Chapitre 1 : Arnitan

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Quelle vue magnifique. Depuis la colline, la forêt étendait son manteau vert jusqu’aux pieds de la modeste forteresse de Krieg. L’aube pointait à peine, et le ciel rosâtre dessinait une lueur fragile entre les cimes.

Cela faisait déjà deux heures qu’Arnitan chassait.
Deux lapins et une biche reposaient dans le chariot à ses côtés.
Un clapotement attira son regard. Patan, son chien massif au pelage gris, bondissait dans une flaque boueuse, les pattes trempées et la langue pendante.

— Si Man te voit comme ça, elle va râler, Patan, dit-il en s’esclaffant.

Il remit son arc en bois de bouleau sur son dos, saisit la corde du chariot et siffla Patan pour qu’il le suive.
Il descendit la colline pour s’enfoncer dans la forêt, patinant sur l’herbe humide.

Le chant des oiseaux l’accompagnait doucement.

Alors qu’il approchait du village, le sol changea sous ses pas. Un chemin de pierres noires, froides et lisses.

Les pierres de Vaelan, se rappela Arnitan en repensant à ce que son Pa lui avait raconté.

Une fois la route de pierres noires franchie, il arriva, sous les cimes des arbres et la brise fraiche du matin, à l’entrée du village, qu’il dépassa, suivi de près par Patan.
Le soleil peinait à se lever, mais déjà, les premiers habitants s’activaient.
En passant dans les ruelles, il salua de la tête les visages familiers qu’il croisait.

Puis il se retrouva devant un portail gris, qui était l’entrée d’une petite maison en pierre jaune, surmontée d’un toit de chêne couvert de tuiles noires.

Man et Pa vont être contents, se dit-il en regardant le gibier dans le chariot.

Il se dirigea vers l’arrière de la maison. Un petit potager et un poulailler couvraient le jardin.

Patan s’élança déjà à la poursuite d’une poule, mais Arnitan le rappela et le gronda.

Après avoir rangé le chariot sous l’abri, Il attrapa les lapins, les posa sur une planche en bois, puis fit de même pour la biche.

Alors qu’il allait entrer, Patan, tout boueux, voulut le suivre.

— Non, regarde-toi, dit-il en souriant.

Le chien s’assit, l’air penaud, mais ses yeux brillaient déjà d’impatience.

Lorsque Arnitan entra dans la maison, un toussotement l’inquiéta. C'était sa Man, Myriam. Cela faisait plusieurs jours qu’elle luttait contre une fièvre.

Un guérisseur était venu la voir mais n'avait su dire quelle maladie l’avait touchée et avait prescrit du repos et des plantes médicinales, qu’il n’arrivait jamais à retenir.

Il passa par l’entrée principale, face au portail gris — celle qu’il aurait empruntée s’il n’avait pas eu à tirer le chariot. Dans la cuisine, sa mère se retourna en entendant ses pas et lui sourit :

— Bonjour mon fils, j'espère que la chasse a été bonne.

Elle est toujours aussi pâle et a toujours la voix cassée, s’inquiéta encore plus Arnitan.

Myriam était d’une taille moyenne, fine, les joues quelque peu creusées, les cheveux bruns frisés descendant le long de son dos.

— Bonjour Man, oui, notamment grâce à Patan. Deux lapins et une biche, annonça Arnitan, le visage éclairé d’un vrai sourire.

Arnitan avait appris à chasser avec son père et son frère dès l’âge de huit ans. Depuis le début de l’année, il était autorisé à partir seul. La plupart du temps, il ramenait ses prises, mais parfois, il les échangeait au tanneur ou au boucher contre quelques piécettes.

Sa Man continua de sourire en restant distante :

— Vous avez vraiment un don pour la chasse, dit Myriam d’une voix rauque.

Arnitan souriait, les joues rouges de fierté.

— Où est Pa ? demanda-t-il soudain.

— Avec ton frère et ta sœur, à l’échoppe.

Son père, Atlan, vendait de tout : tannerie, mobilier, joaillerie… tout ce qui pouvait se négocier à bon prix. Piré et Céleste, son frère et sa sœur, l’aidaient régulièrement.

Il lui arrivait souvent de quitter Krieg pour d’autres villages, parfois même pour les royaumes voisins. Et à chaque retour, il ramenait des histoires drôles ou des récits de merveilles.

— Je devrais peut-être aller voir s’ils ont besoin d’aide... à moins que tu aies besoin de moi pour autre chose ?

— Justement, répondit sa mère, j’aurais besoin que tu passes chez Gabrielle. Il me faut des feuilles de Roca, pour mon traitement. Il ne m’en reste presque plus.

Gabrielle et le médecin avaient dit que la guérison prendrait du temps… pensa Arnitan.

Il alla vers la porte. En l’ouvrant, il aperçut Patan lancé à toute vitesse derrière les poules. Derrière lui, Myriam éclata de rire, et Arnitan se mit à rire aussi.

— C’est un chien fidèle et un bon chasseur, mais pour ce qui est de m’écouter… on repassera, dit-il en haussant les épaules.

— En effet, sourit Myriam. Et son maître du jour devra aussi s’occuper de le nettoyer.

— Oui Maaannn…, répondit-il d’un ton boudeur.

— Bien. Je vais commencer à préparer le déjeuner avec tes lapins. Ne traîne pas trop au village, j’ai besoin de toi pour le bouillon et la table, ajouta-t-elle d’un ton plus sérieux.

Arnitan hocha la tête et siffla Patan. Le chien hésita, lorgna les poules une dernière fois, puis bondit vers lui.

— Tiens, dit sa mère en lui tendant la main. Prends ces pièces pour Gabrielle.

Il prit doucement l’argent, sentant le tremblement du bras de Myriam. Sans un mot de plus, il partit en direction de la boutique de l’herboriste.

Il faut que je me dépêche…

Il traversa la rue commerçante encore calme, en cette matinée, puis bifurqua dans plusieurs ruelles.

Alors qu’il arrivait devant la boutique de Gabrielle, une voix derrière lui l’interpella.

Il se retourna, mais ne vit personne :

— Tan ! Regarde en hauteur, idiot !

Il leva les yeux, une main en visière, pour mieux distinguer la silhouette qui lui faisait de grands signes, deux maisons plus loin.

Arnitan reconnut aussitôt Draiss, perché sur un toit, avant de le rejoindre, Patan trottant à ses côtés.

— Draiss, tu vas vraiment continuer à hurler chaque fois qu’on se croise ? lança-t-il en souriant à son ami, qui venait de sauter souplement du toit.

Draiss éclata de rire. Il avait les cheveux noirs attachés en une longue tresse qui lui descendait dans le dos, des yeux couleur de charbon, une carrure déjà massive pour son âge — bien différente de celle, plus fine, d’Arnitan. Apprenti charpentier, il passait le plus clair de ses journées à grimper, scier ou porter des madriers.

— Et toi, tu vas toujours faire semblant de ne pas être content de me voir ? répondit-il avec un clin d’œil complice.

Une voix au-dessus d’eux les fit sursauter.

— Je vois que ça papote, là-dessous ! Tu me rejoins ou tu préfères discuter toute la matinée ?

Ils levèrent les yeux. Brethin, le maître charpentier, fixait Draiss depuis le toit, une planche sur l’épaule. Il ressemblait à son fils comme un reflet plus vieux et plus trapu : mêmes yeux sombres, même nez légèrement tordu, mêmes joues rougies par le vent et le travail.

— J’arrive, Pa ! Je venais juste dire bonjour à Tan ! cria Draiss.

Puis, à voix basse, il glissa à l’oreille d’Arnitan :

— On se retrouve tout à l’heure au point habituel.

Ils clignèrent d’un œil à l’unisson, leur vieux signe de connivence.

— Et bonjour à toi aussi, Patan, dit Draiss en riant, alors que le chien bondissait de joie autour d’eux.

— Bonjour, Arnitan, lança à son tour Brethin. Comment va ta Man ?

— Bonjour monsieur Veydran. Elle tient bon, mais la toux et les douleurs persistent. Je vais justement chez Gabrielle, lui chercher des feuilles de roca.

— Eh bien, fais vite. Ta mère peut être fière de toi, répondit-il d’un ton plus doux. Tu vois, Draiss ? Certains aident leur famille pendant que d’autres lambinent.

— J’arrive, j’arrive, Pa ! répondit Draiss en levant les mains.

Quand Draiss eut rejoint son père, il leur fit un petit signe.

— Bonne journée à vous deux !

— À toi aussi, répondirent le père et le fils.

Un sourire aux lèvres, Arnitan reprit sa route.

Et voilà, je me suis encore laissé distraire…

Il accéléra le pas. Le vieux panneau de bois de la boutique de Gabrielle grinçait au vent. Le nom était à peine lisible, effacé par les années.

Il poussa la porte, Patan collé à ses talons. Une bouffée d’odeurs entremêlées — plantes sèches, racines, épices — lui chatouilla aussitôt les narines.

— Combien de fois faudra-t-il que je dise que je ne veux pas de chiens dans ma boutique ? lança une voix à la fois excédée et moqueuse.

— Pardon, madame Gabrielle ! répondit-il aussitôt, repoussant Patan dehors. Tu restes ici, d’accord ? Pas bouger.

Le chien se coucha sur le pas de la porte, la langue pendante.

Va-t-il, un jour, m’écouter ? Arnitan en doutait : Patan ne restait jamais sage bien longtemps.

— Toujours des excuses… grommela Gabrielle en apparaissant derrière le comptoir. Bon, que me vaut cette visite ? Des plantes pour ta mère ? Comment elle va depuis ma dernière venue ? Elle dort mieux ? Elle tousse toujours autant ?

Toujours cinq questions en une… comme d’habitude, pensa Arnitan avec un sourire.

— Elle va un peu mieux, mais la toux et la fièvre ne partent pas. Elle m’a demandé des feuilles de roca.

— Mmmh… Je m’en doutais. Il faudra que je repasse dans cinq jours si ça ne s’améliore pas.

Elle commença à inspecter des placards :

— Bon sang, où ai-je rangé ce fichu sachet ?

Elle se retourna vers les étagères, farfouillant parmi les pots et bocaux avec la précision d’une habitude ancienne.

Gabrielle avait passé la cinquantaine, les cheveux gris foncé tirés en un chignon sévère. Mais ses yeux, grands et vifs, ne manquaient rien.

— Ah, les voilà ! s’exclama-t-elle en brandissant un petit sachet. Une douzaine de feuilles devrait suffire. Tiens, prends ça.

J’espère que ça suffira…

Il sortit quelques pièces de sa poche et commença à les compter dans sa paume.

— Combien je vous dois, madame ?

— Bah, rien pour cette fois. Ces feuilles ne valent pas grand-chose. Prends-les, et veille à ce que ta man prenne bien ses remèdes, dit-elle avec une grimace. Et maintenant, oust ! J’ai encore du travail !

Il la remercia.

Quel caractère ! pensa-t-il en souriant malgré tout.

Il passa la porte... et fronça les sourcils. Patan n’était plus là.

— Et celui-là alors… Quelle tête de mule, soupira-t-il.

Encore une fois, ce chien allait le faire courir dans tout le village.

Il haussa les épaules et se mit à sa recherche.

Un chien aussi massif, ça ne passe pas inaperçu.

Finalement il le retrouva très rapidement. A quelques maisonnées de la boutique de Gabrielle, il était en train de courir après un autre chien… ou plutôt une chienne, aux poils roux, la queue haute et le museau tourné vers l’horizon.

— J’aurais dû m’en douter, dit-il à son chien.

— Rif, t’es passée où encore ? entendit-il, alors qu’une jeune fille apparaissait dans la ruelle. Ah te voilà, et avec qui te retrouves-tu ? dit-elle en regardant tour à tour Patan et Arnitan en souriant.

— Bonjour Gwenn, c’est exactement ce que je pensais, sourit-il.

Gwenn avait de longs cheveux roux, des sourcils fins assortis, et de petits yeux couleur ambre. Elle était un peu plus petite que lui mais aussi fine. Elle portait une robe noire aux motifs rouges, typique de Vaelan, qui dansait autour de ses genoux.

Elle venait d’une famille de pêcheurs et toutes les journées de beau-temps, ils prenaient la mer.

— Bonjour Tan. Ces deux-là n’écoutent jamais, répondit Gwenn tout sourire.

— On se demande qui les a élevés.

Les deux amis rirent à l’unisson.

— La mer a été calme ? demanda Arnitan, plus sérieusement.

Gwenn et sa famille étaient parties il y a deux lunes sur la grande mer.

— La mer a été calme et la pêche abondante, loué soit Talharr. Mais… la nuit de la deuxième lune, on a entendu un grand bruit qui venait de sous la mer, et l’eau vibrait aussi loin que l’on pouvait voir, dit-elle, un air hagard.

Les yeux d’Arnitan scintillèrent :

— La mer a vraiment tremblé ? Comment est-ce possible ? Qu’est-ce que c’était ?

Elle a dû avoir terriblement peur… et moi, je trouve ça fascinant.

— Oui, j’te jure, elle a vraiment tremblé. Jamais vu un truc pareil. Comment et quoi, j’sais pas. J’ai tout de suite posé les mêmes questions à mon Pa et il m’a répondu que c’était un tremblement de terre, répondit Gwenn en levant les yeux au ciel

— Et tu n’y crois pas ?

— Il a pas voulu me répondre. Il voulait qu’on rentre le plus rapidement possible. Je voyais bien qu’il était terrifié, comme je l’étais, et il n’est pas le genre à avoir peur d’un tremblement de terre marin, souffla-t-elle.

Arnitan haussa les épaules.

— C’est étrange, mais ton Pa doit avoir raison, pourquoi il te mentirait ?

— Hmm, peut-être, réfléchit-elle.

— En tout cas, je suis content que tu ailles bien et que tu sois rentrée.

Le regard de Gwenn se planta étrangement dans celui d’Arnitan quelques secondes, puis glissa derrière lui. Mais Arnitan ne manqua pas la teinte rosée qui envahit ses joues. La chaleur lui monta au visage à son tour.

— Avant le coucher du soleil, on se rend au lac de Baddir, avec Draiss, tu veux venir ? Dit Arnitan en changeant de sujet.

Elle parla d’une voix plus grave, comme si quelque chose lui revenait en mémoire.

— C’est interdit d’aller par là. Depuis ce qu’il s’est passé…

Un frisson traversa les deux amis à ce simple rappel.

Une semaine plus tôt, une femme avait disparu dans la forêt, près du lac de Baddir. Les guerriers de Krieg avaient fouillé les bois pendant trois nuits entières.
Ils étaient revenus avec un corps, sans vie, qu’ils avaient ramené à la forteresse.

L’enterrement s’était tenu le lendemain, dans le silence lourd de la douleur, entouré par la famille et quelques proches.

Certains murmuraient que le corps portait d’étranges marques, comme des griffures profondes. Des rumeurs balayées d’un revers par le comte, qui parlait d’un simple accident. Depuis ce jour, les enfants ne pouvaient plus s’éloigner du village, et les adultes n’osaient pénétrer la forêt qu’en petits groupes.

De temps à autre, quelques guerriers s’y aventuraient seuls. Ils revenaient les mains vides, sans jamais expliquer pourquoi ils y étaient allés.

Des histoires circulaient : une créature rôderait dans l’ombre, responsable de cette mort. Mais, depuis, rien d’autre ne s’était produit.

— Pas vraiment, dit-il. On a dit à nos parents qu’on allait vers la rive Ouest. Tant qu’on rentre avant la nuit, on ne risque rien.

— Ça vous ressemble bien, à tous les deux, toujours à désobéir, lança Gwenn en claquant des dents sous la brise glaciale.

— On l’a déjà fait deux fois. Et on est encore là, non ?

Il jeta un regard à Patan et la chienne qui tournaient joyeusement autour d’eux.

— Hmmm, j’sais pas si c’est une bonne idée, murmura Gwenn, inquiète.

— T’as peur de la forêt, Gwennie ? la taquina-t-il.

Elle fit la grimace, haussa les sourcils.

— Arrête avec ce surnom… Je suis sérieuse, on ne sait pas ce qui s’est passé là-bas. C’est dangereux !

Elle traça un trait sous sa gorge avec son pouce, un geste dramatique. — TCHAK !

Arnitan recula d’un pas, feignant la peur.

— Je vois bien que tu ne me prends pas au sérieux, mais tu as raison.

Il serra les dents intérieurement. Il en avait assez de rester cloîtré au village.

— Pourquoi tu me fixes comme ça ? demanda Gwenn, penchant la tête.

— On sait que c’est dangereux, mais je veux pas passer mes journées à faire des corvées. Avoue que toi aussi, t’as envie de venir.

Gwenn prit une grande inspiration, puis expira bruyamment.

— Peut-être, mais…

— Tu as peur qu’une bête nous saute dessus, avoue, rigola Arnitan.

Gwenn serra les dents, un grognement agacé s’échappa d’entre ses lèvres.

— Désolé, reprit-il vite. Il fera jour, on va bien s’amuser. J’ai envie que tu viennes, Gwenn…

Elle rougit soudainement, la peur ayant disparu de son visage.

— Vraiment ? murmura-t-elle.

— Oui. Allez, dis oui ! Et on rentrera avant le coucher du soleil.

— Promis ?

— Promis. Devant la maison du palefrenier, quand le soleil commencera à descendre.

Elle hocha la tête.

Un grand bruit retentit derrière eux, faisant sursauter Gwenn.

— Mince ! Il faut que j’y aille, j’ai promis à mon Pa de l’aider aujourd’hui !

Elle s’éloigna en courant, Rif sur ses talons, vers le marché déjà parfumé d’épices et de viandes fumées.

— A tout à l’heure, cria-t-elle sans se retourner.

— À tout à l’heure… murmura Arnitan, le regard dans le vague, un sourire aux lèvres.
Il avait déjà hâte d’être au lac.

Il jeta un coup d’œil au sac contenant les feuilles de Roca et grimaça.

— Man va me tuer, pensa-t-il, observant Patan qui, comme toujours, semblait comprendre chaque mot. Le chien remuait la truffe, comme pour approuver.

Il soupira, reprit sa route à travers les rues animées du village.
Le marché débordait de légumes et de viandes fraîches, les rires des enfants se mêlaient aux cris des marchands. Une chaleur estivale enveloppait l’air.
Combien de temps avait-il perdu à discuter avec Draiss et Gwenn ? Un instant… mais suffisant pour rendre sa Man impatiente.

Il accéléra vers la maison familiale. Le portail gris apparut au bout du chemin. Dans la cuisine, sa mère s’affairait comme toujours.

— Il t’en a fallu du temps pour ramener des feuilles, lança-t-elle, un sourcil levé, prenant le sac qu’il posait sur la table.

Elle écrasa deux feuilles dans un bol de cuivre gravé d’un serpent.
Arnitan baissa la tête, honteux.

— Désolé, Man… J’ai vu Draiss et Gwenn, on a discuté… Et la vieille Gabrielle avait du mal à retrouver ces fichues feuilles.

— Mme Gabrielle prend soin des habitants de Krieg, et de ta pauvre Man aussi. Mais toi, mon fils… Je croyais t’avoir mieux élevé.

— Je suis vraiment désolé...

Il sortit les pièces de monnaie de sa poche et les déposa lourdement sur la table.

— Elle n’a pas voulu me faire payer. Elle a dit qu’il faudrait revenir dans cinq jours si ça ne va pas mieux.

Sa mère haussa les sourcils, surprise.

— Elle ne t’a pas fait payer ?

— Non. Elle a dit que ça n’en valait pas la peine.

Elle se tut un instant, pensive, puis un sourire apparut sur son visage.

— Tu vois, elle vient de te prouver sa gentillesse.

Arnitan, se sentant un peu bête, ne répondit pas.

— Merci, mon fils.

Puis, comme si elle avait oublié l’ordonnance, elle ajouta :

— Ton Pa, ton frère et ta sœur ne devraient pas tarder. Coupe les carottes qui sont sur la table et mets les couverts.

Alors qu’il coupait les carottes, il vit sa mère verser de l’eau dans le bol, remuer le tout, puis ajouter une pincée de thin. Elle but quelques gorgées, toussa une fois, puis sembla se calmer.

Arnitan se souvint des paroles de l’herboriste.

— Gabrielle a dit que si, dans cinq jours, la maladie est toujours là, elle devrait repasser.

Sa mère réfléchit un instant, puis sourit timidement.

— Encore une preuve…

Elle l’observa finir de couper les carottes.

— Bien, ça suffit, dit-elle. Passons à la suite.

Ils préparèrent le repas ensemble.

A peine eut-il fini de mettre la table que la porte s'ouvrit, et Atlan entra, suivi de Piré et Céleste. Patan se précipita vers eux, aboyant joyeusement. Sa sœur rit et s'agenouilla pour le câliner, avant de se relever, un sourire éclatant sur son visage.

Son père se dirigea vers sa femme.

— Comment ça va aujourd’hui ? dit-il, l’air inquiet.

— Un peu mieux. Arnitan est revenu de la chasse, m’a rapporté des herbes de chez Gabrielle et m’a aidé pour le repas.

Atlan acquiesça, un bref sourire approbateur aux lèvres.

— La chasse a été bonne ?

Arnitan montra le repas et indiqua qu’il y avait une biche sur les planches à l’arrière de la maison.

— Bien, répondit son père avec une lueur de fierté sur le visage. Tu deviens un vrai chasseur, mon fils. La prochaine fois, tu iras avec Brelan. Il t'apprendra à te perfectionner à la chasse, à l’arc... et à l’épée.

Arnitan roula des yeux en soupirant. Brelan. Ce nom seul suffisait à lui glacer le sang.

— Tu vas avoir quinze étés, Arnitan. Tu es un bon chasseur, mais il est temps que tu deviennes meilleur. Il faut que tu maîtrises ton arc en toutes circonstances... et que tu saches manier l'épée. Il faut que tu commences dès maintenant pour les épreuves.

— Je sais déjà manier mon arc et je m’entraîne à l’épée avec Piré, dit-il, un brin de défi dans la voix. En plus mes épreuves ne sont que dans deux ans.

— Je sais ce qui t’inquiète, sourit Piré, les bras croisés. Brelan n’est pas aussi terrible qu’on dit. Tu vas bien t’en sortir.

Mais Arnitan n’était pas convaincu. Il n’avait jamais vu un sourire aussi dur que celui de Brelan, et les rumeurs qui couraient sur ses entraînements le terrorisaient.

— Et puis, continua Piré en rigolant, tu vas bien t’amuser, petit frère. Tu verras.

Arnitan se renfrogna. Il n’avait jamais réussi à battre Piré, et ça le rendait fou de frustration.

— Je vais m’entraîner. Tu ne me battras plus jamais !

— Tu veux parier ? répondit Piré en lui jetant un clin d’œil.

Arnitan serra les dents. Qu’est-ce qu’il m’énerve…

— Tu verras, dit Arnitan d’un air défiant.

Mais avant que le duel fraternel ne reprenne, Atlan les interrompit d’un ton sévère :

— Bon, ça suffit. Piré n’aura plus le temps de t’entraîner, coupa sèchement Atlan.

Piré avait quatre années de plus que lui. Les cheveux courts, couleur bois, des yeux bleu perçant, un nez fin et allongé, et des joues légèrement creusées.

Il ne ressemblait à Arnitan que par une fine cicatrice courant de son sourcil gauche à la pommette.

Piré allait bientôt devoir effectuer plusieurs épreuves pour devenir un chevalier de Krieg.

La cérémonie impressionnait tous ceux qui y assistaient. Elle durait trois jours.

Les deux premiers jours avaient pour but de montrer les capacités à l’épée, à l’arc, à cheval, mais également un combat à main nue.

La troisième journée était effectuée dans la forteresse. Une épreuve dont nul n’avait de souvenir. Ce mystère nourrissait l’inquiétude de tous les futurs candidats.

Pourtant personne n’avait essayé de découvrir ce secret.

Il n’y avait jamais eu de cas de morts lors de toutes les cérémonies passées, au fil des siècles.

Piré regarda Arnitan en souriant tendrement :

— Pa a raison, il faut que je me concentre sur ce qui m’attend.

Ça va me manquer… se dit-il, empreint de nostalgie.

— Mais ne t’inquiète pas, on reprendra notre entrainement dès que je serai devenu un guerrier. Et j’espère que toi aussi tu deviendras plus fort.

Ils se fixèrent du regard, et comme pour sceller leur accord, baissèrent légèrement la tête.

— Bien maintenant que cette partie est résolue. Nous avons quelque chose à fêter, sourit Atlan.

— Quoi donc ? répondirent en cœur Myriam et Arnitan.

— Maintenant que nous sommes tous servis, dit Atlan en regardant tendrement sa femme, il est temps de vous annoncer la nouvelle.

Il se tourna vers sa fille et hocha la tête pour la laisser continuer :

— J’ai été sélectionnée pour devenir apprentie guérisseuse, dit Céleste, son sourire radieux ne quittant pas son visage.

Atlan et Piré souriaient, tandis que Myriam et Arnitan échangeaient un regard complice avant d’éclater de joie.

Myriam se leva d’un bond, prête à se jeter dans les bras de sa fille… puis la toux la coupa net :

— Félicitations Cél ! Je suis tellement fière de toi ! réussit-elle à la féliciter.

— Merci, Man, sourit Céleste.

Céleste avait un été de plus qu’Arnitan. Fine, le visage illuminé de taches de rousseur qui rehaussaient ses fossettes, ses cheveux châtains étaient tressés en une longue natte tombant sur sa nuque

Petite déjà, elle soignait les oiseaux blessés et inventait des potions dans des coquillages.

Chaque jour, elle rejoignait Gabrielle, la vieille herboriste, pour apprendre à reconnaître les plantes, percer leurs secrets, et soulager les maux du village.

Pour devenir apprenti guérisseur, il fallait réussir quelques épreuves mais Arnitan ne se souvenait plus lesquels. Il se souvenait surtout des noms étranges de certaines plantes, qui l’avaient tour à tour amusé et ennuyé.

Le repas se poursuivit dans une ambiance détendue.

Lorsque tout le monde eut terminé, il frotta les assiettes dans l’eau tiède pendant que Céleste les essuyait, leur silence complice empli de chaleur.

— Tu vas à la rive Ouest ? dit Céleste en rangeant les assiettes.

Il sentit un léger pincement au cœur.

— Oui, je dois retrouver Draiss et Gwenn.

Céleste eut un rire.

Arnitan la regarda d’un air inquisiteur.

— Quoi ?

— Tu sais très bien, Tan, le taquina-t-elle.

Les joues du garçon s’empourprèrent.

— Non, je vois pas.

— Si tu le dis, répondit sa sœur toujours un grand sourire aux lèvres.

Il sortit, l’air renfrogné, les joues encore rouges.

— A tout à l’heure, petit frère ! Dis bonjour à Gwenn de ma part.

Il ne prit pas la peine de répondre.

Patan trottina vers lui, la langue pendante. Arnitan s’accroupit pour lui gratter les oreilles.

— Reste ici, Man et Cél auront peut-être besoin de toi.

Le chien jappa doucement avant de repartir vers le poulailler, faisant piailler les volailles comme à son habitude.

Un sourire s’étira sur son visage et il commença à se promener dans le village.

Il passa devant la boulangerie et la boucherie, toutes deux encombrées par une foule de villageois. Les enfants couraient dans tous les sens. Des sabots claquaient sur le sol de pierre noire, des chevaux montés par les chevaliers de Krieg.

Il arriva devant le port, s’aperçut que le soleil commençait sa lente descente.

— C’est l’heure, murmura Arnitan, un sourire espiègle sur les lèvres. Il tourna les talons et s’éloigna du port.

J’espère qu’ils sont là…

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