La blanche nef

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 Quand je repris mes esprits, j’étais près du lac souterrain. Je dus y retourner à un moment ou à un autre de ma folie passagère, le corps recroquevillé sur lui-même et tremblant, claquant des dents comme s’il faisait froid. Une émotion inexplicable continuait de m’asphyxier. Je me rendis compte que j’avais une bosse à la tête, que je n’avais pas sentie lorsque j’avais repris mes esprits la première fois. On ne pouvait pas dire que je n’avais pas donné de ma personne, dans cette sordide expédition. Ces momies étaient vêtues de magnifiques étoffes bigarrées, de masques et de bijoux de pierres et de métaux fins. Pour ajouter au grotesque, ils étaient taillés de manières variées et folles, je ne reconnaissais pas les origines de certains tissus ou de certaines pierres. Ces créatures marines, celles des fresques et des gravures magnifiques, existaient. Elles étaient là, sous mes yeux. Tel était ce qui restait de leur civilisation…

 Mais de quand datait-elle ? Était-elle postérieure à la civilisation d’Assecare ? Je voulus regarder mon téléphone pour connaître l’heure, mais il était déchargé ; ma montre s’était cassée en tombant, impossible de savoir quelle heure il était. J’eus faim, alors je mangeais une petite partie de ce que j’avais emporté. Je pensais rester pour trois jours d’exploration, mais j’allais devoir économiser mes vivres et essayer de faire attention à ne pas plus me perdre. Je tentais de réfléchir à la légende contenue dans le Bâtard aux Ours. Je réfléchissais en regardant les différentes fresques et gravures autour de moi, me racontant à voix haute l’histoire du Marquis.

 Après une trahison, le Marquis rentre à Oueca et s’endort, son château cerné par l’ail-des-ours, aussi dit ail-des-bois. Le Marquis se réveilla au bout de treize ans, changé en homme alors qu’il était né femme. Il raconta avoir vécu dans un monde étrange, qui avait notamment une civilisation sous-marine pacifique et très avancée. Il suffisait qu’elle rêve pour créer ce qu’elle voulait. Un jour, le Marquis s’endormit de nouveau et disparu dans le sol à la suite d’un tremblement de terre.

 Réfléchissant sur ce que je voyais autour de moi, je me rendis compte qu’une figure se démarquait des autres : dans un segment de la fresque, une forme humaine devenait animale, puis faisait le chemin inverse pour retourner à la civilisation humaine. Le style de la végétation où évoluait le personnage me rappelait ceux des « châteaux du désert ». En retournant près du lac souterrain, je me souvenais d’un quatrain, que l’on date généralement de l’époque où l’étang existait encore :

Dans le plus profond sommeil,

Il invente son idéal, peuplé d’êtres étonnants

Que nous nous pouvons comprendre.

On chante les portes fabuleuses,

Permettant aux élus de le rejoindre

Et d’y rêver sans craindre la mort.

Maints ont plongé aussi dans l’écume ;

Dans sa demeure sous la terre,

Oueca rêveur attend en créant.

 Je vis alors surgir des eaux une blanche nef. Elle glissait doucement et silencieusement, d'un éclat immaculé que je n'avais jamais vu auparavant. Elle se conduisait toute seule, je distinguais un homme près de la proue : il avait le visage ovale et le front franc. Mes yeux étaient subjugués par son corps fin et imberbe. Le navire accosta sur le rivage, le capitaine descendit, le kimono rose et resplendissant. Il me prit les mains et me baisa les joues, alors il devint encore le plus bel homme du monde. Je voulais être son objet de fantasme, je voulais qu’il soit mon objet d'adoration, tant il était splendide.

 Un oisel au plumage bleu était parmi les mets succulents, que nous servaient ces créatures repticéphales, ichtycéphales ou crustocéphales, que je vis sur les parois de la cité souterraine et qui étaient momifiées. Notre repas était accompagné par des chants et des harmonies lyriques — que dis-je ! C'était angélique, jamais je n'aurais pu croire que des créatures pareilles pouvait faire les plus beaux sons du monde. Des arômes inconnus explosaient dans ma bouche, mon nez était enivré par tout cela ! Je ne sais combien de temps encore nous fîmes la fête, il me sembla que de nombreux jubilés passèrent, sans qu’une ride creusa ma peau.

 Cette ville avait retrouvé sa vie : les couloirs dans lesquels je me perdais devenaient familiers et perdaient leur sombreur, devenant riches et lumineux. Les gravures, les statues et les fresques retrouvaient leurs couleurs et leurs éclatants. Il n'y avait ni temps ni espace, ni souffrance ni mort. Le Marquis d'Oueca, parce que c'était lui, avait une voix si belle que sa voix magnifique que je voulais encore passer un court instant avec lui. Il chantait pour moi quand mes paupières devenaient lourdes et que je tombais dans les ténèbres du sommeil.

 Je le voyais parfois me conduire hors de la terre. Une lumière brillante emplissait mes yeux habitués à l'obscurité, dans un lieu sans ombre ni brouillard, un étang à l'eau cristalline et d'un éclat beau comme celui un miroir. Nous avancions ensemble, ses monstres de compagnie derrière nous. « Si tu le veux, dit-il, tu pourras rester avec moi pour l'éternité. Tout ce que tu peux vouloir, je te le donne. Tu seras heureux pour les siècles des siècles. Tu vivras un rêve éveillé » J’acquiesçais immédiatement ; et le soir comme chaque soir, je dormais sur ses genoux, dans son lit, avec une entière félicité dans le cœur. Ce soir-là, dans la cabine de la blanche nef accostée, il ne chanta pas, me laissant pour la grande réception qu’il allait donner pour moi. Je sentais de nouveau ce parfum sucré et épicé, alors je n'arrivais pas à dormir. Je restais immobile, mon corps entièrement allongé et mes yeux clos, méditant aux plaisirs que je vivais et qui m'attendaient.

 Quel plaisir de voir le Marquis d’Oueca, dont j’avais tant rêvé en lisant le Bâtard aux ours. Et lui, le Bâtard ! Que voudrais-je le connaître aussi, lui demander ses joies et ses peines, voir comment il était dans sa jeunesse, quand il commençait seulement à aimer le Marquis, se repentant de ses débauches passées et s’attachant à un homme pour la première fois. Je souris à cette pensée, et c’est alors que je le vis devant moi. Il n’avait pas volé son surnom, ressemblant à un ours habillé comme un humain. Je n’eus pas le temps de parler qu’il me dit : « Réveille-toi ! » Je ne compris pas cet ordre, mais le Bâtard semblait vraiment inquiet pour moi. J’étais debout, je savais que je ne dormais pas. Pourquoi craindre qu’il m’arrive quelque chose ? Mais il continuait de répéter son ordre et moi, de ne pas le comprendre. Sentant qu’il n’arrivait à rien, le Bâtard me prit par les cheveux et les tira violemment.

 Soudain, une nouvelle agitation provoquée par une peur incisive vint secouer mon âme. Je lui ordonnais de me lâcher, mais la peur me paralysait trop pour que je puisse bouger. Je sentis qu’il mettait quelque chose dans mes cheveux, comme une broche. Il sortait un couteau magnifiquement ouvragé de sa poche et je crus qu’il m’allait frapper. À la place, le Bâtard le mis dans la poche de mon pantalon : « Ne le perds pas. Entre tes mains, sa lame te guidera vers la sortie. » Alors il me tordit le poignet si violemment je me réveillais en sursaut, comme ayant reçu un choc.

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