pas de toute la nuit ; nous étions en été, mais la nuit sur le plateau était glaciale.
Le lendemain matin, malgré le peu d'heures de sommeil, je prenais mes outils pour trouver quelque artéfact ayant appartenu au passé et qui avait été oublié ou qui était resté caché aux yeux de tous. À midi, je me posai à mon campement pour déjeuner ; je faisais toujours face à la bâtisse, craignant une fourberie de sa part si je me retournais.
En suivant les ruines des bâtiments, j'essayais de visualiser à quoi avait pu ressembler cette ville de pierre grise. Une tour octogonale était fièrement debout, mais je n'avais pas l’assurance que l'état de l'escalier permettait de monter. Certains avaient essayés et étaient morts, je préférais ne pas tenter le diable. J'inspectais les gravures grossières, les bas-reliefs représentant des figures diverses et aux formes généreuses. Sur les murs extérieurs des bâtiments, on avait remarqué des traces de gravures lapidaires effacées par les éléments, partiellement ou complètement. Celles à l’intérieur étaient mieux protégées et donc conservées.
La figure du Bâtard aux Ours était notamment identifiée par l’animal représenté à côté de lui. Selon le mythe antique, il tombe amoureux du Marquis d’Oueca en le voyant au milieu de bovins, que ce dernier gardait dans sa jeunesse. Il attirait les foules par sa sagesse, une tradition surnomme le Marquis « à la Bouche-d’Or ». À la suite d’une fourberie, il quitta la Cour de Greyvole pour y revenir pleinement homme, pleinement l’égal du Bâtard.
Le cinquième jour ici, je me décidais enfin à pénétrer dans les ruines du château. Il n'y avait plus rien de particulier, mais on voyait les marques d'un certain raffinement. Les analyses archéologiques avaient démontré la présence d'un ancien étang, disparu dans le cataclysme. Je frissonnais malgré le couteau que j'avais dans la poche gauche et le pistolet dans celle arrière. En inspectant l'endroit, quelque chose me dérangea : un angle qui ne devait pas être là.
Il y avait un je-ne-sais-quoi perturbant ma vision ; mon cœur palpitait, je dus poser mes outils et m'accroupir un instant pour me calmer. Le château était la plus imposante construction du lieu, l'ingéniosité de nos ancêtres me surprenait par des techniques sans doute perdues aujourd'hui, des techniques impossibles à réaliser sans notre science moderne.
Après avoir repris mes esprits, je décidais de passer le sol et les murs au peigne fin. De longues heures à creuser, à rapporter les angles, à inspecter les murs me permirent de trouver l’endroit où je devais creuser. Plusieurs fois, je m’arrêtais pour vérifier autour de moi que la présence, spectrale, que je sentais n’était que le fruit de mon imagination. Je sentis qu’il y avait quelque chose sous les planches que personne n’avait réussi à trouver — si on avait déjà osé chercher.
Je pris encore trois jours entiers avant d’atteindre une chambre secrète oubliée, située sous la terre agréablement creusable. Je continuais de creuser malgré ma peur, comme si l’on me tirait. Je cauchemardais de choses insensées, mais rien n’était capable de m’imprimer de la terreur et de me contraindre à la reddition. J’étais en guerre contre cette bâtisse, contre Oueca lui-même.
Je décidais de me reposer pour la soirée et la nuit. Le lendemain matin, j'écrivis tout ce que j'avais découvert et je cachais cela dans la voiture, avant de remonter et de déposer un second exemplaire de mon récit dans ma tente : au cas où les choses tourneraient mal, mon sacrifice, je l'espère, n'aura pas été vain. Avec détermination, je pris des outils adéquats pour commencer mon exploration.
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