Prologue
10 Varhal de l’an 1295.
La lumière filtrait à travers le feuillage dense, tissant des taches dorées sur le sol forestier.
Autour de Clari, la forêt de Krieg bourdonnait de vie : oiseaux, craquements, bruissements dans les branches. Rien qui l’inquiétait.
Elle connaissait ces bois par cœur. Rien de dangereux ne s’y passait jamais.
Elle était simplement venue cueillir des feuilles de Roca et quelques baies pour les vendre ou les utiliser à la maison.
Sa famille n’était pas riche, mais elle tenait bon. Quatre enfants à nourrir, un mari honnête, et quelques voisins solidaires.
Le comte était juste, disait-on. Cela aidait.
Elle aurait aimé devenir tisseuse, mais ses mains n’avaient jamais su suivre les fils. Alors, elle cueillait.
Elle trouva vite les arbustes. Les feuilles rouges du Roca, larges et dentelées, étaient réputées pour soigner bien des maux.
— Gabrielle m’en donnera sûrement un bon prix, murmura-t-elle en glissant les feuilles dans sa besace.
Soudain, un bruit derrière elle.
Elle se retourna.
Rien. Juste le vent qui faisait chanter les arbres.
Mais un frisson la parcourut.
Le chant des oiseaux s’était tu.
— Il y a quelqu’un ? lança-t-elle, un peu plus fort.
Pas de réponse.
Elle tourna sur elle-même, tendit l’oreille. Le silence.
Elle haussa les épaules.
— Clari, voyons… cette forêt est sûre, dit-elle en tentant de se rassurer.
Elle reprit sa cueillette. Mais à chaque feuille détachée, son regard glissait dans son dos, comme si quelque chose — ou quelqu’un — l’épiait.
Elle accéléra. Une fois satisfaite, elle prit la direction du lac de Baddir.
Ce n’était pas loin. Pourtant, elle courut.
Sur sa droite, une branche craqua.
Elle s’arrêta net, le souffle court.
Rien.
— Tu deviens folle, ma pauvre Clari…
Elle reprit sa course.
Le lac apparut enfin. Son eau d’un bleu limpide scintillait sous le soleil.
Les insectes bourdonnaient joyeusement. Le contraste avec le silence de la forêt était saisissant.
Un coin de paradis, pensa-t-elle.
Ici, l’angoisse s’était dissipée.
Elle cueillit quelques baies — fraises des bois, myrtilles — et sépara les fruits des feuilles avec une baguette placée en travers de la besace.
Puis elle décida de rentrer.
Mais à peine eut-elle franchi la lisière que le silence revint.
Un silence total. Même les insectes s’étaient tus.
Elle pressa le pas.
Quelque chose clochait. Jamais la forêt n’avait été si muette.
Le vent soufflait dans ses cheveux, lui masquant parfois la vue.
Une branche craqua, plus proche cette fois.
Et elle le vit.
Une silhouette, immobile, adossée à un arbre.
Un frisson la parcourut.
— Bonjour ? appela-t-elle.
Pas un mot. Pas un geste.
Les secondes s’étirèrent. Puis elle se força à reprendre sa route.
La silhouette la suivit.
Elle accéléra à peine. Jetant un coup d’œil furtif, elle vit qu’il la suivait toujours.
— Arrêtez ! Je vous en prie ! cria-t-elle.
Ses jambes s’arrêtèrent d’un coup.
Clari tenta de bouger, mais son corps refusait d’obéir.
Les pas se rapprochaient.
Les larmes lui montèrent aux yeux.
Elle aurait voulu rentrer vite. Préparer un ragoût pour ses enfants, entendre leur rire au moment du repas. Pas finir figée, là, au milieu des arbres.
Je vais mourir ici et personne ne le saura.
L’homme était là, juste devant elle.
Une capuche grise lui cachait le visage. Seuls deux yeux jaunes brillaient dans l’ombre.
— Je suis désolé, dit-il d’une voix grave. Les faibles n’ont pas leur place dans le monde qui vient.
De quoi parle-t-il ?
Elle voulut répondre. Dire qu’elle ne savait pas de quoi il parlait. Aucun mot ne sortit.
Des feuilles remuèrent derrière elle. Quelque chose d’énorme approchait.
Les yeux jaunes s’élargirent. Un sourire cruel se devinait dans l’ombre.
— Malkar revient. Et bientôt, la Terre de Talharr sera à genoux.
Un fou…
— Non, souffla-t-il. Un élu.
Il retira sa capuche.
Elle n’eut le temps de voir qu’un sourire horrible.
Un grondement sourd. Puis une ombre. Des crocs, luisants. Un souffle chaud, pestilentiel. La mort.
— Que la vie te soit meilleure, dit-il.
Ce furent les dernières paroles qu’elle entendit.
Le noir l’engloutit.
Aucun cri ne sortit de sa bouche.
Sa famille ne saura peut-être jamais ce qui lui est arrivé.
Mais ce jour-là, la destinée de la Terre de Talharr avait basculé.
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